L'iFLA à New Delhi

Martine Poulain

Comme il est d'usage, un congrès de l'IFLA 1, c'est aussi l'occasion de mieux connaître la situation des bibliothèques dans le pays d'accueil.

La Bibliothèque nationale

La Bibliothèque nationale indienne, explique Kalpana Dasguta, de la Bibliothèque nationale de Calcutta, est l'héritière de la Bibliothèque publique de cette même ville, fondée en 1836, et de la Bibliothèque impériale, ouverte au public en 1903. C'est une loi du Parlement qui créa la Bibliothèque nationale indienne en 1948. La Bibliothèque impériale était assez riche, mais n'avait pas pu bénéficier du dépôt légal institué en 1867. Ses collections sont donc lacunaires, notamment en ce qui concerne les collections en langue indienne de la première moitié du siècle.

Selon la loi de 1954 (Delivery Books and Newspapers Book Act), un exemplaire de chaque livre ou périodique publié en Inde doit être déposé à la Bibliothèque nationale, ainsi qu'un certain nombre d'exemplaires dans quelques bibliothèques publiques.

Mais les enrichissements de la Bibliothèque nationale indienne se font aussi grâce aux échanges avec 205 institutions réparties dans 85 pays. Ces échanges permettent d'acquérir des documents concernant l'Inde et publiés dans d'autres pays. La Bibliothèque nationale pratique aussi l'achat et cherche à encourager l'acquisition sur microfiches de documents non disponibles et provenant notamment de l'ancien pouvoir colonial.

En 1969 et 1986 ont été précisées les fonctions de la Bibliothèque nationale comme centre bibliographique. La publication de la Bibliographie nationale indienne commença en 1958. Le multilinguisme rend, on le sait, une telle opération particulièrement délicate : la diversité des langues, de l'écriture, les lacunes de la normalisation et de l'automatisation sont autant de handicaps. La Bibliographie nationale indienne est effectuée en caractères romains avec un recours aux diacritiques Huntériens pour la translittération. Ces dernières années ont vu un développement important de l'automatisation de la saisie des caractères indiens. Ce programme est connu sous le nom de GIST : Graphic and Indian Script Terminal et autorise une translittération automatique en caractères romains. Les développements futurs devraient permettre la même translittération automatique de tous les autres caractères de toutes les autres langues. Le paysage éditorial indien est en effet divers et important dans toutes les langues du pays.

Une entreprise d'autant plus difficile que nul ne sait même avec précision combien d'ouvrages sont publiés en Inde chaque année. La couverture existante est donc loin d'être exhaustive.

Les bibliothèques universitaires

C'est en 1887 que furent créées les trois premières universités indiennes à Bombay, Calcutta et Madras, rappelle K.A. Isaac, de la bibliothèque universitaire de Thirvananthapuram au Kerala. Il n'existait en 1947, juste avant l'indépendance, que 18 universités.

Elles sont aujourd'hui 189 si l'on y inclut les grandes institutions nationales. On distingue les universités relevant directement de l'Etat central et les universités relevant des divers Etats. Quatre sont exclusivement réservées aux femmes. L'Inde offre aussi 7 121 collèges. L'enseignement supérieur accueille ainsi 4,425 millions d'étudiants et emploie 262 000 enseignants.

Les bibliothèques universitaires ne furent créées que longtemps après les universités elles-mêmes. Les bibliothèques qui dépendent des universités relevant de l'Etat central sont mieux dotées financièrement que les autres. Les budgets connaissent de grandes variations - de 56 000 à 115 000 roupies (une roupie est égale à environ 20 centimes). Selon les recommandations officielles, les dépenses documentaires devraient représenter entre 15 et 40 roupies par étudiant, mais personne n'atteint ce score.

