Le droit de prêt
Annie Le Saux
L'Union européenne des bibliothécaires serait-elle déjà faite ? Du moins contre la proposition de directive européenne relative au droit de location et de prêt; où inquiétude et confusion, diversité et complexité résument la situation générale. Cette proposition provoque en effet, dans le secteur des bibliothèques, de vives réactions de désaccord, motivées par des craintes qui varient suivant les réglementations en vigueur dans chaque pays de la Communauté européenne. Un aperçu des différentes facettes du problème fut donné ce 26 octobre, à la Sorbonne, où des intervenants français, hollandais, anglais et allemands ont exposé la situation actuelle dans leurs pays réciproques et les modifications qu'apporterait la directive. La journée était organisée par la Fédération française de coopération entre bibliothèques et le Comité français de pilotage du Plan d'action en faveur des bibliothèques.
Divergences d'opinions
Deux objectifs, difficilement conciliables, président à l'élaboration de cette directive : d'une part la défense des intérêts des auteurs et ayants droit et d'autre part celle des usagers via les bibliothèques. La difficulté consiste à trouver un juste équilibre entre ces deux parties.
Les avis divergent. Certains - auteurs, éditeurs - ne voient dans le prêt de livres qu'une perte d'achats et donc un préjudice financier pour les ayants droit. Il est reconnu, notent, à l'inverse, les bibliothécaires hostiles à l'idée d'avoir à verser une rémunération aux auteurs à chaque fois qu'ils prêtent une de leurs oeuvres, que les emprunteurs sont aussi des acheteurs et que, sans les achats faits par les bibliothèques, la publication de certains ouvrages, notamment ceux réputés difficiles, ne serait même pas envisageable.
Divergences de situations
Les situations divergent. La directive aurait pour objectif d'harmoniser des pratiques fort différentes. En France, au Luxembourg et en Belgique, il n'y a pas, pour l'instant de droit de prêt, mais il existe, dans ces pays, un droit de reproduction, alors qu'en Italie et en Irlande ni le droit de prêt ni le droit de reproduction ne sont reconnus.
La situation est tout autre en Allemagne, au Danemark, au Royaume Uni et aux Pays-Bas, où le principe du droit de prêt fonctionne déjà, pour certaines catégories de documents, pour certains types d'établissements et selon des modalités différentes. En Allemagne, la rémunération n'est pas versée à l'auteur directement par les bibliothèques, mais par le Bund, les Landër, les communes, c'est-à-dire l'Etat, les régions, les départements. Toutes les bibliothèques sont concernées, y compris les bibliothèques de recherche. Aux Pays-Bas, où le droit de prêt existe depuis une vingtaine d'années, les pouvoirs publics prennent en charge un tiers des rémunérations et les bibliothèques deux tiers. Seules les bibliothèques publiques sont concernées. De même au Royaume Uni, où le droit de prêt est financé par le Gouvernement et les autorités locales. Au Danemark, les bibliothèques de recherche sont exonérées de ce droit versé par le Gouvernement.
L'inquiétude de ces pays vient de la menace du droit exclusif de prêt, qui reconnaîtrait à l'auteur le droit d'interdire le prêt de son oeuvre. Cependant, une clause de la proposition de directive cherche à rassurer. Elle permettrait aux Etats membres qui le souhaiteraient de déroger à ce droit exclusif. Certains établissements, pour des motifs d'ordre culturel par exemple, obtiendraient une dérogation, mais, bien sûr, à condition de verser aux auteurs une rémunération au titre du prêt.
La position de la France
Les articles de la Directive concernant le droit de location provoquent moins de remous. La France, qui y est favorable, reconnaît au moins à la directive le mérite d'avoir clarifié la définition du prêt par rapport à la location, en introduisant, pour cette dernière, la notion d'avantage économique ou commercial direct ou indirect.
Mais, sur le sujet épineux du droit de prêt, la position française, comme celle de l'Irlande, l'Italie, la Belgique, le Danemark, l'Espagne et le Portugal, est de demander de l'exclure de la directive. Nombreux sont les professionnels à s'être penchés sur la question. L'Association des bibliothécaires français, l'Association des documentalistes et bibliothécaires spécialisés et l'Association des directeurs de bibliothèques universitaires ont alerté les parlementaires européens. Car, il semblerait que les législateurs européens méconnaissent et sous-estiment le rôle des bibliothèques.
Tout comme le Conseil supérieur des bibliothèques (CSB), ces associations estiment que le prêt d'ouvrages n'a pas à entrer dans une réglementation européenne. Les arguments avancés sont divers. Du point de vue culturel, on peut arguer du rôle éducatif et social des bibliothèques d'une part et de leur rôle dans la promotion de l'édition d'autre part - ce dernier rôle étant bien sûr controversé. Créer un droit de prêt risquerait de restreindre le prêt effectué par les bibliothèques et de porter atteinte à la libre circulation de l'information et à l'accès démocratique à la culture.
Reproduction illicite
Le Conseil supérieur des bibliothèques préfère voir dans cette directive européenne sur le droit de prêt et de location « une démarche qui tire son origine de la volonté de compenser les effets de la copie privée des documents reproductibles par des appareils domestiques ». Il s'agit de protéger l'auteur contre le piratage et la reproduction illicite de son oeuvre. Mais, souligne Michel Melot, vice-président du CSB, si le Conseil supérieur des bibliothèques est favorable à une rémunération des auteurs pour les copies et photocopies privées faites de leurs œuvres, il faut bien comprendre que « le prêt n'est que l'occasion du piratage et non la raison ». Il s'agit donc de ne pas confondre les problèmes, et de bien différencier droit de reprographie et droit de prêt.
Du point de vue budgétaire, les bibliothèques craignent de voir ces rémunérations aux auteurs réduire d'autant le budget alloué aux acquisitions. De plus, qui va décider de ce que sera cette rémunération ? La Commission européenne ? La Cour de justice ? Le gouvernement ? Les auteurs ? Qui va payer cette rémunération ? L'Etat ? Les collectivités territoriales ? Où s'arrêtera ce droit de prêt ? Au prêt à domicile ? Et pourquoi n'irait-il pas jusqu'à la consultation sur place ? Autant de questions qui traduisent un réel souci de la profession.
L'application de la directive, si elle est adoptée par le Parlement européen, devrait se faire en 1994. Il est encore temps d'agir. EBLIDA, The European Bureau of the Library Information and Documentation Associations, créé en 1991 et regroupant les associations de bibliothécaires de la Communauté européenne, pourrait servir d'interprète auprès des membres de la CE pour faire entendre le point de vue des bibliothécaires et défendre les intérêts des bibliothèques. Une solution ne pourra être trouvée que par une meilleure connaissance et appréhension des réalités.