Mesure(s) du livre

Colloque organisé par la Bibliothèque nationale et la Société des études romantiques, 25-26 mai 1989

par Philippe Hoch
Paris : Bibliothèque nationale, 1992. - 301 p. ; 24 cm. - (Les Colloques de la Bibliothèque nationale, mai 1989 ; 2, ISSN 1142-3013)
ISBN 2-7177-1831-1 : 270 F.

Institution naturellement vouée à la recherche de haut niveau, en raison de la richesse incomparable de ses collections et de la diversité des compétences qui s'y trouvent réunies, la Bibliothèque nationale organise depuis plusieurs années des colloques historiques et scientifiques, dont les actes prennent place dans une collection spécialement ouverte pour les recevoir. Parmi les volumes déjà publiés, citons le recueil de communications relatives au philosophe Gabriel Marcel, celui, franco-anglais, sur L'Avenir des grandes bibliothèques ou encore les études sur Théorie, méthodologie et recherche en bibliologie. De ce dernier ouvrage, on rapprochera volontiers les travaux concernant la question à la fois neuve et controversée de la bibliométrie, publiés sous le titre de Mesure(s) du livre.

Il s'agissait, pour les « spécialistes du livre » d'une part et pour les « spécialistes du texte » d'autre part, de dissiper un « malentendu » - selon les mots de Max Milner, président de la Société des études romantiques, organisatrice de la rencontre - et de « mettre fin à leur ignorance réciproque ». Tâche d'autant plus difficile, sans doute, que les approches mises en œuvre, les disciplines concernées et les institutions intéressées sont multiples, l'objectif demier demeurant néanmoins le même : offrir, par-delà toutes les différences, méthodologiques et autres, « une vision stéréoscopique d'un même objet, l'analyse quantitative du livre » (Alain Vaillant). Car c'est bien de cela qu'il s'agit : quantifier, au risque de provoquer incompréhension, voire, parfois, hostilité. Seize interventions, réparties en trois grandes parties, et quatre tables rondes ne furent point de trop pour, tout ensemble, entreprendre une sorte de « défense et illustration » de la bibliométrie et « faire le point », foumir un « état de la recherche » dans la discipline, selon l'ambition affichée par la Bibliothèque nationale.

Sources et méthodes

Les premières communications de Mesure(s) du livre visent à décrire les sources et à examiner les méthodes utilisées dans les recherches bibliométriques, le livre, en dépit de fortes réticences, ayant constitué « l'un des vecteurs privilégiés de l'irruption des méthodes quantitatives de l'histoire économique et démographique dans l'histoire sociale, puis l'histoire des mentalités ». En étudiant les informations que le chercheur est redevable au système de la « police de la librairie » au XIXe siècle, Isabelle de Conihout examine et compare trois sources différentes mais complémentaires : la déclaration préalable à l'impression faite par l'imprimeur, obligatoire de 1810 à 1881, laquelle mentionne le chiffre du tirage ; le dépôt légal ; la Bibliographie de la France. L'auteur fait observer combien le dépôt légal demeure sensible aux événements politiques importants et particulièrement aux alternances de régime. Dès lors, la question mérite d'être posée : « Le dépôt légal offre-t-il les caractères de permanence et d'exhaustivité qui en permettent une exploitation statistique ? ».

Pour sa part, Raymond Josué Seckel fait porter son analyse sur « Bibliométrie, bibliographies, classifications » en examinant, pour l'année 1866-67, deux répertoires concurrents, la Bibliographie de la France et le Catalogue de la librairie française de Lorenz ; approche comparative de laquelle il ressort que le premier titre cité demeure « la moins mauvaise source des bibliomètres et des bibliographes ». Les instruments de travail que manie Jean-Philippe Genest dans ses investigations sont fort différents, puisque ses recherches portent sur la période 1300-1600. De semblables limites chronologiques rendent nécessaire le déploiement d'une « bibliométrie double », car manuscrits et imprimés coexistent. Le tournant marquant le passage du XVe au XVIe siècle apparaît comme particulièrement digne d'intérêt, s'il est vrai que l'on peut y percevoir - et tenter de mesurer - les conséquences de l'introduction de l'imprimerie sur la production livresque.

