Valoriser le patrimoine écrit
Martine Poulain
La Fédération française de coopération entre bibliothèques (FFCB) et l'association de coopération rhône-alpine ACORD 1 célébraient ensemble la cinquième édition du « mois du patrimoine écrit » 2 en appelant à un troisième colloque sur ce thème dans la ville de Roanne. Comment valoriser et « médiatiser » le patrimoine écrit ? Cette entreprise n'est-elle pas infiniment plus délicate que dans d'autres domaines de l'art ? Quelle contemplation ou quelle lecture, quelle image et quel usage de l'écrit veut-on favoriser en cherchant à promouvoir le patrimoine écrit ? Les « nouvelles technologies » seront-elles d'une aide quelconque pour repenser cette question ?
Patrice Béghain, directeur régional des affaires culturelles, a souligné à quel point étaient insuffisantes les réponses données aux rapports pourtant déjà assez anciens concernant la sauvegarde du patrimoine 3. Ce patrimoine reste, si ce n'est inconnu, à tout le moins méconnu. Même les données quantitatives sont lacunaires. La tâche d'inventaire et de repérage est fondamentale et doit inclure le recensement des fonds privés. Dans le grand mouvement de développement des bibliothèques publiques, la restauration et la conservation n'ont pas été des tâches prioritaires. Or ce patrimoine est menacé, en survie. La valorisation du livre est plus difficile que celle d'un tableau ou d'un film. Le rôle de passeur qu'ont les bibliothèques dans la transmission du patrimoine écrit est essentiel. Une transmission qui n'est pas seulement celle de l'objet livre, mais surtout celle de son contenu.
Un peu d'histoire
Dominique Poulot, de l'Université Pierre Mendès-France à Grenoble, a rappelé quelques étapes de la constitution de « la figure du patrimoine ». Si les cabinets de curiosité des XVIe et XVIIe siècles en étaient un premier témoignage, les Lumières, tout entières tournées vers la Raison et le progrès ne s'y intéressent guère : « la Raison est encombrée de ce passé ; il faut l'en libérer ». C'est la Révolution qui invente le patrimoine. « Le patrimoine doit advenir contre le passé » ; l'exposition des œuvres au musée doit montrer les erreurs des siècles passés ou au contraire la force visionnaire d'un certain nombre d'artistes. Le patrimoine est alors un instrument utile dans le « processus de regénération » en cours. Sa présentation doit être essentiellement chronologique et autoriser ainsi la compréhension des moments de progrès ou de décadence. Le projet muséal de la Révolution est encyclopédique ; il concerne tous les arts. Un établissement doit être proposé par département. Certains caressent l'idée d'un musée central où seraient rassemblés tous les originaux, associé à une série de musées locaux offrant autant de copies des chefs-d'œuvre...
Le XIXe siècle déclinera le patrimoine de diverses manières. La monarchie de Juillet voudra restaurer son lien avec le christianisme. Guizot le verra manifester la supériorité de la civilisation européenne et de la France, incarner l'idée d'Etat-Nation, particulièrement dans une architecture, qui se doit d'être monumentale. La troisième République mettra, elle, l'accent sur l'appartenance du patrimoine à une patrie, sur la territorialisation, sur l'importance des identités folkloriques.
Après que Malraux eut donné au ministère des Affaires culturelles qu'il venait de créer la mission d'« assurer une plus vaste audience à notre patrimoine culturel », l'heure est aujourd'hui à l'éclectisme, le patrimoine, comme la culture, étant très largement défini.
Le patrimoine n'a donc pas toujours été une valeur. Yves Peyré a rappelé quelques exemples célèbres qui devraient suffire à en convaincre. Un Michel-Ange ou un Palladio n'ont pas hésité à détruire pour reconstruire selon leurs vues. L'oubli a longtemps été considéré comme plus important, plus créatif, que la mémoire.
