La bibliothèque de France à mi-parcours

de la TGB à la BN bis ?

par Claude Jolly

Jean Gattégno

Paris : Editions du Cercle de la librairie, 1992. - 264 p. ; 21 cm.
ISBN 2-7654-0512-3 : 125 F.

Dès le titre ou, plus exactemet, le sous-titre de l'ouvrage, l'auteur indique le sens de son propos : le projet de « Très grande bibliothèque » lancé en juillet 1988, avec ce qu'il comportait d'ambitions, d'innovations et de visées démocratiques n'est-il pas en train, par infléchissements successifs, de se transformer en une autre chose qui ne serait pas sans rappeler le projet, plus modeste, de BN bis, objet d'une communication en conseil des ministres à la fin de la période dite de cohabitation ? Jean Gattégno ne répond pas de façon totalement tranchée à cette question, mais il ne dissimule pas que cette perspective est pour lui, et après son départ du poste de délégué scientifique de l'établissement constructeur (mars 1992), un sujet d'inquiétude. Une situation budgétaire moins brillante qu'en 1988, les réserves ou les critiques persistantes d'une fraction notable et éminente de la « communauté scientifique » et enfin le « calendrier politique » lui paraissent donner « une certaine vraisemblance » (p. 7) à cette hypothèse.

Des rebondissements trop nombreux

Aussi l'auteur se demande-t-il si la suite des événements qui ont ponctué la vie du projet depuis l'origine ne sont pas reliés entre eux par une sorte de logique souterraine, propre à déboucher à terme sur un « recentrage » et certaines révisions déchirantes.

C'est l'objet de la partie historique, fort intelligemment conduite, de l'ouvrage et il est vrai que les rebondissements ont été trop nombreux pour ne pas être riches de sens. A cet égard, la simple énumération des plus importants d'entre eux parle d'elle-même :
- août 1989 : les pouvoirs publics tranchent la question de la « césure », en décidant de transférer à la Bibliothèque de France la totalité des imprimés de la Bibliothèque nationale. Par ce simple fait, les rapports entre la BN et la BdF sont appelés à se modifier profondément, mais, ainsi que le souligne Jean Gattégno, peu de gens en prennent alors conscience ;
- octobre 1990 : le président de la République précise que les deux niveaux publics de l'établissement devront correspondre à deux types de missions et d'usagers bien distincts (les chercheurs type BN, d'une part, tous les autres, d'autre part) ;
- octobre 1991 : un rapport est demandé au Conseil supérieur des bibliothèques qui le remet en janvier 1992 ;
- mars 1992 : il est procédé au remplacement du délégué scientifique de l'établissement constructeur ainsi qu'à la mise en place d'une mission, chargée notamment d'évaluer les moyens nécessaires au fonctionnement de la future BdF, et d'une commission, présidée par André Miquel, chargée de faire des propositions sur le contenu du projet.

Tous ces événements, sur fond de polémiques et sous l'effet de groupes de pression (qui s'expriment par l'intermédiaire des article du Débat, de la pétition lancée à l'initiative de Georges Le Rider et, d'une certaine façon, de l'opposition qui se fait jour entre la BN et la BdF) vont, selon Jean Gattégno, contribuer à faire oublier l'enjeu initial et déboucher sur ce qui pourrait n'être en définitive que le déménagement et la modernisation de la Bibliothèque nationale.

Une instabilité chronique

La mise à jour des raisons profondes de l'« instabilité chronique » de ce gigantesque chantier intellectuel et des pesanteurs qui pourraient conduire à le réorienter constitue le second objet du livre et est notamment traitée dans la troisième partie (« Critique et autocritique »). Faisant preuve d'une grande honnêteté intellectuelle et d'un souci délibéré d'éviter la « langue de bois », l'auteur en décèle plusieurs et s'attache à les analyser : une construction administrative « baroque », qui s'est traduite par une multiplication totalement déraisonnable des instances de décision, multiplication incompatible avec une logique efficace de « management » d'un tel projet ; « l'illégitimité » de l'équipe de l'établissement constructeur, chef d'accusation que l'auteur récuse, mais dont il constate la réalité à travers ses effets ; une politique de communication désastreuse qui a privilégié la polémique là où l'on attendait des explications techniques et des dossiers nourris (c'est d'ailleurs en partie pour corriger cette erreur qu'il dénonçait de l'intérieur, que l'auteur présente, dans une deuxième partie intitulée « Problématique » les principaux résultats du travail de programmation mené par l'établissement constructeur) ; la solidité de certains groupes de pression, confortés dans leur position dès lors qu'il devient clair que la BdF a pour vocation première de reprendre l'héritage et les missions de la BN.

Une équipe monocolore

Ce tout dernier point est déterminant et il se pourrait bien en effet que beaucoup de difficultés viennent de ce que l'on a pensé pouvoir mener à bien la « transfiguration » de la BN sans cette dernière, voire contre elle ! Il s'agit là sans doute d'une erreur stratégique majeure, et, sur cette question, le témoignage de l'auteur et la perception qu'il a des problèmes montrent bien que l'établissement constructeur n'a cessé d'être travaillé par une contradiction dont il n'est pas encore sorti, mais dont il devra bien sortir tôt ou tard. Des difficultés graves étaient inéluctables à partir du moment où les cadres de la BdF, tout en reconnaissant une réelle compétence scientifique à la BN, portaient sur cette dernière un jugement aussi négatif. Une même erreur de perspective n'a-t-elle pas aussi présidé à la constitution de l'équipe chargée de concevoir la nouvelle bibliothèque ? Citons ici Jean Gattégno : « Je fis appel, pour l'essentiel, à des bibliothécaires venant des bibliothèques publiques, à la fois parce que je les connaissais mieux [...] et parce que je savais que, aguerris par une dizaine d'années d'expansion et d'innovation dans le secteur de la lecture publique, ils apporteraient l'enthousiasme et la compétence dont nous avions besoin » (p. 34). Ayant été - précisément sous l'autorité de Jean Gattégno, dont le mandat de directeur du livre et de la lecture (1981-1989) s'identifie avec un développement sans précédent de la lecture publique - un acteur de ces années d'expansion et d'innovation, je serais particulièrement mal venu de contester la très grande valeur de tous ceux qui ont participé à cette aventure. Fallait-il pour autant constituer une équipe « monocolore » et riche d'une expérience pour une large part assez différente de celle que l'on acquiert dans une bibliothèque nationale ou une bibliothèque de recherche ?

Au total, ce livre court et écrit « à chaud », mais qui n'est jamais « rapide », ne fournit pas seulement un excellent historique des quatre premières années de la BdF et ne présente pas seulement une très bonne synthèse de l'état des dossiers. Il a aussi une double vertu : il expose « de l'intérieur » les principes qui ont présidé aux options fondamentales de l'établissement public constructeur et qui n'avaient sans doute jamais été présentés aussi nettement ; et surtout il met le doigt sur les vraies difficultés dont on ne sortira que par une franche clarification.