Éditorial
La réalisation de la Bibliothèque de France devrait autoriser, comme par rebond, un autre grand projet : la Bibliothèque nationale des Arts, associée à un Institut international d'histoire des Arts. L'histoire, en cours, de ce projet pourrait aussi s'appeler : La deuxième vie d'Henri Labrouste, tant il paraît capital, en effet, de conserver à ce bâtiment sa vocation de bibliothèque.
Pour évident que soit le besoin, pour nécessaires et urgents que soient en France la remise à niveau ou le développement des collections d'art, pour multiples que soient les publics effectifs ou potentiels, les questions suscitées par un tel projet ne manquent pas.
La présentation de quelques expériences étrangères, qu'elles soient assises sur de fortes traditions ou qu'elles se mettent en œuvre selon les possibilités du moment, nous a semblé indispensable. « Le concept de bibliothèque spécialisée nationale reste difficile à saisir », dit l'un des auteurs. Une bibliothèque nationale d'art est-elle possible ? Est-elle souhaitable ? Quelles missions spécifiques confier à une telle institution ou à un tel réseau ? Comment définir l'ambition d'exhaustivité documentaire ? Quelle collecte pour quels documents ? Selon quels critères développer les collections ? Jusqu'où approfondir l'approche interdisciplinaire ? Quels savoirs ou savoir-faire pour quels professionnels ?
Chaque bibliothèque est bien la matérialisation de la délicate recherche d'un « bonheur extravagant » que seule procurerait la bibliothèque idéale, contenant tous les livres. Mais ce qui fait la force d'une bibliothèque n'est-ce pas après tout la qualité des obsessions intellectuelles de ceux qui la fondent ? On rappellera pour mémoire l'exceptionnel exemple de la bibliothèque d'Aby Warburg, entièrement guidée par l'interrogation qui hantait celui qui la conçut, et qui en expliquait le contenu, le classement et leurs modifications successives *. Ernst Cassirer recevra un véritable choc en pénétrant dans la bibliothèque de son aîné : « Je pourrais dire que j'ai été presque terrassé quand, il y a plus de huit ans, j'ai traversé... les pièces pleines de livres de la bibliothèque Warburg. (... ) Cette chaîne ininterrompue de livres me semblait comme enveloppée du souffle d'un magicien, qui se tenait au-dessus d'elle, telle une loi prodigieuse. Et, plus je m'enfonçais dans le sens caché de cette bibliothèque, plus cette première impression se renforçait, se confirmait. De la séquence de livres émergeait d'une façon toujours plus claire une série d'images, de thèmes et d'idées originelles, et, derrière leur complexité, j'avais fini par voir se détacher la figure claire et dominante de l'homme qui avait construit cette bibliothèque, sa personnalité de chercheur promise à une influence profonde ». Ailleurs, Ernst Cassirer ajoutera : « Cette bibliothèque est dangereuse. Je devrai l'éviter complètement ou m'y enfermer pendant des années. Les problèmes philosophiques qui y sont implicites sont voisins des miens, mais les matériaux historiques que Warburg a réunis sont tels qu'ils m'accablent ».
Puissent les bibliothèques publiques, qui se doivent, elles, de ne pas porter l'empreinte de la pensée d'un seul, fût-elle d'une telle envergure, susciter une telle déstabilisation et une telle stimulation.