L'espace rural
Simon Cane
Les espaces ruraux : un enjeu culturel. Tel était le thème annoncé des journées organisées par l'Association des directeurs de bibliothèques centrales de prêt 1 cette année à Chambéry. Toutefois, le champ d'étude a été plus vaste et plus modeste que ne l'indiquait le titre. Plus vaste, parce que l'approche des géographes, des juristes et des divers praticiens, qui visait à restituer son contexte à l'action culturelle en zones rurales et à donner des éléments de comparaison, ne s'est pas cantonnée aux questions purement culturelles ; plus modeste, parce que, selon le propos des organisateurs, Charles Micol et Nelly Vingtdeux 2, il ne pouvait être question que de donner des « coups de projecteurs » géographique, juridique et sociologique sur une réalité complexe.
Renaissance rurale
Robert Chapuis, géographe, professeur à l'université de Dijon, commença par faire table rase de clichés largement répandus : la campagne se dépeuple, c'est le monde de l'agriculture, elle est conservatrice, repliée sur elle-même, les équipements y sont médiocres, mais elle reste une société conviviale si tout le monde se connaît. Il emprunta à Bernard Kayser 3 le terme de « renaissance rurale » pour décrire l'évolution démographique des campagnes françaises : depuis 1975, leur population augmente un peu plus que celle des villes. Cette renaissance s'accompagne d'une recomposition sociale : les agriculteurs, deux fois moins nombreux que les « cols blancs », ont souvent perdu le pouvoir, et leur mode de vie, comme celui des autres ruraux, est de plus en plus ouvert vers l'extérieur. Cette ouverture provient autant de la tertiarisation des emplois, de l'immigration des retraités, des résidents secondaires, de la télévision, de la fréquentation des villes et de l'augmentation des départs en vacances que des mutations de l'agriculture. Ces changements entraînent de nouveaux rapports entre individus, notamment en zone périurbaine où les migrants pendulaires importent un mode de vie urbain, mais favorisent une floraison associative lorsque leur intégration au noyau villageois est bonne. Ils entraînent aussi de nouveaux rapports au territoire, un élargissement de l'« espace de vie » aux villages voisins.
En bon géographe, Robert Chapuis ne pouvait manquer de souligner que ces tendances lourdes recouvraient une extraordinaire diversité, qui s'accentue avec la spécialisation de l'agriculture, l'industrialisation, la diffusion plus ou moins grande des résidences secondaires, du tourisme, l'opposition entre la « périurbanisation » et le « délestage des campagnes profondes » et enfin les tendances générales du territoire dont l'espace rural est partie constitutive. A cette diversité spatiale, dont l'élément le plus voyant à l'échelle nationale est une « diagonale du vide » du Nord-Est du Bassin parisien au Sud-Ouest du Massif central, s'ajoute une diversification de la société dynamisée à la fois par un processus d'intégration à la société globale, qui rapproche le mode de vie des ruraux de celui des urbains, et par un processus de résistance des sociétés rurales, au niveau de chaque village. Robert Chapuis, largement optimiste pour l'avenir des campagnes périurbaines, l'est même pour le rural profond ; il souligne que les faibles densités de population ne sont pas un obstacle à la qualité de vie si les moyens sont suffisants. Partout, le mode de vie rural devrait continuer à se rapprocher de celui des citadins.
Cette intervention a largement anticipé celles d'autres intervenants. Jean Lemonnier, présentant le lendemain le CELAVAR (Centre d'études et de liaison des associations à vocation agricole et rurale), à la fois groupe de réflexion et lobby, a exposé les analyses de son organisme : elles rejoignent largement celles de Robert Chapuis. Le surlendemain, Michel Duvigneau, « Monsieur campagne » au ministère de la Culture, qui s'inquiétait d'éventuelles divergences avec l'étude géographique, a tenu des propos qu'on aurait pu croire extraits de l'intervention du géographe.