L'importance des collections varie de moins de 10 000 volumes à plus de 600 000, les acquisitions annuelles de 200 à 12 000. Divers types de classification sont utilisés. L'offre peut être regroupée dans un bâtiment unique ou répartie en plusieurs. Le personnel dirigeant des bibliothèques n'est pas toujours formé de professionnels.

La coopération est presque inexistante en Inde. Le prêt entre bibliothèques est pratiqué sur un mode de relations inter-personnelles, mais guère plus, et les quelques catalogues collectifs existants - de périodiques scientifiques ou de périodiques en sciences sociales par exemple - ne sont pas à jour.

La University Grant Commission, qui est chargée de répartir les aides de l'Etat central aux universités, aide à la mise sur pied de centres d'information automatisée à l'intention des scientifiques, par exemple à Bengalore, à Bombay ou à Baroda. Le projet plus global d'informatisation des catalogues et de l'accès aux ressources des grandes bibliothèques universitaires ou de recherche s'appelle INFLINET : Information and Library Network.

Les bibliothèques publiques

C'est le maharaja de Baroda, au début du XIXe siècle, qui fut l'un des premiers souverains « éclairés » à mettre en œuvre un réseau de lecture publique ainsi que des éléments de formation professionnelle. En 1913, Baroda offrait des bibliothèques dans 36 villes sur 38 et dans 216 gros villages sur 426. Mais cet effort ne survécut pas à son initiateur et il fallut attendre l'Indépendance pour qu'un deuxième souffle soit donné à ces tentatives. Des lois sur les bibliothèques publiques furent émises dans quelques états entre 1948 et 1979 (Madras, Hyderabad, Andhra Pradesh, Mysore, Maharastra, etc.). Neuf Etats disposent aujourd'hui d'une législation sur l'offre en bibliothèques publiques.

La bibliothèque publique de Delhi fut un projet pilote des années cinquante, avec l'aide de l'UNESCO. Delhi offre aujourd'hui 54 points de bibliothèques, dispose de cinq bibliobus ; les collections représenteraient plus d'un million de volumes. Mais le service est aujourd'hui considéré comme insuffisant.

Mais dans l'ensemble, estime Krishan Kumar, directeur de l'Ecole des bibliothèques et sciences de l'information de l'université de Delhi, le développement des bibliothèques publiques a été lent et sporadique. Sans des mesures législatives et incitatives plus effectives de la part des Etats et de l'Etat central, sans un effort de formation des personnels, sans un véritable renouvellement de l'offre, aucun développement n'est possible.

Une tâche pourtant prioritaire puisque l'Inde compte encore 33 % d'analphabètes dans les villes et 70 % dans les campagnes.

Les bibliothèques pour enfants

La tradition orale et la richesse des grands récits indiens assurent toujours la base d'une bonne partie de la production imprimée. Mais la production de littérature enfantine n'est pas très importante. Après l'Indépendance, la revendication identitaire influença considérablement la production : révision des manuels scolaires, édition d'ouvrages qui témoignent de la richesse des traditions nationales ou des nouvelles valeurs alors promues.

A la fin des années cinquante, fut créé le Children's Book Trust, puis le National Book Trust, qui contribuèrent fortement au renforcement de la qualité de l'édition pour enfants. Le National Book Trust est aujourd'hui le plus grand éditeur du pays. Nombre d'ouvrages sont d'abord proposés en anglais puis traduits dans les douze autres langues officielles. Mais l'action de ces deux organismes s'est surtout attachée à la publication d'ouvrages en langue anglaise, sans réussir vraiment à développer les productions dans les langues indiennes. De même, ces organismes ne réussirent pas à assainir le fonctionnement du secteur privé.