Autre source, et de taille, le minutier central des notaires, qui constitue pour Jean-Yves Mollier « un auxiliaire indispensable à toute approche de l'histoire du livre et de l'édition ». A propos de cette « source archivistique majeure », l'auteur met l'accent à la fois sur les richesses considérables qu'elle renferme et sur ses limites ; on ne serait, dit-il, la considérer comme une « panacée ». En raison même de ces lacunes, l'importance est grande d'une approche « globale », attentive aux dimensions sociales, car « trop intimement lié à l'histoire d'une société, le livre ne saurait être isolé, ni même compté, mesuré, englouti dans une statistique sans perdre immédiatement une partie de sa spécificité ». Compter n'est certes point tout, mais c'est bien ce que permet, avec une fiabilité toujours accrue, le dépôt légal d'aujourd'hui dont la gestion est assurée grâce à des moyens informatisés depuis 1988. Selon le responsable du service, Michel Popoff, les chercheurs devraient pouvoir disposer d'ici à quelques années, sous la forme des deux bases de données mises en œuvre, d'« une source de renseignements statistiques sans équivalents connus ».

Contextes et concurrents

La seconde partie de l'ouvrage place l'objet livre dans « ses contextes » et face à « ses concurrents ». En guise d'ouverture, Claude Duchet plaide pour une « utilisation raisonnée, avertie, investigatrice, des informations des textes numériques » dans les recherches littéraires, domaine dans lequel les « potentialités » des chiffres « demeurent aujourd'hui seulement entrevues ». Faut-il considérer le journalisme littéraire comme un élément du « contexte » du livre ou doit-on plutôt voir en lui un « concurrent » ? Journalistes et hommes de lettres, en tout cas, appartenaient à des milieux fort proches, même s'ils ne se confondaient pas, comme le montre Marc Martin, et se rendaient mutuellement service. L'auteur met en relief, à cet égard, le rôle important joué par les revues et le roman-feuilleton. Ce dernier, précisément, ne représente-t-il point le concurrent du livre par excellence ? En ouvrant « les livres de comptes du feuilleton », bousculant au passage bien des idées reçues, Isabelle Tournier, au terme de son enquête bibliométrique, estime que « loin de concurrencer la librairie romanesque, le feuilleton l'aurait sauvée ».

Ségolène Le Men étudie, quant à elle, une autre forme de concurrence, celle dans laquelle s'affrontent l'homme de lettres et l'illustrateur. La bibliométrie, en effet, ne saurait se désintéresser de l'élément, si important au XIXe siècle, que représente l'image dans ses rapports au texte, d'autant que les types en sont multiples et diversifiés à l'extrême. De son côté, Odile Krakovitch s'intéresse au livre théâtral sous la Restauration et la Monarchie de Juillet ; production qui se prêtait aux innovations éditoriales : des délais de publication fort courts, l'apparition de formats nouveaux, une baisse sensible du prix de vente... De ces questions et des problèmes que constituent, par exemple, le respect de la propriété littéraire ou les contrefaçons belges, se préoccupèrent des penseurs socialistes tels que Saint-Simon ou Proudhon. Philippe Régnier, parIant à leur propos de « politiques du livre », peut conclure que les « prétendues utopies » dont on crédite volontiers ces philosophes, en réalité « préfigurent des solutions mises en œuvre depuis lors, avec des succès divers ».

La dernière partie de Mesure(s) du livre est consacrée tout entière à la littérature et à l'utilisation des méthodes quantitatives dans l'étude d'un domaine à première vue rebelle à toute emprise des chiffres. Ainsi, pour A. Vaillant, « s'il existe une spécificité de la bibliométrie littéraire, elle se signale d'abord par les réticences qu'elle continue de provoquer chez beaucoup de spécialistes du texte craignant de voir les historiens de la littérature succomber à une nouvelle fascination du nombre ».

Les exposés de Joëlle Mertès-Gleize, Anne-Marie Thiesse, Guy Rosa et Stéphane Vachon illustrent, au contraire, la fécondité des enquêtes bibliométriques et l'originalité de leur apport. La première communication, « Crise et usage du livre dans la littérature fin de siècle », entreprend d'analyser « la représentation des livres dans les textes romanesques », en prenant appui sur Boward et Pécuchet et le fascinant A Rebours de J.K. Huysmans. Guy Rosa présente, schémas et tableaux à l'appui, « l'édition des oeuvres de Hugo 1870-1885 », tandis que Stéphane Vachon tente de quantifier la production romanesque de Balzac, « massif imposant » s'il en est. Anne-Marie Thiesse, enfin, s'attache à la production poétique, surabondante au XIXe siècle, et au rôle que certaines revues et maisons d'édition povinciales ont pu jouer dans ce domaine.