Objectivement, ces analyses ne sont pas contestables : ce qui l'est en revanche c'est la connotation optimiste qu'ont voulu leur donner tous ces orateurs et qui paraîtrait presque injurieuse à de nombreux ruraux dont l'évolution constatée remet véritablement en cause la vision du monde. Ce n'est pas une raison pour baisser les bras, et tous les autres intervenants ont parlé d'une manière ou d'une autre des nécessaires coopérations sans lesquelles l'avenir de nos campagnes serait encore plus sombre ou plutôt moins totalement radieux.
Synergie des énergies
C'est ainsi que le « coup de projecteur » juridique a essentiellement éclairé le domaine de l'intercommunalité. A Dominique Deporcq, avocat et maître de conférences à l'IEP 4 de Lyon, revient de présenter la loi du 6 février 1992 qui crée notamment les communautés de communes et place la coopération intercommunale dans le cadre obligatoire d'un schéma départemental élaboré par une commission d'élus présidée par le Préfet 5. Au départ, le gouvernement avait trois objectifs : faciliter le contrôle de légalité rendu inopérant par le nombre de compétences déléguées par les communes, rationaliser la coopération intercommunale (qui, jusqu'à présent, constitue un écheveau inextricable de 18 000 structures regroupant dans le plus grand désordre nos fameuses 36 700 communes), favoriser l'émergence d'une intercommunalité « stratégique » à base d'interventions économiques et d'équipements structurants, alors que la coopération antérieure reposait surtout sur des services comme les ordures ménagères, l'assainissement, le ramassage scolaire, etc.
Le deuxième objectif ayant été immédiatement abandonné, au total, pour Dominique Deporcq, la loi pose plus de problèmes qu'elle n'en résoud. Il analyse l'attitude des élus à partir du choix qu'ils font entre les quatre régimes fiscaux possibles : le succès des formules intermédiaires, gardant un minimum d'efficacité à l'intercommunalité et un pouvoir important aux communes, est caractéristique d'une audace prudente. On se réunit davantage par crainte d'un voisin trop puissant que pour constituer une entité adaptée à l'aménagement du territoire et on veille d'abord aux intérêts matériels et moraux de sa commune. Françoise Gerbault, chargée de recherche à l'IEP de Grenoble est plus optimiste : elle montre les opportunités offertes par la loi et dont a su se saisir, par exemple, la petite association des élus de montagne, afin de proposer des projets véritables. L'essentiel de la loi tient peut-être dans le nouveau rapport de forces qu'elle constitue entre les élus qui pourront se tailler des fiefs à leur mesure et les préfets qui arbitreront. Pour les bibliothèques, rien dans l'immédiat : aucune communauté de communes n'a choisi la compétence optionnelle d'équipement culturel, sportif et scolaire ; mais, par la suite, nous pourrons trouver facilement des interlocuteurs pour faire aboutir des projets ambitieux impliquant par exemple la création d'emplois professionnels en zone rurale.
Deux autres types de réseaux étaient présentés ensuite, avec lesquels certaines BDP 6 coopèrent et auprès desquelles toutes espéraient s'instruire.
Le président des directeurs départementaux de la musique, venu des Hauts-de-Seine, n'était pas vraiment un rural, et son réseau devait essentiellement répartir la manne départementale. On sait que les réseaux d'irrigation sont d'autant moins élaborés que l'eau est abondante. C'est peut-être pourquoi son exposé, intéressant, paraissait déplacé ici.
