Le livre et l'architecture
Anne-Marie Filiole
« Le livre tuera l'édifice » écrivait Victor Hugo dans Notre-Dame de Paris, regrettant le temps où l'histoire s'écrivait dans la pierre. Il n'en a rien été. Bien au contraire. Livre et architecture continuent de vivre et de séduire, de se séduire aussi l'un l'autre dans un dialogue d'une rare complexité, jeu de miroirs, analogies, rappels, métaphores... Le texte « se construit » sur la page à travers rythmes et échaffaudages 1, « l'architecture s'écrit » (s'écrie) comme la fiction, avec des signes, des symboles, des scansions. « Bâtir est un exercice périlleux de traduction, de transposition, de transfert » dira ce jour-là Marc Bédarida, architecte, « la construction, une éternelle reprise, retentation constante de dire la vérité ». En 1938, Labrouste inscrit sur la façade de la bibliothèque Sainte-Geneviève les noms d'écrivains tirés des catalogues, interface entre les livres et la ville. A la fin des années 30, l'Italie dédie un édifice entier à Dante et sa Divine comédie, transposant le rythme et la structure ternaire du texte (Enfer, Purgatoire, Paradis) en un voyage physique tripartite...
L'espace urbain
Elan, déploiement de force plus ou moins concerté, la cité se développe en accumulant les strates comme un livre ses pages. Des signes émergent de son histoire dictant le choix des caractères. Dynamisme et tradition. Alchimie de la création qui doit « actualiser le langage puisé dans l'histoire, fédérer ce qui existe » (Albert Longo, architecte). L'architecture est toujours une réponse d'ordre urbain, qui doit penser la ville et la révéler, un « miroir qui reflète l'âme du citadin ».
En s'intégrant dans le projet d'aménagement d'un quartier, ou en s'insérant dans des volumes préexistants à restaurer, la bibliothèque transmute l'influence de l'environnement. « La bibliothèque doit être une résonnance ». A Nancy, la médiathèque s'est installée dans la manufacture de tabac reconvertie. « Rencontre d'une actualité et d'un passé » (Christian François, l'architecte). Cube articulant deux anciennes structures, elle est liaison, communication, facilement repérable dans la ville. Pour permettre un fonctionnement cohérent, Christian François a gardé la composition répétitive du bâtiment, diversifiant les espaces par l'introduction minutieuse et soignée du détail (dimension tactile, texture et matériau), de petits coins lecture douillettement baignés de lumière naturelle dans l'embrasure des fenêtres : un immeuble traité comme un meuble, en exercice de style.
Imaginaire livresque
Comme l'architecture, la fiction contemporaine se laisse étrangement fasciner par son ombre : le livre et les lieux du livre. Croissance massive du thème... poursuivant la sempiternelle image d'enfermement. La bibliothèque devient inaccessible, indéchiffrable, fantasmatique, irrationnelle, menacée de mort et de destruction, les lecteurs y font de curieuses rencontres et lisent d'étranges manuscrits, recherchant un secret ou un assassin, la bibliothécaire cesse d'être bibliothécaire et découvre la vie 2... Négation du livre et du lieu, détournement livresque, objet « déréalisé » (Jean-Marie Goulemot, université de Tours). Bibliothèque babélienne, labyrinthe borgésien, monstrueuse autarcie où « Le » livre perdu détiendrait « La » vérité... « Si nous osions construire une architecture à la lumière de notre âme, ce devrait être un " labyrinthe " », disait déjà Nietszche.
Les élancements fantastiques des « Cités obscures » projetés ce jour-là par Benoît Peeters et François Schuiten 3 sur un conte à deux voix sortaient tout droit de cet imaginaire anarchique où le livre pousse en générations spontanées, dévore la ville, éclate portes et chaussées, engloutit le réel sous le rêve et la démesure...
L'imaginaire de Jean-Marie Goulemot est en parfaite correspondance avec cet antre obsessionnel, ce « cimetière » où il « redonne vie à des corps embaumés ». Visiteur boulimique de toutes les bibliothèques, nationales, municipales, universitaires, de France et de Navarre, il éprouve le vertige troublant de l'érudit gourmand devant « l'alignement des veaux, des maroquins et des basanes » et se régale de voir passer « les magasiniers dans les travées, comme les machinistes au théâtre »... Plaisir ému du temps perdu et retrouvé grâce aux mémoires de l'imprimé sédimentées par les couches des classements successifs... Plaisir physique de goûter ce silence propice à la méditation, le même qu'au musée ou à la cathédrale, en pratiquant un culte qui « permet d'accéder à la culture et au savoir » et en s'appropriant « charnellement » l'objet conservé.
L'univers du lecteur
Cité des livres « contradictoire et impudique » qui exhibe « ses entrailles de papier, d'encre et de cuir », lieu d'intense bonheur individuel pour ce chercheur invétéré, la bibliothèque est, pour Michel Maffesoli (Sorbonne), un espace intensément relationnel. Ce sociologue y sent « le génie du lieu » post-moderne où prévaut le « temps einsteinisé » (contraction en espace) et la « construction sociale de la réalité » si typique de notre temps, soit l'espace « d'abord vécu, construit, partagé avec d'autres », « ici et maintenant », dans l'opportunité, permettant à ceux qui l'éprouvent esthétiquement 4 d'être reliés entre eux. Un « espace de la célébration », dirait Rainer Maria Rilke, un « lien » vivant d'intersubjectivité, suggère Michel Maffesoli. « L'intensification de la vie des nerfs » (Georg Simmel) constitue la métropole...
