Libraires et bibliothécaires
une communauté d'avenir
Jean-Claude Utard
Faire l'inventaire de toutes les relations, voire des frictions, entre bibliothécaires et libraires, déboucher sur une meilleure connaissance réciproque et peut-être envisager quelques perspectives communes, tels étaient les thèmes de la journée d'étude que l'Association des bibliothécaires français, groupe de Paris, avait organisée le lundi 1er février à la Bibliothèque publique d'information. Mais la librairie est fort diverse et ses contacts avec la profession de bibliothécaire sont heureusement nombreux, aussi fallut-il trois rencontres successives pour faire le tour des questions.
La préemption, premier litige
Le premier aspect évoqué fut celui de la librairie d'anciens, et il faut se féliciter que les organisateurs aient pensé à cet aspect parfois oublié du commerce du livre, mais fort important en ces temps de développement d'une politique patrimoniale. Ce sujet fut d'ailleurs au centre des réflexions de plusieurs libraires et de Dominique Courvoisier, directeur du Syndicat de la librairie ancienne et moderne (SLAM) : l'Etat préempte trop, contrôle trop, réglemente trop.
Premier litige, la préemption, qui a des effets pervers sur le marché, et décourage les collectionneurs lorsque trop pratiquée. Certes, concédèrent les bibliothécaires présents intéressés et les représentants de la direction du Livre et de la Lecture, il y a eu, depuis 1981, une certaine multiplication des préemptions et des lieux d'affectation des documents ainsi acquis. La préemption a ensuite été favorisée par la loi de 1987 : l'Etat continue à exercer ce droit, mais il peut agir pour le compte et à la demande de la collectivité locale, le document appartenant ensuite de plein droit à celle-ci. Dans ce cadre, certaines erreurs ont peut-être été commises : certains ouvrages régionalistes ou d'auteurs locaux auraient pu être acquis par de simples transactions marchandes. Petit à petit s'est donc formée une politique de préemption : elle doit porter sur des manuscrits, ou des documents rares et chers.
Jean-Claude Garreta (Bibliothèque de l'Arsenal), et Bruno James (Médiathèque de la Villette) cherchèrent à dégager une sorte de code moral des acquisitions : il faut passer par les libraires et par les acquisitions normales pour combler les lacunes d'une collection, la préemption ne devant porter que sur les manuscrits ou livres dont la présence est « indispensable ».
Second point d'accroche, la lenteur du paiement fut alors évoquée (ce ne sera d'ailleurs pas la seule fois en cette journée...), ce point échappant, hélas, au contrôle des bibliothécaires.
Les contrôles que l'Etat exerce quant à la circulation et l'exportation des documents furent enfin longuement abordés, y compris dans le cadre de la nouvelle réglementation européenne qui se met en place. Au-delà d'un certain seuil monétaire, chaque document devra être doté d'un certificat, véritable passeport qui suivra l'objet. Si ce seuil est assez élevé pour les livres (50 000 écus), il est faible pour d'autres, voire inexistant pour certains : tout manuscrit, même un simple autographe, devrait ainsi être muni de ce certificat. Cela impliquant présentation en douane, puis devant un conservateur, puis à nouveau en douane, etc. Bref, les procédures semblent longues et lourdes, et encouragent l'exportation clandestine. Ces points semblèrent faire l'unanimité parmi l'assemblée.
La seconde rencontre portait sur la formation professionnelle. Il s'agissait d'étudier l'image que chaque profession donnait de l'autre, mais aussi d'envisager s'il y avait des possibilités de formations communes, ou en parties conjointes.
Un premier échange démontra que les professions se connaissaient assez mal, bien que quelques progrès soient sensibles en ce domaine : l'ASFODELP 1invite des bibliothécaires à présenter leur profession aux futures libraires ; inversement, des libraires viennent rencontrer les élèves-bibliothécaires préparant le CAFB 2. Enfin, l'ASFODELP et certaines DRAC 3 ont organisé des rencontres entre les deux professions.
Plus largement, la création de nouveaux DUT 4 « Métiers du livre » n'indiquait-elle pas une piste de collaboration ? N'ouvrait-elle pas à une réflexion en commun sur une formation peut-être conjointe ? Ne permettait-elle pas de réfléchir à des sujets communs de préoccupations, voire à des travaux, que semblait souhaiter une partie de l'assemblée présente, sur l'interprofessionnalité ?
