Rencontres régionales sur l'illettrisme
Yvonne Johannot
L'AG3I (Association pour la Gestion InterInstitutionnelle de la lutte contre l'Illettrisme) est une association créée en 1984 dans la région Rhône-Alpes, ayant pour but de promouvoir les initiatives et de favoriser les échanges entre tous ceux qui œuvrent à la prévention et à la lutte contre l'illettrisme. Depuis sa fondation, elle a été amenée à orienter aussi ses activités en direction d'une réflexion autour de l'illettrisme, conçu moins comme une carence dans une compétence (la lecture-écriture), que comme un aspect ou une manifestation d'une difficulté à trouver son identité et sa place dans une société qui a vite fait d'exclure ses marginaux - ceux qui n'ont pas reçu - ou refusé -ses valeurs culturelles, ses normes de comportement, ses hiérarchies sociales.
Les représentations de l'écrit
Organiser, sur le plan régional, des journées de rencontres où seraient échangées des expériences, débattues des problématiques entre des partenaires confrontés à des publics divers connaissant des problèmes dans leur rapport à l'écrit faisait donc très directement partie des missions de l'AG3I.
Une centaine de personnes participèrent à ces deux journées : une majorité de formateurs, de bibliothécaires, des chercheurs venant du Rhône et des départements limitrophes.
La première matinée fut consacrée à une séance plénière où huit organismes rattachés à l'AG3I vinrent rendre compte de leurs activités : action de la bibliothèque de Bron en direction de la petite enfance ; actions d'accueil du CLAP mettant sur pied des stages de médiateurs et des concours d'écriture ; action de l'ARALE, à Grenoble, organisant des stages locaux en formation de formateurs ; actions sur une ZEP (zone d'éducation privilégiée) où un effort est fait pour coordonner les responsabilités diverses : activités d'un espace formateur Rhône-Alpes, lieu-ressources financé par l'Etat, de conseil et de formation de formateurs ; action de la FNAARS auprès de femmes en difficulté, préoccupée par leurs problèmes sociaux - y compris l'illettrisme ; action des clubs Léo Lagrange luttant pour la prévention et la formation, etc.
Interventions riches, montrant combien les problèmes de terrain ont à être affrontés dans leur urgence et leur complexité.
Une table ronde réunit quatre intervenants où Guy Simonard (Grenoble) rendit compte du Colloque Illettrisme et psychanalyse tenu à Grenoble en novembre 1991 **. Liliane Mémery, psychologue en formation de formateurs, s'interrogea sur « Quand ne pas lire, c'est faire ». L'illettrisme pose la problématique de la relation individu-culture graphique. Comment se fait-il qu'une culture ne transmette pas à chacun le capital symbolique qui en fait la spécificité ? Elle montra comment « sortir de l'illettrisme » représente pour l'individu un pas valorisant, déclenchant une envie d'apprendre. L'exclu se fait, de ceux qui ne sont pas des « illettrés », une représentation imaginaire qui le confine dans une situation de marginalité et en même temps le protège, où des modèles d'inconduites peuvent être analysées comme des mécanismes de protection. Il y a des malentendus entre formateurs et jeunes pour lesquels les représentations de l'écrit ne sont pas les mêmes. Il ne peut y avoir de véritables dialogues et de mise en place d'un apprentissage avant que ces représentations et ces différences soient précisées dans la tête du formateur et c'est à partir d'elles que le travail pourra commencer.
Nouvelles perspectives
Bernard Lahire, sociologue et chercheur à l'université Louis Lumière Lyon II, parla des « Usages sociaux de l'écrit et des rapports différenciés à l'écrit » pour réinterroger « l'illettrisme ». Quelles modifications l'usage de l'écrit entraînent-elles dans le rapport au savoir et à sa transmission, dans le rapport à l'espace et au temps, à la société, à l'autre et à soi ? Quels types de rapport ceux qui ont fait l'expérience de l'« échec scolaire » peuvent-ils entretenir avec la culture qui les entoure et qui les a exclus ? Poser la question de cette façon, c'est orienter la recherche sur l'illettrisme vers de nouvelles perspectives qui devraient nous aider à mieux déterminer les tris effectués par notre société et son école et toutes les nuances qui sont à apporter dans la façon dont un individu incorpore plus ou moins fortement et durablement le rapport scriptural-scolaire au langage.
Jean-Marie Besse, psychologue, chercheur à l'université Louis Lumière Lyon II, présenta la recherche qu'il a menée avec Bernard Lahire dans deux entreprises de la région, afin de déterminer la relation à l'écrit de différentes catégories de salariés. Sans entrer dans les détails, insistons sur le fait que ces travaux ont mis en évidence qu'aussi bien auprès du personnel de service dans une école maternelle qu'auprès d'ouvriers de bas niveau de qualification, métallurgistes, ou de leurs supérieurs hiérarchiques, la maîtrise de l'écrit comme l'utilisation du livre est toujours liée à des critères de pouvoir. En voulant ignorer cet aspect de la représentation de l'écrit, on risque de favoriser tous les blocages à l'apprentissage.
Ce point fort tout au long de ces journées, celui de la représentation de l'écrit et du savoir, fut repris par Liliane Mémery dans l'atelier de l'après-midi où elle s'interrogea sur la façon de susciter l'intérêt, de provoquer l'identification à une action afin de faire intervenir la mémoire. Elle insista sur le fait qu'adopter l'écrit comme moyen de communication, c'est aussi créer un nouveau rapport avec le temps ; ce n'est plus vivre au jour le jour mais être capable de réaliser un projet.
Deux relations d'expérience furent décrites, au cours de la dernière matinée : celle d'un groupe de bibliothèques du Lyonnais qui mirent sur pied un fichier de titres pour un public de faibles lecteurs et d'apprenants ; la sélection a été faite en tenant compte du thème traité, de la typographie, de l'iconographie ; mention y est faite du public auquel le livre pourrait convenir. Ce travail cherche à répondre au difficile choix d'ouvrages que l'on voudrait mettre entre les mains d'adultes débutants, auxquels on n'a souvent qu'à conseiller des livres pour petits enfants. Un éditeur lyonnais s'est intéressé à se spécialiser dans l'édition et la création d'ouvrages pour non-lecteurs, en tenant compte de leurs problèmes linguistiques. Une autre expérience, sur un quartier de Bron, fut réalisée avec un écrivain public présentant son matériel dans différents lieux et encourageant le public à la rédaction de textes dont on envisage la publication.
La table ronde de l'après-midi fut une occasion, pour les formateurs présents, de confronter leurs méthodes d'enseignement dont la diversité même marque bien combien apprendre à lire-écrire s'accompagne toujours de tout un travail psychologique pour redonner confiance à un individu et, d'abord, susciter chez lui l'envie d'apprendre. L'essentiel de l'intérêt de ces deux journées fut de rendre possible un échange où des avis s'opposèrent et se précisèrent, autour d'un sujet, l'illettrisme, dont on réalise aujourd'hui qu'on ne peut le comprendre que si on se préoccupe d'abord de concevoir d'une façon claire ce que l'écrit représente pour nous.