Apprendre à Paris VIII
Anne-Marie Filiole
L'entrée à l'université est un moment décisif dans la vie d'un étudiant. Pour Alain Coulon (département des sciences de l'éducation), c'est un passage où doit s'élaborer un nouveau savoir et se construire une nouvelle identité. Instrument de classement social, l'université opère en effet trois changements : par rapport au temps, par rapport à l'espace, par rapport aux règles et au savoir. La première tâche pour celui qui arrive est donc d'apprendre le « métier », « faute de quoi il s'auto-élimine » - le taux d'échecs et d'abandons dès les premiers mois du 1er cycle en témoigne... L'initiation consiste à s'adapter au code de l'enseignement supérieur, en découvrant les « allant de soi et les routines de l'université ». Au temps de l'étrangeté, où tout est nouveau, succède celui de l'apprentissage, soit un processus de mise en conformité avec le milieu, puis celui de l'appropriation, qui est aussi celui de la transgression et permet de maîtriser le langage de la communauté.
Dès 1984, à l'occasion de la réforme des enseignements supérieurs, Paris VIII introduisait des unités de valeur en IST 1 dans le cadre des « langages fondamentaux » prévus par la loi d'orientation dans le 1er cycle. Il s'agissait d'aider les nouveaux étudiants à acquérir des méthodes de travail et de recherche qui leur permettent de mieux utiliser les enseignements universitaires pour accroître leurs chances de réussite aux examens et dans la vie professionnelle.
La connaissance de soi
L'URFIST 2 de Paris élabora une maquette qui constituait « une sorte de boîte à outils » pour « apprendre à apprendre » (Claire Panigel), pouvant se moduler selon chaque discipline. Soit apprendre à :
- traiter l'information : l'identifier, la gérer, la condenser, l'organiser, l'évaluer... ;
- savoir trouver une information ;
- dominer une stratégie de recherche en maîtrisant les processus d'appropriation de l'information ;
- mener une stratégie d'étude, en ayant une réflexion rationnelle sur les savoirs à disposition...
Cette maquette donna lieu à divers travaux de recherche et d'adaptation qui réunirent enseignants et bibliothécaires. Spécialistes du traitement de l'information, ces enseignants étaient avant tout diplômés dans une discipline - il est en effet indispensable d'ancrer la formation méthodologique dans les disciplines de référence.
La question était : comment rendre les étudiants autonomes ? Ces étudiants dont l'âge, l'origine culturelle, les pratiques de lecture sont de plus en plus disparates, à qui le seul mot « méthodologie » paraît tellement indéchiffrable, et son enseignement, conçu en-dehors du cursus classique, si éloigné de l'environnement pédagogique habituel...
Réponse : « En montrant le bien-fondé de la méthodologie, en motivant et en individualisant » (Isabelle Fournier, département de documentation). Autrement dit en proposant de travailler sur un sujet qui leur est personnel « de manière à ce que le réinvestissement soit immédiat ». A travers la constitution d'une bibliographie, d'un dossier documentaire ou la préparation d'un exposé oral... Plus que donneur d'informations, l'enseignant se transforme alors en accompagnateur. Il s'investit dans le projet de l'étudiant, se confronte à la réalité de ses questions et de ses difficultés, n'hésitant pas à se pencher sur la vie des abeilles, le rapport de Cézanne avec le musée, ou le viol des mineurs, selon le cursus suivi par l'étudiant...
Au département de documentation, « l'étudiant est au centre du processus ». On l'amène à prendre conscience de son mode de fonctionnement, à éclaircir ses démarches et à élargir ses possibilités. « La connaissance de soi est la toile de fond du cours » (Brigitte Chevallier). L'étudiant doit savoir « d'où il vient, où il va et par où il peut passer ». C'est là qu'intervient la méthode. « Les méthodes sont fonction de l'individu ». En remplissant un questionnaire, à son arrivée, il découvre ses représentations antérieures, ce qui lui permet de faire un « auto-diagnostic» (de son mode de lecture, par exemple, ou de sa prise de notes). Ce qui permet aussi à l'enseignant de connaître ses attentes. Grâce à un dossier dans lequel il exposera ensuite tous les éléments de sa démarche de travail, il pourra contrôler en permanence son cheminement et éventuellement le réorienter... L'enseignant, quant à lui, pourra identifier et évaluer le travail.