Il est de « hauts lieux où une société se reconnaît pour ce qu'elle est », comme la Cité des sciences et de l'industrie de la Villette, les Halles ou la Sorbonne ; il en est de petits, au quotidien, café ou salle de gymnastique, « territoires pétris d'affects et d'émotions communes » où chacun vit le monde en tant qu'« être fondamental avec l'autre », transcendance immanente, concentration d'« attitudes eucharistiques, communielles », paroles de la ville. Parlant des lieux, l'architecte de Paul Valéry disait, dans Eupalinos : « Les uns sont muets, d'autres parlent, enfin d'autres chantent... ». Le chant de la pierre indique que le lieu est vécu, investi, qu'il est espace d'expériences, célébration d'un mystère entre initiés, le mystère étant ce qui unit les initiés. « Nos mégalopoles sont des concaténations de " lieux-dits ", qui, étant dits, créent la société qui les dit ». Ensemble constitutif de références communes formant un vaste réseau symbolique, lieu chargé d'intentionalité concentrant « l'être ensemble », la bibliothèque est de ceux-là.
Si elle n'était autrefois qu'un rassemblement de livres et n'existait qu'en fonction de ses documents, elle est aujourd'hui toute conçue pour être ce « lieu de vie » (Jean-Jacques Rizzotti) et entretient avec ses lecteurs de vrais « rapports de convivialité » (Michel Melot, vice-président du Conseil supérieur des bibliothèques). Il est vrai qu'« il y a de la rondeur dans une bibliothèque », car, si les livres sont « carrés » , les lecteurs, eux, sont « ronds ». La Bibliothèque publique d'information est un lieu exemplaire « de communication », « de parole » et même « de consommation » (!) En total accès libre, elle est construite, comme beaucoup de nouvelles créations, dans un complexe multiculturel et « allonge le temps »... Certains finissent par y vivre. Passant en revue ses nombreuses qualités, Michel Melot ne peut s'empêcher de rêver plus loin : « La meilleure bibliothèque serait celle où chacun se sentirait attendu, chez lui, dans son coin, à son heure, avec son sandwich »...
Réelle virtualité
Si ce modèle n'existe pas encore, les nouvelles bibliothèques sont de plus en plus acueillantes. Modulables et transparentes, flexibles, luxueuses et confortables, elles appliquent, 2 000 ans plus tard, les principes de Vitruve : « Commoditas, soliditas, voluptas ». Les espaces sont vastes, les circulations faciles, la visibilité immense. La Bibliothèque de France, avant tout « site, lieu, place » dans l'esprit de son architecte Dominique Perrault, est « une espèce de générosité » (car « à Paris, le luxe c'est le vide ») ouverte sur la Seine, dont les « quatre éléments d'angle marquent la présence du bâtiment, mais aussi son absence ». Espace virtuel « en contact avec la ville, mais pourtant à l'écart », habillé d'humanité et de sensualité, avec un jardin intérieur pour la méditation et une esplanade en bois pour donner rendez-vous aux citadins...
Pensée globalement sur un principe d'homologie, c'est un travail de variation à partir d'un thème, la Bibliothèque nationale. « D'une seule peau », sans distinction de perception entre le haut, le bas et les côtés, le dedans et le dehors, c'est un système de plans transparent qui peut inclure toutes les données actuelles et toutes les expériences futures. La diversité des éléments créera des lieux successifs qui ne s'excluront pas les uns des autres, l'espace sera diversifié par un jeu de mezzanines abritant des carrels où les chercheurs pourront trouver toute l'intimité requise. Des bâtiments vivants, « qui n'ont d'échelle que l'usage qu'on en fera ».
L'architecte et le bibliothécaire n'ont pas fini de « conjuguer leurs talents », (Marie-Françoise Bisbrouck, DPDU), chacun « apprenant à décoder le langage de l'autre » et son appréhension spécifique du lieu, pour parfaire l'accueil, l'esthétisme et la fonctionnalité. Depuis 20 ans, « l'essor en bâtiments » manifeste des bibliothèques publiques a projeté une nouvelle image de l'institution et réveillé les ambitions. Bordeaux, Villeurbanne, Corbeil... Bientôt Nîmes, Poitiers, Saint-Etienne... Etonnant « saut quantitatif mais surtout qualitatif ». Même les centrales de prêt, souvent reléguées dans des zones industrielles avec la tâche ingrate de stocker des collections et d'entreposer de grands véhicules, arborent des formes très séduisantes...
Côté bibliothèques universitaires, le schéma 2000 promet de beaux lendemains, avec ses 150 à 200 000 m2 de constructions supplémentaires.
Période faste s'il en est pour les uns et pour les autres, rencontre passionnante avec des architectes que la problématique du sens, de l'utopie, de la mémoire ne laisse pas indifférents, tels Jean-Jacques Rizzotti, et qui mettent tout en oeuvre « pour comprendre l'ultime geste du lecteur qui se saisit du livre ».
Ce qui nous assure encore de belles pages...