Les bibliothèques et la valorisation
Les bibliothèques sont trop timides dans leur politique de valorisation. Celle qu'entend mener Yves Peyré à la Bibliothèque de France se veut ambitieuse : il faut « aller au-delà de la matérialité du livre », « convertir le lisible en visible », la valorisation reposant sur l'idée que les documents ne doivent pas « être livrés tels quels au présent ». Les actions de la Bibliothèque de France se déclineront dans sept domaines : les expositions (en « reprenant le meilleur de la tradition du Centre Pompidou ») ; les manifestations orales (séminaires, débats, etc.) ; l'édition ; l'action pédagogique, envers les scolaires notamment ; la francophonie ; les produits dérivés ; la participation à des activités d'animation extérieures à l'établissement lui-même. Une conception somme toute assez classique et dans laquelle la Bibliothèque de France pense essentiel, avec raison, de garder la maîtrise intellectuelle des actions qu'elle engagera.
Autre exemple sur le point d'aboutir : le projet CIRCE (Centre interrégional pour la restauration et la conservation de l'écrit), initié par la région Franche-Comté. Grâces, semble-t-il, soient rendues aux mérules qui ont infesté les fonds anciens de la bibliothèque municipale de Besançon... Elles ont révélé l'ampleur des besoins et l'inadaptation des solutions existantes, par trop centralisées et coûteuses. Ainsi les partenaires de la région sont-ils en train de créer ce Centre, dont les fonctions seront les suivantes : protection et mise en valeur des fonds ; formation des personnels ; outil de traitement ; régulation d'un marché que Georges Curie pense peu sain, certains jouissant d'une situation de monopole trop facile.
La conversion rétrospective, cruel révélateur
Les études menées dans le cadre des entreprises de conversion rétrospective des catalogues ont été un « révélateur cruel », estime Jean-Paul Oddos. Qu'on en juge. La connaissance, ne serait-ce que quantitative, des fonds est incroyablement lacunaire et tous les chiffres qui avaient été avancés doivent être systématiquement révisés à la baisse : les collections ont été largement surestimées. Les fonds non inventoriés, non catalogués sont considérables. Le niveau des collections serait souvent médiocre. Les bibliothèques françaises sont encore sous-développées en moyens humains et techniques en ce domaine. Enfin, des fonds importants restent en dehors du projet actuel de conversion rétrospective.
Celle-ci se fait à deux vitesses : les bibliothèques municipales ne disposent pas de fichier d'autorité, la Bibliothèque nationale ne semblant pas disposée, pour l'instant, à les faire bénéficier des siens. On peut ainsi dire, selon Jean-Paul Oddos, que « la Bibliothèque de France s'offre un complément de catalogue, plutôt que les bibliothèques concernées ne construisent un catalogue commun ». Les transferts de compétence de la Direction du livre à la Bibliothèque de France seraient « étranges ». L'opportunité tiendrait lieu de politique. Enfin, la réflexion sur l'usage des ces futurs catalogues serait en panne et quelque peu reléguée au second plan. Toutes ces questions en suspens n'empêchant pas l'avancement des affaires...
Ce n'est qu'un début, continuons la conversion
Jean-Paul Oddos propose de réfléchir plus résolument en termes européens : il en veut pour preuve l'importance de projets tels EROM (European microfilms masters) concernant les masters de microfilms ou le projet de Consortium européen qui pose dès aujourd'hui la question du partage des notices entre dix-huit grandes bibliothèques européennes... Il faut se doter de structures de réflexion permanentes : pourquoi faisons-nous un catalogue collectif ? Pour quels projets ? Pour quels utilisateurs ? Enfin il faut penser le futur du catalogue en termes pluriels, en termes de programmes. Vu le (faible) niveau des catalogues, la conversion ne peut être qu'un début. Un catalogue est un outil et non une fin. Il faut définir et planifier des objectifs en fonction des besoins et des lacunes : ainsi, selon Jean-Paul Oddos, l'une des urgences serait un catalogue de la littérature française antérieure à 1450.
Deux journées riches d'échanges, dont les enjeux furent fort bien résumés par Michel Melot. La contradiction domaine public / usage privé est au cœur même de la question patrimoniale : comment des objets privés, intimes, tel le livre, peuvent-ils être proposés à l'usage public ? Les nouvelles technologies, comme semble le penser Philippe Aigrain, permettront-elles de dépasser ce clivage ? « Qui sont les bénéficiaires de cet héritage qu'on nous demande de revendiquer ? A qui devons-nous remettre l'héritage qu'on nous demande de préserver ? ».