Bibliothèques d'art et art des bibliothèques
Quelques réflexions inspirées d'une expérience en bibliothèque de musée
Catherine Schmitt
Les bibliothèques d'art sont des services documentaires au sein d'organismes très divers : musées, fondations privées, centres culturels, écoles d'art, etc. Documents, supports, domaines couverts, circuits d'acquisitions sont également divers et complexes... Le « bibliothécaire-documentaliste » doit répondre à une demande hétéroclite et être un vrai spécialiste des arts. Face à des problématiques spécifiques, partenariat, réseaux nationaux et normalisations devraient s'imposer.
The art libraries are documentary services within very different institutions : art galleries, private foundations, cultural centers, art schools... Documents, racks, specialities, circulation of the acquisitions are different too and complicated... The « librarian-documentalist » has to answer an heterogeneous request and to be a real specialist of arts. In the face of such specific problems, cooperation, national networks and standadizations may be the solution.
Die Kunstbibliotheken stehen als Dokumentationsabteilungen sehr verschiedenen Anstalten zur Verfügung : Museen, Privatstiftungen, Kulturzentren, Kunsthochschulen, u.s.w. Dokumente, Gehalte, behandelte Bereiche, Erwerbungsvorgänge sind sowieso verschieden und heikel. Der « Bibliothekar-Dokumentar » muss verschiedenartige Fragen beantworten und sich als echter Kunstspezialist benehmen. Dieser eigentümlichen Problematik gegenüber müssten Partnerschaft, nationale Netze und Normierung sich durchsetzen.
Depuis bientôt deux ans, les bibliothèques d'art françaises sont sous les feux de la rampe. Entraînées malgré elles dans le sillage mouvementé d'un grand projet présidentiel, elles sont amenées à réfléchir, plus que jamais, sur leurs propres pratiques, leurs publics, leurs missions, leurs outils, les liens de solidarité qui les unissent. Le reste de la profession observe, s'interroge. Quels sont les enjeux, quelles sont les spécificités ? Cet article, écrit par une bibliothécaire d'art néophyte, non spécialiste, tente simplement d'évoquer quelques-unes des problématiques inhérentes à la documentation en histoire de l'art. Nécessairement incomplet et influencé par une expérience personnelle au Musée national d'art moderne (MNAM), il ne parviendra sans doute pas à donner une définition claire de ce concept anglo-saxon, si souvent rencontré à l'étranger et dans les réunions internationales, mais assez intraduisible, de « artlibrarianship »....
La question des missions
A l'instar de nombre de leurs consœurs spécialisées, les bibliothèques d'art sont rarement des bibliothèques en soi, mais constituent généralement des services documentaires au sein d'établissements dont les objectifs sont autres. Bibliothèques de musées, d'universités, d'instituts, de laboratoires, d'écoles d'art ou d'architecture, de fondations privées, de centres d'art et centres culturels, elles illustrent l'état de relative dépendance politique parfois déploré par les professionnels, mais pourtant inhérent à toute bibliothèque, dès lors qu'elle a pour rôle de mettre une offre documentaire et de lecture au service d'un groupe ou d'une communauté 1. Quelle offre ? Quel groupe ? D'une manière générale, enseignement, recherche, muséographie, restauration, expositions, publications, animation sont les activités auxquelles il s'agit d'apporter matière et assistance, et en fonction desquelles se déterminent collections et services.