Documentation et réussite
Depuis le début, les enseignants sont soutenus dans ce travail par les professionnels de la documentation. Dès la naissance de Paris VIII, au lendemain de 1968, « la bibliothèque était intégrée au propos pédagogique » (Madeleine Jullien, directrice de l'établissement). En 1973, le personnel intervient dans le département de documentation nouvellement créé. Ces liens se renforcent en 1982 quand le ministère et la MIDIST 3 proposent un cadre pour former les enseignants à la formation scientifique et technique des étudiants - participation critique aux banques de données, connaissance des logiciels, des principes de classification, d'un certain nombre de répertoires... 1984 est une année particulièrement décisive : mise en place des enseignements fondamentaux, observation et formalisation de la démarche intellectuelle, création de la maquette, et déjà 4 000 étudiants à former. A partir de 1985, la bibliothèque organise des stages et met une salle avec fichiers à la disposition des cours.
Aujourd'hui, si elle ne donne plus de cours dans le 1er cycle, elle reste toutefois le soutien logistique indispensable, avec ses répertoires de plus en plus complexes, ses vidéodisques, etc., et s'implique directement au niveau maîtrises et DEA 4. Enfin, bien sûr, c'est la toute première à donner accès à un processus de recherche d'informations dans l'accueil qu'elle réserve aux groupes d'étudiants et dans l'aide individuelle qu'elle leur apporte au bureau de renseignements, véritable observatoire de toutes les pratiques.
L'étude d'évaluation 5 réalisée en 1991-1992 par le département des sciences de l'éducation portait sur une population homogène et stable de 8171 étudiants, inscrits sur trois années : 1986/87, 1987/88, 1988/89. Les premières tendances montrent que cette formation a un impact décisif sur la réussite aux examens. Pour l'année 1987/88, par exemple, les étudiants ayant obtenu une UV 6 de documentation ont été huit fois plus nombreux que les autres à passer de DEUG 1 à DEUG 2, et cinq fois plus nombreux à passer de DEUG 2 à la licence, ayant vraisemblablement appris à « routiniser ce qui leur paraissait d'abord étrange, extérieur » (Alain Coulon).
Au cours d'interviews, les étudiants ont souhaité un cours d'initiation à la documentation dès le début de la 1re année et ont affirmé que, lorsqu'ils en bénéficiaient, ils se sentaient bien plus sûrs pour trouver une information pertinente et diversifiaient leurs lectures.
Trois enseignants ont examiné une série de travaux de groupes d'étudiants décrivant leur démarche dans la recherche d'informations. Des « profanes » (étudiants niveau licence en sciences de l'éducation, non formés à ce domaine), des « novices » (étudiants d'art ayant eu une introduction à la recherche documentaire), des « experts », formés à la méthodologie documentaire. L'homogénéité des commentaires est frappante. Les profanes manquent de réflexion sur leur travail et ne le maitrisent pas. L'objet de leur recherche est indéterminé. D'où une légitime frustration. Les novices ont une connaissance de la classification décimale universelle, des encyclopédies, dictionnaires, etc., mais ils manquent de réflexion sur le processus de recherche, et leurs connaissances des ressources sont mal organisées. Les experts, enfin, ont une démarche expérimentale, créative et productive.
L'enquête de l'ADBU 7, qui a cherché à recenser ce qui existait de semblable en France, a trouvé peu d'UV concernant les méthodes documentaires mais beaucoup d'interventions de bibliothécaires au niveau des formations à l'université.
L'afflux massif des étudiants dans le supérieur devrait pourtant engager à généraliser la recherche documentaire en 1re année, à donner des règles de travail intellectuel, des règles de communication et de discours..., tous facteurs puissants de socialisation et, pour Alain Coulon, autant que pour nous, « symboliquement tout autant que fonctionnellement, les universités devraient être bâties autour de leur bibliothèque ( !)...