Le savoir pour l'Europe
Martine Poulain
Le savoir pour l'Europe : bibliothécaires et éditeurs coopèrent. Tel était le thème d'une rencontre organisée à Bruxelles des 11 au 13 novembre derniers par deux associations européennes de bibliothécaires et d'éditeurs 1.
A l'origine de ces rencontres : une fois encore le contexte de l'explosion des technologies, allié dans la plupart des pays (il serait temps de réfléchir à la provisoire « exception française » en ce domaine) à des restrictions budgétaires qui n'en finissent plus.
Dans la jungle des technologies
Les effets de l'une et des autres se cumulent de manière quelque peu cahotique : si les technologies doivent, en théorie, permettre d'abaisser les coûts de production, les baisses des ventes de certains produits éditoriaux (monographies ou périodiques) ont des effets contraires. De plus, journaux électroniques naissants et toutes formes d'édition non traditionnelle obligent à repenser production et diffusion des informations. Les pratiques et savoir-faire de chacun s'en trouvent modifiés. Pour Sir Elliott, d'Oxford University Press, auteurs et universitaires doivent s'attendre à des changements majeurs dans la communication. Le rôle des bibliothécaires n'est plus seulement de stocker et de communiquer, mais d'être « des agents d'une information télécommandée et de fixer des coûts ».
Hans Peter Geh a rappelé que les hausses en tout genre (essentiellement du nombre, du coût et de la communication des publications) posaient des problèmes insurmontables et risquaient d'avoir des effets en chaîne. Les budgets des bibliothèques étant en récession, qui achètera les 5 à 600 nouveaux périodiques créés chaque année ? De nombreux éditeurs commerciaux se retirant du marché des publications de recherche, les bibliothèques n'achetant que 60 à 80 % de ce type de documents, comment édition et diffusion seront-elles prises en charge ? Pour Hans Peter Geh, les solutions ne peuvent qu'être d'envergure : convaincre les pouvoirs publics de l'enjeu de l'information, se faire massivement aider par le secteur privé (à l'instar des bibliothèques universitaires britanniques, dont les financements seraient aujourd'hui à 50 % d'origine privée), partager les acquisitions et les communications sur une grande échelle, mais aussi mener des négociations sérieuses avec certains éditeurs, afin qu'ils comprennent que des augmentations incontrôlées pourraient être fatales à tous, telles sont quelques-unes des solutions avancées. Si elles ne sont pas rapidement mises en oeuvre, « les scientifiques réduiront leur recours aux bibliothèques ».
Et chacun d'insister sur le cercle vicieux que forment diminution de la diffusion mais aussi inflation en nombre des publications scientifiques, baisse des budgets des bibliothèques, pression à la publication dans un système de recherche universitaire compétitif, augmentation parfois incontrôlée des coûts d'abonnement, etc.
Anciens droits et nouvelles technologies
David Wood, Deputy Director du Document Supply Center de la British Library et Wulf von Lucius, éditeur de la maison Gustav Fisher Verlag de Stuttgart, ont chacun à leur manière fait la liste des questions ouvertes aujourd'hui en matière de droits. Les données informatisées pouvant parfois être manipulées, tout le monde ne devient-il pas une « espèce d'éditeur électronique » ?
Pourtant le droit d'auteur limite aujourd'hui les possibilités d'« intervention » sur les œuvres : le droit limite les copies de certaines œuvres ; il circonscrit les modifications susceptibles d'être apportées aux textes ; les droits de réédition et de transmission sont entre les mains des éditeurs (certains pensent qu'il faudrait faire payer la prise de connaissance sur écran d'un texte, car c'est, techniquement, une forme de copie...). Les détenteurs de droits d'auteur ont, eux, de nombreuses craintes du côté d'un stockage ou d'une distribution non contrôlés de leurs oeuvres. Ils essaient donc de limiter les copies et les transferts. Pour David Wood, ces tentatives sont inacceptables : les auteurs doivent comprendre les besoins des intermédiaires, qui doivent à leur tour accepter que des auteurs veuillent contrôler l'utilisation de leurs documents.
Du côté de la copie électronique de documents imprimés, David Wood demande aux éditeurs de décider rapidement quels types de droits ils revendiquent, auprès de qui et à quel prix. La négociation serait aujourd'hui dans l'impasse.