Les collections
On pourrait croire que les choses vont de soi, que les besoins d'un public si proche et si délimité suffisent à gouverner une politique d'acquisition adéquate. Or ces besoins sont généralement de deux ordres. Tantôt liés à un objectif précis d'exhaustivité (projet d'exposition, cycle de cours), tantôt fondus dans une demande implicite de documentation générale, ils imposent à la bibliothèque un délicat exercice d'équilibrage du niveau de spécialisation de ses collections. Ainsi les bibliothèques de musée oscillent-elles entre la nécessité d'offrir un fonds général pondéré et la tentation légitime de constituer une collection à personnalité très marquée, dont les points forts et lacunes reflètent les choix du musée dans ses achats d'oeuvres, ses publications, ses expositions. Le dilemme vaut sans doute pour l'enseignement, il est crucial en art contemporain, il se voit généralement résolu par l'ampleur des moyens dont dispose la bibliothèque. Plusieurs musées ont par exemple développé sur les seuls artistes de leur propre collection une documentation des plus complètes et spécialisées. A contrario, au Musée national d'art moderne, pour environ 3 000 artistes représentés dans la collection d'oeuvres, la Documentation compte 6 000 noms dans sa photothèque, sans doute 15 000 dans ses collections d'ouvrages et plus de 25 000 dans ses dossiers d'artistes.
La nature des collections soulève plusieurs questions. Les bibliothèques d'art ont très tôt été acquises à la nécessité de constituer des collections muldmédias : toutes sortes d'imprimés, recueils de planches, livres-objets, photographies sur tous supports, cartes postales, affiches et tracts, cartons d'invitation, coupures de presse, brochures, recueils factices, manuscrits, autographes, estampes et gravures, microformes, cassettes vidéo, films, vidéodisques, maquettes et objets de toutes sortes, sans oublier le son, précieux support d'archivage, mais aussi, dès Schwitters et Tzara, matériau d'expérimentation plastique. Cette liste non exhaustive suffit à suggérer la diversité des collections concernées.
Leur collecte fait appel à des circuits de diffusion et de distribution inhabituels et complexes, liés au marché de l'art (galeries, marchands spécialisés, collectionneurs, libraires d'antiquariat) ou à un univers institutionnel (musées, centres culturels) dont l'organisation commerciale est encore aléatoire. Elle repose à la fois sur une prospection diversifiée et sur une veille active. Car l'éphémère est roi : de nombreuses publications sont liées à des événements culturels et les effets de mode peuvent influer tant sur la disponibilité à moyen terme des documents que sur leur prix. Les catalogues d'exposition, qui tendent aujourd'hui à devenir de véritables outils de référence, illustrent cette difficulté. Représentant une part importante des acquisitions de monographies (90 % en art moderne et contemporain), ils font l'objet, dans les bibliothèques relevant d'établissements « producteurs », de politiques d'échanges systématiques et essentielles (40 % des entrées au MNAM ou au Louvre). L'importance des documents en langues étrangères (68 % au MNAM, 75 % au Louvre et à la Bibliothèque d'art et d'archéologie) conduit à entretenir un réseau international de librairies spécialisées, et les dons représentent une source très active d'enrichissement (50 % au MNAM).
Il n'est pas rare enfin de voir les acquisitions (rétrospectives) de la bibliothèque étroitement liées aux activités du musée : négociation d'archives ou de bibliothèques à l'occasion d'expositions, présence d'ouvrages et de manuscrits dans des ensembles d'œuvres présentés en donation, en dation, par un marchand ou dans une vente aux enchères. Collections documentaires ou muséales ? L'ambiguïté subsiste, tant du point de vue de leur acquisition que de leur usage. Quelle frontière établir, par exemple, au musée, entre le département des dessins ou des estampes, le département de la photographie et la bibliothèque ? Les collections de la bibliothèque font l'objet d'une utilisation muséale importante : livres rares, livres-objets, photographies anciennes ou signées, gravures, affiches et planches sont étudiés, restaurés, exposés, et peuvent donner à la politique d'acquisition une orientation de bibliophilie qu'il s'agit de concilier avec des besoins spécifiquement documentaires et avec les impératifs de préservation. Il arrive ainsi à la Documentation du MNAM de conserver deux collections, l'une reliée, l'autre destinée à la présentation en vitrine, d'une même revue.
Soulignons également l'ampleur du champ couvert : beaux-arts, arts du spectacle, photographie, cinéma et audiovisuel, architecture, musique, archéologie, et le large éventail de disciplines voisinant avec l'histoire de l'art - littérature, histoire, sociologie, ethnologie, biologie, chimie, etc. - appelées à être de plus en plus représentées.