Nous nous sommes peut-être plus reconnus dans l'intervention de Monsieur Senez, directeur départemental de la Poste de la Loire, bien qu'il se considère avant tout comme un chef d'entreprise, heureusement encore soucieux du service public autant que de la rentabilité des deniers de l'Etat. Il développe le travail avec les élus et l'offre de service fait l'objet d'un schéma départemental qui vise, tout en atténuant le déséquilibre entre zones rurales et urbaines, à adapter le réseau et les horaires aux besoins du public, et à le moderniser. Il cherche également à impliquer directement les petites communes par la création d'agences postales moins onéreuses qu'un vrai bureau de poste : la commune s'occupe du local, la Poste de la formation... C'est l'ensemble de ce travail avec les élus que Monsieur Senez désigne sous le nom de « synergie des énergies », plus que la polyvalence des bureaux de poste à laquelle il ne croit pas (à chacun son métier...).
On aura compris que, s'il n'a pas été beaucoup question de bibliothèques au cours de ces journées, chaque interlocuteur a renvoyé les bédépistes aux problèmes d'organisation de leurs réseaux. Ce regard sur notre environnement et sur des pratiques différentes qui s'organisent dans le même contexte a été salutaire, car cette pratique qu'un auteur aujourd'hui fort décrié appelait « analyse concrète de la situation concrète » nous éloigne d'un discours quasiment humanitaire qui est un des meilleurs alibis de l'inefficience.
Jacques Bouchard allait enfoncer le clou en présentant les bibliothèques centrales de prêt (BCP) québécoises - essentiellement celle des Laurentides, dont il est le directeur - « d'un point de vue socio-affectif empirique » dans le cadre des réalités rurales québécoises. Bien qu'il nous ait mis en garde contre tout transfert abusif d'une réalité à l'autre, il a reconnu une large similitude entre la réalité décrite par le géographe français et celle qu'il connait : seules les distances sont sans commune mesure.
Le statut de nos établissements nous sépare davantage : les BCP québécoises sont des « compagnies privées » sans but lucratif qui fonctionnent comme des coopératives entièrement au service de leurs membres, statut de PME 7 qui présente des opportunités différentes de celles d'un service au sein d'une administration. Les BCP se sont développées avec le réseau des bibliothèques publiques à partir de la « révolution tranquille des années 60 », quand le Québec a rattrapé en une dizaine d'années un siècle de retard en matière de scolarisation. Elles s'inscrivent dans les objectifs des élus d'attirer les gens dans leurs villages en leur montrant qu'ils auront les mêmes services qu'en ville, et dans l'habitude d'entaide qui compense les capacités financières limitées.
Leurs missions (consultants-experts, fournisseurs de biens culturels, soutiens et animateurs des réseaux, coordinateurs du partage des ressources entre membres, centres de ressources) sont fixés par la loi. Leur statut de compagnies privées rend leur travail nécessairement plus incisif : l'emploi des salariés n'est garanti que si les ressources, dont 20 à 40 % proviennent des municipalités, ne baissent pas de 7 %. Aussi doivent-elles être très attentives à leur image.
Pour l'avenir, Jacques Bouchard distingue plus de raisons de développement (le vieillissement de la population qui entraîne davantage de temps libre, la hausse des besoins en formation continue, le transfert de responsabilités vers les gouvernements locaux) que de régression (l'érosion du tissu social avec les départs vers la ville, l'appauvrissement des petites collectivités, et l'augmentation du nombre des résidents secondaires qui demandent davantage d'activités culturelles que de services permanents). Il prévoit le développement du travail en réseau nécessaire pour satisfaire les besoins, d'autant que l'évolution des bibliothèques affichées manifeste une tendance nette, pour le plaisir du bibliothécaire « socio-affectif qui ne veut pas vivre au socio-culturel » : « On va vers la bibliothèque d'information ». Il reste donc aux bédépistes français à faire en sorte que tous les ruraux trouvent dans leur « espace de vie » une bibliothèque digne de la BPI 8, le prêt en plus.
Françoise Gerbault, concluant ces journées, posait la question de fond : « Y a-t-il une spécificité du rural ? ». Vous connaîtrez la réponse en lisant le compte rendu intégral de ces journées qui sera publié dans le courant de l'année, mais sachez qu'elle ne remet pas en cause les conclusions de notre collègue québécois.