Il existe environ 1 000 éditeurs en Inde, dont 50 seulement publient exclusivement pour les enfants. Environ 700 titres pour enfants sont publiés chaque année, ce qui reste notoirement insuffisant si l'on considère que le nombre d'enfants scolarisés atteint les 95 millions. Selon Mohini Rao, de l'université d'Hyderabad, auteur de cette présentation, les causes de ces lacunes sont les suivantes :
- un prix de vente du livre très élevé confronté à la faiblesse du pouvoir d'achat de la population,
- des habitudes de lecture peu développées,
- un taux d'analphabétisme important,
- « l'apathie » des adultes,
- l'impact de la télévision,
- l'inaccessibilité des livres et le manque de bibliothèques,
- la faiblesse du professionnalisme des bibliothécaires.

Le National Book Trust organise des foires du livre dans tout le pays, des crédits d'acquisition de livres pour les écoles ont été débloqués, le National Book Trust ayant préparé une sélection d'ouvrages de qualité dans les différentes langues. Enfin le Trust encourage la création de clubs de jeunes lecteurs dans la ville de Dehli.

La presse en Inde

Les dernières statistiques, de 1988, font état de 25 536 titres de périodiques. Pourtant la croissance du nombre de périodiques s'essouffle : elle était de 7 % en 1971, elle n'est plus que de 3,7 % en 1988.

La répartition thématique serait la suivante :
- 8 578 titres de « news » et de périodiques généraux,
- 3 120 titres littéraires ou culturels,
- 1 746 titres dans le domaine de la religion et de la philosophie,
- 800 titres dans le domaine des sciences, de la médecine et de la santé,
- 665 titres concernant le commerce et l'industrie,
- 487 titres concernant la situation sociale,
- 420 titres sur le cinéma,
- 368 titres s'intéressant au travail.

Les catalogues collectifs existant concernent essentiellement les sciences et les sciences sociales (contribution de Pawan K.Gupta, de la Bibliothèque universitaire du Rajasthan de Jaïpur).

Raganathan

En ouverture du Congrès, Eric de Grolier avait rendu hommage à Ranganathan en rappelant quelques-unes des grandes lignes de ses conceptions en matière d'offre bibliothéconomique.

Mathématicien d'origine, Ranganathan étudia la bibliothéconomie à Londres dans les années 1924-1925. De retour à Madras, il réorganisa totalement la bibliothèque universitaire et conçut peu à peu sa « théorie » qu'il exposa dans plusieurs ouvrages qui ont, depuis, fait le tour du monde. En poste successivement à Bénarès, à Delhi, puis de nouveau à Madras, il fut actif dans les bibliothèques jusqu'en 1972.

Voici par exemple ses « cinq lois » :
- les livres sont faits pour être utilisés,
- à chaque lecteur son livre,
- à chaque livre son lecteur,
- économisez le temps du lecteur,
- la bibliothèque est un organisme destiné à se développer.

Toute l'organisation de la bibliothèque doit être pensée en fonction de ces « lois ».

Ranganathan est aussi auteur de plans de développement de la lecture publique en Inde et directement à l'origine de la première « loi sur les bibliothèques publiques de Madras » promulguée en 1948 et de diverses tentatives au niveau central.

Il prendra une large part à la création de l'INSDOC, le grand organisme documentaire indien, et consacre de nombreuses réflexions aux relations entre documentation et bibliothèques, ainsi qu'aux usagers. Il fut l'un des premiers à faire des enquêtes auprès des utilisateurs : ainsi dès 1940 publie-t-il une étude sur le public de la bibliothèque universitaire de Madras.

Actif aussi dans le domaine de la formation, il fonde en 1929 une Ecole de bibliothéconomie à Madras qu'il dirige jusqu'en 1944. Il sera aussi directeur du Centre de recherche et de formation pour la documentation de Bengalore. Auteur de plusieurs manuels, il encourageait aussi ses étudiants à faire de la recherche.

Ranganathan sera d'autre part l'auteur d'une classification (la Colon classification), et inspirera nombre de décisions internationales en ce domaine. Ranganathan mérite certes, comme le propose Eric de Grolier, une place d'honneur dans le panthéon des « Pères fondateurs » des bibliothèques.