Enfin, l'importance inestimable de l'iconographie place les bibliothèques d'art au cœur d'enjeux techniques, financiers, juridiques et politiques très complexes. Si le développement des nouveaux supports de l'image répond au double souci de préservation des documents et de meilleure performance documentaire, il s'accompagne de complications juridiques (les droits d'auteurs deviennent avec la numérisation un véritable imbroglio) et d'accroissement des coûts difficilement maîtrisables. La constitution, souhaitable, de banques d'images intégrées aux outils bibliographiques, ne pourra que peser sur le coût des services, mais représente une étape essentielle dans la politique documentaire des bibliothèques d'art.
Les publics
Si les bibliothèques d'art trouvent généralement sur place leur public naturel, - public à la fois décideur et « captif » -, de nombreux établissements font également le choix d'ouvrir leur bibliothèque à un public extérieur.
Chercheurs et étudiants sont accueillis, selon des modalités très diverses et en nombre très variable, dans les bibliothèques de musées, de laboratoires, d'écoles d'art, et l'on a vu plusieurs musées de province (Grenoble, Saint-Etienne) s'intégrer délibérément, au moyen de conventions, dans l'offre documentaire locale, municipale et universitaire. Cette double mission, de service interne et de service public, constitue à la fois un gage de vitalité et un défi quotidien. Elle suppose une gestion ordonnée et subtile des horaires, des espaces et des accès. Elle requiert un effort constant de conciliation entre une demande extérieure de plus en plus pressante et un usage interne intensif, caractérisé notamment par l'immobilisation de nombreux documents (emprunts liés à l'élaboration des programmes et projets, documents exposés, etc.). Elle se heurte enfin à cette propension qu'ont parfois les responsables de production scientifique ou culturelle : chercheurs, historiens, conservateurs 2, enseignants, à monopoliser les sources. La volonté politique d'ouverture de l'établissement n'est pas toujours confirmée par les pratiques individuelles de ses chercheurs.
Le monde savant, pris dans une apparente logique de concurrence, entretient avec les sources de la recherche un rapport complexe, parfois difficile à saisir pour ceux qui, parmi les bibliothécaires, se définissent avant tout comme des médiateurs. Les historiens (historiens d'art inclus) semblent particulièrement sensibles à ces questions de médiation si l'on en juge par la véhémence des débats autour des publics de la Bibliothèque de France, de la Bibliothèque nationale, de la Bibliothèque nationale des arts. Le penchant est si fort que l'on semble envisager sérieusement, pour la BNA, de limiter l'accès d'un bâtiment offrant 600 places de lecture aux second et troisième cycles universitaires et aux chercheurs. Une bonne bibliothèque spécialisée serait alors une bibliothèque quasi déserte.... les bibliothèques d'art
Pourtant, toutes les bibliothèques d'art françaises sont touchées, de près ou de loin, par l'affligeante insuffisance de la documentation universitaire et par l'insatiable fringale estudiantine qui en résulte. J'ai déjà eu l'occasion 3 d'évoquer le scandale de la situation parisienne qui fait peser sur des bibliothèques extérieures au monde scolaire, et bientôt exténuées, le trop-plein des étudiants en art. Je ne saurai donc qu'insister à nouveau sur l'urgente nécessité, en attendant la « mise à niveau » des bibliothèques universitaires, de pratiquer en matière d'accessibilité des collections une politique d'ouverture, de concertation et de complémentarité. De ce point de vue, il semble aujourd'hui, à quelques exceptions près (comme le MNAM), que les établissements relevant des collectivités locales ou de statut semi-privé (musées de province, Union centrale des arts décoratifs, future école des Beaux-arts de la Ville de Paris) soient plus enclins à faire un effort que les établissements d'État.