Déjà certains thèmes de réflexion semblent intéressants à explorer : l'animation autour du livre, la mise en espace de ceux-ci, les techniques de présentation et de vitrine étaient autant de sujets où les bibliothécaires et les libraires pouvaient s'apporter quelque chose, où il pouvait y avoir échange d'informations et d'expériences.
La seule objection fut soulevée par un libraire : si ce dernier voyait assez bien ce que les bibliothécaires voulaient, il était plus difficile de déterminer ce que réclamaient les libraires, puisqu'aucune obligation de diplôme et de formation n'était, à son regret, réclamée pour ouvrir une librairie.
Marchés et remises
Restait à envisager, l'après midi, le noyau de la discorde : la question des marchés et des remises... Le combat n'eut finalement pas lieu, tous les bibliothécaires présents s'accordant pour souligner qu'ils étaient eux-mêmes tenus par les règles contraignantes des marchés publics, que celles-ci ne faisaient pas leur bonheur, et qu'ils bataillaient souvent pour les moduler et les adapter. François Deguilly (Bibliothèque municipale d'Orléans) déclara que le marché était intéressant pour la « grosse cavalerie », pas pour le reste. Sa ville, convaincue, avait accepté de passer 40 % des acquisitions en hors marché et, pour le reste, la commission des marchés avait inclus la notion de service pour contrebalancer la froide prise en compte de la seule remise.
Nicole Letellier (Bibliothèque de la Sorbonne) vint confirmer que, pour une bibliothèque de recherche, la question de la remise n'était pas essentielle : le bon libraire devait lui fournir un service stable et précis. Elle le jugeait à sa capacité d'accepter des « standing orders », commandes automatiques pour les publications à venir (15 000 collections sont ainsi gérées à la Sorbonne), à prendre des souscriptions pour le compte de la bibliothèque, à retrouver des ouvrages difficiles à localiser et commander, éventuellement pour sa capacité à commander à l'étranger.
D'autres témoignages venaient renforcer ces premières interventions : la capacité des libraires à comprendre la politique d'acquisition de la bibliothèque, leur aptitude au suivi des commandes, en particulier des commandes délicates (ouvrages à diffusion restreinte), étaient, aux yeux des bibliothécaires, bien plus important que le taux des remises.
La Ville de Paris, attendue sur ce sujet, répondait, par l'entremise de P. Grange (Bureau des Bibliothèques de Paris), qu'elle même avait ouvert ses marchés par un récent appel d'offres, très ouvert, et qu'elle escomptait bien des réponses de la part de libraires qui seraient également jugés sur la qualité de leurs services.
Il appartenait alors aux libraires d'apporter leurs expériences. Bien sûr, ceux-ci regrettaient encore les délais de paiement..., mais plutôt que de réitérer leurs doléances, ils insistaient sur le partenariat avec les bibliothèques. F. Vergnon (Librairie Les mots tordus, Evreux), C. Wodiczko (Librairie Sauramps, Montpellier) indiquaient que, certes, leurs remises avaient tendance à baisser et que ce n'était pas sur ce terrain qu'ils essayeraient de battre grossistes et distributeurs, mais que par contre ils étaient prêt à fournir bien d'autres services : fourniture de bibliographies, prêts d'ouvrages pour une animation, « offices » (c'est-à-dire dépôt temporaire d'ouvrages, pour que l'acquisition se fasse livres en mains), possibilité de venir se servir directement sur le stock présent (au risque de perdre alors des achats privés), voire, pour Evreux, montage de manifestations culturelles communes.
L'idée de partenariat intellectuel, le fait de pouvoir se renvoyer, de bibliothèque à librairie, et inversement, les lecteurs et les demandes se précisait.
La conclusion de la journée était œcuménique : il fallait se battre pour une présence plurielle du livre sur tout le territoire, pour un maillage qui présenterait le livre en ses multiples lieux.
La survie du livre et de l'écrit passait par un équilibre global où librairies et bibliothèques étaient partenaires et alliés.