Pour Wulf von Lucius, les problèmes sont beaucoup plus graves que ceux naguère posés par la reprographie. Les circonstances imposent une nouvelle définition juridique de l'œuvre, de nouvelles règles régissant les oeuvres dérivées, les droits moraux des auteurs originaux. La « deuxième révolution informatique impose la conception d'un nouveau droit d'auteur ».
Et les bibliothécaires doivent réfléchir à leur place de partenaires dans un espace économique où ils vendent de l'information, en tant que fournisseurs : « l'information n'est pas un produit gratuit, mais une version remaniée de la recherche originale ; la philosophie de l'information gratuite ne peut survivre, sauf à voir dépérir l'information ».
La bibliothèque électronique
William Arms, de l'université Carnegie Mellon de Pittsburgh, a évoqué les questions posées par leur tentative de bibliothèque électronique sur le réseau Internet. Ce type de proposition nécessite, fut-il répété, un nouveau cadre juridique. La tarification actuelle de la documentation électronique est une erreur : l'abonnement est une solution préférable au paiement lors de chaque utilisation. Ces tarifs d'abonnement doivent tenir compte de la taille de l'utilisateur : une petite université ne doit pas payer le même prix qu'une grande. Qui dit abonnement dit alors utilisateur autorisé : il doit y avoir authentification de l'utilisateur dans le réseau.
Il est trop tôt pour savoir ce que donnera le marché électronique à long terme : chaque éditeur a un calendrier et des objectifs différents. Pour l'instant l'édition électronique est surtout faite de catalogues et de dictionnaires encyclopédiques. Les négociations avec les ayants droit se font sur un marché patiemment conclu et renégociable à court terme : seul un lent travail de mise en confiance a autorisé les tentatives de Carnegie Mellon. Mais, ajoute William Arms, les bibliothécaires ne doivent pas essayer d'être des éditeurs. Pas plus que les éditeurs ne doivent essayer d'être des bibliothécaires. « Mais si les uns et les autres ne réagissent pas aux besoins de la communauté académique, celle-ci survivra sans eux ».
La bibliothèque électronique « peut supprimer la différence entre information formelle et informelle ; la littérature grise est plus importante que la littérature publiée ». Mais quid du droit d'auteur dans la littérature grise ? On ne peut remettre à l'éditeur les droits d'auteur... Il faut inventer de nouveaux modèles de droit d'auteur.
Edition et fourniture
Arnaud de Kemp, des éditions Springer Verlag, a plaidé pour les qualités de l'hypertexte : « Nos OPAC 2 sont pauvres ; il faut ajouter des tables de matières et des résumés aux notices ». L'hypertexte veut « mieux présenter le savoir, autoriser un voyage non linéaire, sans structure réelle ». Il faut populariser la norme SGML 3, qui a déjà un impact majeur. Une quarantaine de périodiques appliquent aujourd'hui cette norme, qui devrait pourtant être renforcée (ainsi les ajouts récents de MAJOUR).
Pour Christian Lupovici (Institut national de l'information scientifique et technique), les photocopieuses analogiques vont être remplacées d'ici cinq ans par les photocopieuses numériques. Les éditeurs utilisant aujourd'hui comme support originel des formes électroniques, les fournisseurs devraient faire de même. Pour celà, il faut réussir à organiser le marché de la fourniture de documents, sans confusion des rôles. Editeurs et fournisseurs sont « condamnés à travailler ensemble ». La transmission en mode texte SGML pourrait être récupérée de chez l'éditeur. « L'utilisateur final a besoin de documents rapidement et sans intermédiaires, sans étapes, document bibliographique et document primaire en même temps. L'enjeu est bien celui de l'intégration d'informations directement accessibles ».
Crise, concurrence et coopération
On le voit, ces journées avaient quelque chose de conjuratoire : si l'on éprouve tant le besoin de parler de coopération, c'est bien parce que pour l'instant, et en ces temps d'évolution, d'expérimentation et de dérégulation, chacun, de gré ou de force, défend d'abord ses intérêts à court terme. Et l'assemblée d'inciter alors chacun à mieux connaître les impératifs de l'autre. L'exemple du Groupe national d'acquisition 4, mis en place en Grande-Bretagne, rassemblant éditeurs, fournisseurs et bibliothèques, favorisant la compréhension mutuelle, discutant normalisation, disponibilité et valeur de l'information devrait-il être généralisé ? C'est en tout cas à cette communion, formelle, mais sans doute seule solution sage si l'on veut éviter le règne de la loi du plus fort, qu'a incité cette rencontre.