La rencontre des métiers
Les bibliothécaires d'art exercent dans un environnement où le savoir de spécialité l'emporte sur tous les savoir-faire qui lui sont associés. Si les milieux scientifiques ont dû très tôt, faute de candidats, recruter des professionnels hors de leur spécialité, les établissements liés à l'histoire de l'art choisissent plus volontiers, pour leurs services de presse ou de communication, leurs bibliothèques ou centres de documentation, leurs services pédagogiques ou d'animation, leurs services éditoriaux et commerciaux, des spécialistes de la discipline avant tout.
Savoir et savoir-faire
Cette tendance semble cependant s'infléchir. On constate en France une assez forte professionnalisation des bibliothèques d'art, facilitée, il est vrai, par un élément nouveau : le nombre croissant, sur le marché du travail, de « doubles diplômés » (en art et en documentation-bibliothèque). Si l'on est encore loin de la situation américaine, où tous les bibliothécaires d'art ont une double qualification, nombre de musées et d'écoles d'art se dotent aujourd'hui de bibliothécaires ou documentalistes professionnels.
Le dialogue avec les chercheurs, enseignants, conservateurs, s'en trouve modifié, plus délicat. La rencontre entre un savoir de type scientifique et un savoir-faire de type technique ou professionnel peut engendrer quelque incompréhension d'un côté, malaise de l'autre. Bernadette Seibel, lorsqu'elle analysa la profession en 1988 4, a magistralement décrit les stratégies, traditionnelles ou nouvelles, mises en œuvre par le bibliothécaire spécialisé pour obtenir de son public chercheur la reconnaissance nécessaire. Mais, si l'expansion des publics et des collections, l'évolution des techniques, permettent en effet, comme dans toutes les bibliothèques, un nouveau modèle de compétence, basé sur la prestation de service, celui-ci est particulièrement difficile à mettre en œuvre dans les établissements liés à l'art.
La bibliothèque a le plus grand mal à tirer sa légitimité de son utilité, c'est-à-dire du service rendu, car ce service est notoirement invisible, transparent, au sein d'institutions qui dispensent des enseignements, organisent des expositions, publient toutes sortes de documents, réalisent des films, organisent des conférences, produisent abondamment et de façon parfois spectaculaire.
Les bibliothécaires d'art sont alors plus proches parfois du pôle professionnel dépeint par Bernadette Seibel, qui tend à privilégier la connaissance du domaine et la production de type intellectuel ou scientifique : expositions, catalogues, publications (production que permet par ailleurs la nature généralement patrimoniale des collections). Il est intéressant de noter à ce propos que les bibliothécaires qui, par leur conception et leur pratique du métier, sont proches du milieu des conservateurs, se situent également, par rapport aux autres bibliothèques, dans une logique de concurrence plutôt que de complémentarité (en matière d'acquisitions d'antiquariat, par exemple).
Quoi qu'il en soit, l'expérience semble montrer qu'il est plus facile et valorisant pour un bibliothécaire d'acquérir les connaissances nécessaires en histoire de l'art (les « profits secondaires d'accumulation continue de savoirs » décrits par Bernadette Seibel) que pour un historien d'art de se plier aux rigueurs répétitives de la bibliothéconomie.
Bibliothécaires ou documentalistes ?
Ce délicat dialogue entre savoir et savoir-faire se retrouve, au sein de nombreuses institutions (musées, écoles d'art,...) dans l'imbrication de deux services et de deux métiers : bibliothèque et documentation.
La difficulté vient souvent de ce que la fonction documentaire est la plus visible des deux, car liée aux activités et aux productions de l'établissement. Etroitement associée à la préparation des expositions, publications, cours, conférences, etc., elle tend à faire oublier nombre de tâches bibliothéconomiques situées en amont (collecte, traitement,...) et pourtant assurées, parfois par les mêmes personnes. Le travail du bibliothécaire-documentaliste se voit souvent résumer par une formule caractéristique : « faire des recherches documentaires ».
