Une histoire de la communication moderne
espace public et vie privée
Patrice Flichy
ISBN 2-7071-2074-X
Enrichi de l'approche kuhnienne du paradigme et de la notion habermassienne d'espace public, l'auteur, chercheur au Centre national d'Etudes des télécommunications et directeur du Groupe de recherche sur la communication du CNRS, nous propose une analyse particulièrement dense de la communication moderne, illustrée par un grand nombre d'exemples et de références et ce de la première à la dernière page. Dans une perspective historique trois grandes parties sont annoncées : la première qui montre comment l'on passe de la communication d'état à la communication de marché (1790-1870), la seconde où l'on va voir se développer la communication à l'intérieur de la cellule familiale (1870-1930) et la troisième qualifiée de communication globale couvrant la période contemporaine (1930-1990).
Approche technique et logique sociale
Le but avoué, réconcilier approche technique et logique sociale, fait commencer ce livre avec le télégraphe optique de Chappe, découverte portée par le ferment de la Révolution française, le souci de cohérence nationale et les nécessités militaires de l'époque. Les idées de la Révolution (restructuration de l'espace national, universalité, rationalité...) vont se concrétiser dans le monopole d'Etat sur le télégraphe, qui durera en France jusqu'au milieu du XIXe siècle. Celui-ci sera battu en brèche par les nécessités de la communication de marché, liée à l'apparition des bourses de commerce, au développement du chemin de fer, à la multiplication des échanges et à l'émergence de la conception libérale de l'Etat. Bien entendu celui-ci conserve le monopole technique du réseau comme en France, ou nationalise comme en Angleterre, mais l'idée de communications privées véhiculées par le réseau d'Etat est maintenant acquise. Ceci correspond par ailleurs au passage du télégraphe optique au télégraphe électrique.
Après la communication d'Etat puis la communication commerciale, l'auteur montre comment la communication va peu à peu investir la sphère privée des citoyens et plus particulièrement la cellule familiale grâce à des inventions tels que le phonographe, la photographie, puis le téléphone et la radio. Cette époque correspond à la structuration d'un nouvel espace familial, la privacy victorienne. Une coupure entre la famille et le monde professionnel s'établit et la production industrielle se développe sur le marché de la consommation des ménages. Parallèlement se développent des spectacles publics, comme le théâtre et le cinéma, qui vont être autant de fenêtres s'ouvrant sur le monde. Ainsi, le téléphone, qui est au début d'un usage strictement professionnel, pénètre rapidement l'espace privé et concurrence le télégraphe. L'usage initial, envoyer des ordres ou des commandes de sa résidence, se déplace progressivement vers une sociabilité à distance, modèle qui finit par s'imposer dans les années trente.
La radio
La radio, technique carrefour, sera enrichie de la découverte de plusieurs chercheurs. Les ondes, sortant des laboratoires de physique, vont devoir trouver un usage technique puis un usage social. La sphère technicienne entrera en collusion avec la sphère économique et sociale de la demande. Les premières applications de la TSF dépasseront le stade expérimental pour s'appliquer au champ de la marine militaire puis civile avant d'être systématisées par la célèbre compagnie d'assurances maritimes Lloyd's. Dès 1907, toutes les grandes lignes transatlantiques sont équipées. Le financement militaire, comme pour le télégraphe optique de Chappe et plus tard l'informatique, va faciliter la phase de démarrage. L'usage en sera ensuite consolidé par l'emploi qu'en feront les grandes compagnies, comme l'a été le télégraphe étroitement lié à l'apparition des chemins de fer.
La technique peut alors se greffer sur une organisation préexistante et bénéficier d'un démarrage important avant d'étendre très rapidement son réseau et d'enrichir son usage : il suffira de quelques années (1921) pour que la TSF, qui avait pour unique usage la télécommunication point à point, devienne l'un des principaux support de la culture de masse. La radio permet, en devenant un instrument de loisir à domicile, de s'intégrer à la société et correspond bien à cette deuxième phase de l'organisation du divertissement dans la sphère privée.
La communication globale
La dernière étape est celle de la communication globale caractérisée par la fin de l'ère des inventeurs-entrepreneurs au profit des grandes structures de recherche et développement, capables de mettre en place des stratégies de lancement sur les marchés. Cette époque est marquée par la mutation des centraux téléphoniques, l'apparition du transistor, le développement de la télévision et de l'informatique, l'apparition de la fibre optique, la montée en puissance de l'électronique, pour aboutir à ce que d'autres auteurs ont appelé l'impérialisme de la numérisation. Cette partie, de par la complexification des techniques et des questions traitées est naturellement la plus ardue et il est vrai que l'analyse peut manquer de recul historique qui rendent les deux premières parties si claires et limpides, tout particulièrement en ce qui concerne le brillant éclairage que nous donne Flichy de l'impact des idées de la Révolution française. Le fait d'ailleurs que l'auteur prenne le parti de se limiter à l'observation des transformations de la communication privée dans cette dernière partie démontre bien l'ampleur de la tâche pour qui veut se consacrer aux effets et usages de ces nouvelles technologies de plus en plus élaborées et complexes. L'auteur centre donc son analyse sur la sphère familiale et individuelle, en faisant remarquer que cette troisième époque correspond à une individualisation de l'espace public. Le cinéma reste le dernier lieu du spectacle collectif .
Etre seul avec tous
La jeunesse va trouver dans le microsillon, le transistor et le rock une véritable identité culturelle. La famille se transforme alors, selon l'expression de M.F. Kouloumdjian en un « foyer juxtaposé », où chaque membre de la famille peut écouter la musique qui lui plaît. Cette individualisation de l'usage, prolongée avec l'apparition des baladeurs, permettra à leurs utilisateurs d'« être seul tout en étant ensemble ». Ce phénomène se retrouve dans la multiplication des récepteurs de radio et de télévision dans les foyers et la pratique du zapping devient le symbole d'une pratique hautement individualisée.
Cette individualisation de la réception gagne sans cesse des espaces nouveaux, tout en devenant mobile, comme le sont l'auto-radio, le radio-téléphone ou l'ordinateur portable. Ainsi l'espace privé devient de plus en plus un lieu d'appropriation de l'espace public ou professionnel et l'on assiste à la superposition de deux sociabitités : l'une immédiate, souvent atrophiée et l'autre médiatisée. On pourrait dire que l'individu devient de plus en plus un citoyen du monde tout en étant de plus en plus seul, ce qui serait un peu la conclusion finale de cette dernière partie et de l'ouvrage en général.
Il ne reste plus alors au lecteur qu'à refermer la dernière page de ce livre, non sans avoir été impressionné par les références bibliographiques quasi inédites et à sortir de ce monde vertigineux de la communication moderne dans lequel nous a entraînés l'auteur, où s'entrechoquent logiques techniciennes et sociales, d'usage et de création, d'état et de marché, d'espace public et de sphère privée, de champ scientifique et de paradigme technologique et ceci au fil d'une infinité d'acteurs et de médias qui viennent prendre spontanément leur place dans cette histoire fabuleuse de la communication, au cours de laquelle, seuls le livre et la presse n'ont pas eu peut-être la place qu'ils auraient méritée. Subsiste alors le sentiment d'une problématique particulière, « une problématique à la Flichy », dont l'essence serait de comprendre et d'appréhender les conditions techniques, économiques et sociales liées à l'émergence historique des moyens de communication.