La spécialisation jouant, on l'a vu, un rôle important, on constate souvent une valorisation de la fonction de documentaliste (qui devient une sorte de « spécialiste du contenu ») au détriment de celle de bibliothécaire (qui se voit réduit à un « spécialiste du contenant »), qui peut poser d'épineux problèmes fonctionnels. Les heurts ne sont pas rares : le travail du premier (recherches par consultation rapide de multiples documents, photocopies en nombre) malmène en quelque sorte le travail (classement et entretien des collections) du second. Ou, lorsqu'une même personne assure les deux fonctions, la valeur accordée à l'une peut conduire à négliger l'autre.
Cette dichotomie tient à un double problème : d'image de la profession et de rapport au temps.
Il semble que les documentalistes rencontrés dans le milieu de l'art ne correspondent pas tout à fait au groupe professionnel décrit par Bernadette Seibel : celui qui « à la conservation en magasin, au service bibliographique, oppose la fourniture personnalisée de données factuelles et la formation des utilisateurs » 5, mais sont plus proches, tout en revendiquant l'appellation de documentaliste, du pôle « traditionnel » des bibliothécaires : celui pour qui « la hiérarchisation (des pratiques professionnelles) est fonction du degré de proximité que procurent ces pratiques avec la production savante [...] et des possibilités offertes [...] de reconnaissance de la part de publics éminents ». Le contact avec le monde de l'art, le voisinage avec les oeuvres, la participation directe aux produits de l'établissement sont alors des éléments forts de motivation.
A l'opposé, une partie des bibliothécaires, et quelques-uns des documentalistes, se reconnaissent volontiers une mission de « médiateur », basée sur de nouvelles compétences - maîtrise des techniques de repérage et d'accès aux documents, capacités relationnelles et d'organisation - et sur un nouveau mode de valorisation : par la pertinence et la qualité du service rendu.
La gestion du temps représente par ailleurs un facteur, à la fois psychologique et fonctionnel, déterminant. Assurer conjointement documentation et bibliothèque revient à concilier deux logiques temporelles très différentes : celle, liée à la notion de projet, du musée ou de l'institution, dont les productions, soumises à un calendrier, connaissent un début, un aboutissement, et toutes sortes d'accélérations ou « charrettes », celle, par essence routinière, de la bibliothèque, dont le travail courant est d'autant plus efficace qu'il est régulier. L'imbrication, au sein d'un même service, des deux fonctions, se fait au risque de dysfonctionnements passagers, mais parfois dramatiques, dans la chaîne de traitement des documents, et la véritable polyvalence des agents repose moins sur un cumul de compétences que sur leur capacité personnelle à combiner deux rythmes de travail.
Cette articulation entre les deux fonctions est assurée de façon très diverse selon les institutions, allant de la séparation en services distincts (situations assez complexes, par exemple, au Louvre ou à l'Ecole nationale supérieure des Beaux-arts) à l'osmose parfaite (constatée surtout dans les petits établissements), en passant par le compromis (répartition des tâches selon les projets au MNAM).
Quoi qu'il en soit, la distinction absolue entre bibliothèque et documentation, telle que la défendent certains historiens d'art lors des débats sur le projet de la rue de Richelieu, me semble de moins en moins valide. L'évolution des techniques, la diversité des documents utiles à l'histoire de l'art, le lien avec la documentation relative aux œuvres font que tant les fonctions que les métiers sont nécessairement imbriqués et complémentaires. La différence ne se mesure pas en termes de politiques documentaires, de services ou de compétences (les formations actuelles assurent une assez grande polyvalence), mais bien dans la coexistence de deux conceptions du rôle que le bibliothécaire-documentaliste est appelé à remplir au sein de l'institution 6.
Quelques aspects de méthodologie
Sans insister sur les problèmes de conservation que pose inévitablement la multiplicité des supports et l'importance des ephemera, on évoquera rapidement quelques difficultés spécifiques.
La gestion matérielle
Le format des ouvrages, par exemple, - si peu pris en compte par les fournisseurs de chariots pour bibliothèques - participe de l'épineuse question du classement. L'accès aux magasins des chercheurs liés à l'établissement, accès si fortement souhaité par les professionnels futurs lecteurs de la Bibliothèque nationale des arts, suppose un mode de rangement qui comporte, quand on connaît par exemple l'évolution récente des catalogues d'exposition, de sérieux risques matériels. De nombreuses bibliothèques d'art ont adopté, du temps où elles étaient modestes, un classement « intelligent » (par artiste, par ville, etc.). Il n'est pas rare de voir des brochures répondant à la définition minimale du catalogue d'exposition (liste des œuvres exposées) sérieusement malmenées par la corpulence de voisins monumentaux, tels qu'en produisent de plus en plus les musées. Dans un sens (sauver les petits formats), comme dans l'autre (reclasser, comme cela fut suggéré, le fonds de la Bibliothèque d'art et d'archéologie pour le rendre accessible aux enseignants), l'ampleur de la tâche submerge souvent les enjeux contradictoires de la préservation des documents ou de la satisfaction des usagers.
Dans un contexte si proche de la muséologie, le classement des nombreux fonds particuliers possédés par les bibliothèques d'art prend également une tournure délicate. Ainsi les bibliothèques personnelles d'artistes, d'écrivains, de chercheurs éminents donnent-elles lieu à de subtils compromis, qui visent à les traiter à la fois comme objets muséaux et comme sources d'information. La « charge émotive et intellectuelle » (pour citer un conservateur) émanant de ces ensembles souvent composites (bibliothèques de Michel Leiris à la bibliothèque littéraire Jacques Doucet, de Vassili Kandinsky au MNAM, d'André Chastel à la Bibliothèque nationale des arts) résiste-t-elle aux méthodes aujourd'hui considérées comme fiables de conservation des imprimés et manuscrits ?
De même, l'usage intensif et prolongé des documents (travaux préparatoires et de recherche, ou mises sous vitrines), et la « surutilisation », du fait de leur insuffisance, des collections documentaires en France, rendent urgent le lancement d'un programme national de supports de substitution pour l'histoire de l'art 7.
Les problèmes de traitement
Les bibliothèques d'art traitent quotidiennement de documents complexes, que les manuels de catalogage ne font en général qu'évoquer, tels que salons, catalogues de vente, et surtout catalogues d'exposition.
Comme l'a décrit Francine Delaigle 8, ces derniers sont devenus au fil des ans des documents hybrides, hétéroclites, volumineux, répondant à des logiques de publication et de distribution très diverses. Leur présentation parfois fantaisiste et les véritables « génériques » dont ils sont souvent dotés (mêlant notamment les responsables du catalogue et ceux de l'exposition) posent des problèmes de plus en plus cruciaux de repérage, de choix et de transcription des éléments nécessaires à leur identification.
L'information est si fuyante qu'il s'est avéré, par exemple, à l'occasion de projets de récupération de notices d'une bibliothèque d'art à l'autre, que la « clé de requête » la plus succincte et la plus univoque que l'on puisse établir, équivaut quasiment à une notice moyenne !
Face à cette difficulté particulière, une coopération nationale s'impose, en matière de formation et d'harmonisation (afin notamment de pallier les imprécisions de la norme) comme de normalisation (il importe par exemple d'inciter l'IFLA 9 à créer les codes UNIMARC de ces « fonctions » hybrides et essentielles que sont le commissaire d'exposition, le commissaire-priseur, l'expert).
La notion d'auteur est également fortement malmenée par le traitement des collections de photographies d'oeuvres. La déontologie bibliothéconomique fait du photographe l'auteur, la logique du monde de l'art veut que. l'on catalogue les reproductions au nom de l'artiste lui-même. Cette dichotomie n'est en rien résolue par nos collègues étrangers, ni par l'utilisation de systèmes informatiques qui, sur ce point, divergent.
Enfin, les problèmes de vocabulaire requièrent de façon urgente un travail approfondi. Les bibliothèques d'art s'informatisent maintenant progressivement et devront, plutôt que de reprendre en l'état leur thesaurus « maison », s'interroger sur l'adoption éventuelle de vocabulaires communs. Pour l'indexation matière, elles doivent très vite choisir entre une tendance nationale, qui tend à imposer Rameau, notamment dans les réseaux municipaux et universitaires, et un mouvement international, qui voit le vocabulaire américain AAT (Art and Architecture Thesaurus) de la Fondation Getty adopté et traduit par plusieurs pays européens.
De même les noms d'artistes devraient être gérés par l'adoption de listes d'autorités communes (celles par exemple de la Bibliographie d'histoire de l'art, bientôt publiées sur CD-ROM) qui constitueraient un premier lien avec les systèmes de description des oeuvres.
Les outils
Les bibliothèques d'art font face, lors de leur informatisation, à un double dilemme.
D'une part, la coexistence fréquente de deux pôles professionnels, bibliothèque et documentation, impose un choix crucial entre deux grandes familles d'outils informatiques. Les systèmes documentaires, d'un côté, répondent au double souhait de personnalisation des applications (grâce à un paramétrage important) et de sophistication des techniques de recherche. Les systèmes de gestion de bibliothèque, de l'autre, satisfont aux exigences de normalisation, garantissant en principe échanges et compatibilité, et aux besoins d'outils de gestion spécifiques (prêt, acquisitions, etc.).
D'autre part, l'état de l'art aujourd'hui ne leur permet guère d'intégrer dans leurs projets informatiques (à des coûts raisonnables) deux dimensions pourtant essentielles : la gestion des images et le lien aux catalogues d'œuvres. Or, tous les professionnels, historiens, conservateurs, critiques - l'Association internationale des critiques d'art avait, en 1989, élaboré un projet caractéristique - rêvent d'un outil « total », multifonctions et multimédia, qui inclue des éléments de description et de reproduction d'œuvres, de biographie, de bibliographie.
La gestion intégrée de bases de références textuelles et de banques de photographies se répand certes progressivement, mais encore à l'écart des circuits commerciaux, sur un mode expérimental engageant souvent un nombre assez réduit de documents.
Si cette intégration commence à prendre corps efficacement dans les systèmes de gestion des collections de musées, ceux-ci ne répondent pas, au grand dam des conservateurs qui voient là une double dépense, aux besoins des bibliothèques et services de documentation. On peut penser que si, en France, une même équipe commerciale (composée de bibliothécaires) propose aux musées des produits distincts (bibliothèque, documentation, collections), le problème n'est pas encore résolu.
Les établissements de taille moyenne ou modeste, parfois découragés par le coût des systèmes de gestion de bibliothèque, ont alors le choix entre deux solutions dont les implications politiques sont radicalement différentes : soit un système léger et sur mesure de gestion documentaire sur micro-informatique, soit l'insertion, au prix de quelques adaptations, dans un réseau local, municipal ou universitaire, dont le degré de standardisation devrait assurer, à moyen terme, l'échange avec d'autres bibliothèques d'art.
Le réseau
Ce choix illustre assez bien les enjeux actuels du réseau des bibliothèques d'art françaises.
Longtemps dominé par quelques institutions « ténors » parisiennes - la Bibliothèque de l'Ecole du Louvre, la Bibliothèque Fomey, la Bibliothèque des Arts Décoratifs, la Bibliothèque de l'ENSBA ont su très tôt jouer un rôle fédérateur au sein des structures associatives (sections des bibliothèques d'art de l'ABF 10 et de l'IFLA) -, le paysage français des bibliothèques d'art tend depuis quelques années à se diversifier.
Les effets conjoints de l'engouement actuel pour les manifestations culturelles et artistiques et de la décentralisation ont conduit à un développement sans précédent des structures (musées, centres d'art, fonds régionaux d'art contemporain) consacrées aux arts plastiques dans les villes, les départements, les régions, et, par conséquent, de leurs collections documentaires. De nouveaux fonds se créent, d'autres se réorganisent, les équipes se professionnalisent, et les moyens accordés à certaines bibliothèques de musée de province, par exemple, laissent espérer un relatif rééquilibrage de la répartition nationale des ressources.
Cet essor important, l'explosion de la production éditoriale concernée, la complexité et le coût des outils professionnels, ainsi que les questions soulevées par le projet de la rue de Richelieu, invitent à une réflexion commune sur les complémentarités et solidarités possibles.
Si les obstacles administratifs sont nombreux - diversité des types d'établissements, multiplicité des tutelles directes, contexte interministériel -, la difficulté principale réside, de mon point de vue, dans une conception trop verticale du « réseau ».
Avant d'envisager toute dimension locale ou régionale, les bibliothèques d'art ont en effet longtemps raisonné en termes de circuits administratifs. Situées dans la mouvance d'administrations centrales spécialisées - Direction des musées de France (bibliothèques de musées), Délégation aux arts plastiques (bibliothèques d'écoles d'art ou de FRAC 11), Direction du patrimoine (centres de l'Inventaire général), au ministère de la Culture, par exemple -, elles ont souvent plaidé pour la constitution de « réseaux » spécialisés regroupant entre elles plusieurs bibliothèques de même nature dispersées à travers tout le territoire. Les bibliothèques des écoles d'art ont ainsi espéré en vain, pendant de nombreuses années, un réseau national informatisé inspiré de celui qui relie les bibliothèques des écoles d'architecture au ministère de l'Equipement. Or, si les bibliothèques des écoles d'art ont su, autour de l'ENSBA, mettre en place un réseau efficace de dépouillement partagé de périodiques (le Bulletin signalétique Arts plastiques, publié sous forme de fiches depuis 1974), il est nettement moins évident que les complémentarités soient, en matière de collections et de services aux lecteurs, nationales. De même, la connexion en ligne de bibliothèques spécialisées réparties dans toute la France ne semble pas aujourd'hui une hypothèse réaliste, sur les plans financier et structurel notamment.
Depuis quelque temps, une conception plus hiérarchisée et plus pragmatique semble faire son chemin. Les complémentarités locales (coordination des politiques d'acquisition, réorientation des lecteurs) sont considérées comme une première étape, et peuvent, dans certains cas, suffire à rompre l'isolement de bibliothèques de taille moyenne, dans les musées ou écoles d'art municipales par exemple. La participation à un réseau municipal, universitaire, ou régional, peut alors apporter une réponse économique, rationnelle et conforme aux règles de la profession, aux besoins, notamment informatiques, des bibliothèques d'art. La réussite d'une telle démarche repose sur une conception élargie du réseau local des bibliothèques (incluant des établissements de types et de publics divers), sur une réelle volonté de partenariat (certaines bibliothèques spécialisées se situent par exemple dans une logique de simple résistance à un « impérialisme » supposé ou réel de la bibliothèque municipale ou universitaire) et sur des choix techniques à la fois fiables et normalisés.
De cette normalisation dépend en effet pour l'instant la dimension nationale du « réseau » des bibliothèques d'art. Faut-il dire encore que l'informatisation locale des bibliothèques est préalable à toute mise en réseau, que la constitution de catalogues collectifs et d'outils communs n'est qu'une seconde étape et ne coincide pas nécessairement avec des réseaux en ligne ou en temps réél ? C'est sur cette base que quelques bibliothèques d'art, encore si peu nombreuses à être informatisées, réfléchissent actuellement à la réalisation de CD-ROM communs, par exemple.
Si l'urgente nécessité de catalogues collectifs fait l'unanimité, bien d'autres programmes de coopération en matière de conservation, de reproduction, de formation, d'harmonisation peuvent être imaginés. J'en ai suggéré quelques-uns en décembre 1991 12 et soulignerai à nouveau que le réseau des bibliothèques d'art françaises, par sa nature thématique et interinstitutionnelle, ne justifie pas la mise en œuvre de structures lourdes, qui s'ajouteraient aux projets nationaux tels que le Catalogue collectif de France. Il devrait plutôt multiplier les initiatives de type coopératif, en privilégiant les solutions techniques légères et la dimension internationale. Rappelons par exemple qu'un vrai partenariat avec le très puissant réseau des bibliothèques d'art américaines ne peut être... qu'européen !
Novembre 1992