Quels livres écrire ?
Anne-Marie Filiole
Un sujet d'une ambition folle à traiter, comme le soulignait André Comte-Sponville 1 convié à en débattre avec Pierre Rosanvallon 2 au cours de ce 5e Entretien de Valois 3, mais urgent car, à force de parler du livre comme d'un produit, en termes de statistiques, et d'évoquer la crise de la lecture, on en oublie la question de fond : le contenu des livres.
Des livres graves
S'inspirant du propos de Jean-Jacques Rousseau, dans Le contrat social : « On me demandera si je suis prince ou législateur pour écrire sur la politique. Je réponds que non. Si j'étais prince ou législateur, je ferais de la politique ou je me tairais », il déclara d'emblée : « Si je savais quels livres écrire, je les écrirais », ajoutant qu'il écrivait actuellement plus volontiers des articles.
La vraie question est pour lui : « Faut-il écrire ? » N'est-il pas vaniteux d'ajouter un livre à tous ceux qui existent, quand on sait qu'on ne lira de ceux-ci qu'une infime partie ? A supposer qu'on lise un livre par semaine pendant soixante ans, on n'aurait jamais lu que 3 120 livres dans sa vie ! Bien moins que le centième d'une bonne bibliothèque littéraire...
Concurrencé aujourd'hui par toutes sortes de loisirs, le livre a d'ailleurs perdu sa fonction de divertissement roi. Nous ne lisons plus pour passer le temps, mais pour lire vite, l'essentiel. Par ailleurs, l'accumulation des chefs-d'œuvre dont nous souffrons amoindrit leur importance et les dévalorise. Aucun livre ne produira jamais plus l'effet de nouveauté que pouvaient produire en leur temps les livres de Platon ou d'Aristote, que produisaient déjà dans une moindre importance ceux de Descartes, et sûrement bien moins encore ceux de Kant. Chacun d'eux ne représente qu'une portion négligeable de la production et, quelle que soit sa valeur intrinsèque, l'intérêt qu'il suscite ne cesse de s'amenuiser.
Les gens ne lisent plus que sporadiquement. Qui a lu en entier L'Illiade et L'Odyssée ? Les Essais de Montaigne ? Qui va lire aujourd'hui 1 000 pages d'un philosophe ? Les auteurs prennent-ils le temps de se lire entre eux ? S'ils devaient lire leurs œuvres complètes, ils en auraient pour une vie. « Chacun peut bien écrire ce qu'il veut, l'autre sait déjà qu'il ne le lira pas »...
Il est donc urgent d'écrire le moins possible en se référant à la sagesse de Jules Renard dans son Journal : « J'aurais pu faire six livres de plus, mais pas un seul de mieux ». N'écrire que quand on ne peut faire autrement, des livres rares (par le génie ou la subjectivité), des livres qui peuvent changer le monde, une existence, la vie de l'écrivain, des livres mieux écrits que les autres, ou auxquels on tient absolument. Des livres pour lesquels on est prêt à donner vingt ans de sa vie. Si l'on se pose la question : « Quels livres écrire ? », il est dès lors essentiel de s'abstenir.
Des livres rares, aussi, au sens de brefs. « Prendre modèle sur les Pensées de Pascal »... Brefs et graves, quand grave est le contraire de frivole, pas de léger : les Fables de La Fontaine sont un chef-d'œuvre de gravité légère. « Ecrire accoudé à la mort comme appuyé à la cheminée », disait Valéry. Et Cioran (?) : « N'écrire que les phrases que l'on puisse murmurer dans le pas d'une porte à un ivrogne ou à un mourant ». Il y a la gravité de la vérité - en ce sens, la poésie est bien plus essentielle que le roman, voire même que la philosophie - et la gravité de la transmission (comme celle des encyclopédies...). Des livres graves, mais qui ne se prennent pas au sérieux : que pourrait dire aujourd'hui un écrivain qui croirait encore à la littérature ? Un philosophe, à la philosophie ? Nul ne peut écrire de grands livres s'il est dupe des livres. Les livres n'ont pas d'importance, ou ils en ont quand ils servent à quelque chose d'autre qu'eux, à la « vraie vie », ce que la littérature n'est pas. « Que vaut la grandeur d'un système face à la médiocrité de la vie ? » conclut superbement André Comte-Sponville - Sartre disait : « Que vaut La nausée face à la mort d'un enfant ? »
La demande sociale
A cela, Pierre Rosanvallon répondit qu'il fallait « déglobaliser et compliquer la question ». Parlait-on de livres à écrire ou à publier ?« Celui qui écrit peut le faire par nécessité intérieure mais doit surtout faire une différence entre ce qu'il écrit et ce qu'il donne à éditer ». Pour lui, il est quatre catégories de livres importants (livres que les Américains appellent joliment « séminaux ») : le livre indispensable, genre dictionnaire ; l'outil de travail, tel le document ; la tentative de répondre à une perplexité, soit l'essai ; enfin, l'œuvre de pensée.
Quel est le moteur permanent du phénomène de masse qu'on connaît actuellement ? Et pour en revenir aux propos d'André Comte-Sponville : pourquoi continue-t-on à écrire des livres après Aristote ? « Parce que » , répond-il, « la politique reste le lieu d'une pratique difficile et qu'il reste quelque chose à comprendre » (ce qui est encore plus manifeste en matière de sciences sociales). C'est donc la somme des perplexités sociales qui alimente l'écriture et la publication. Si la nécessité personnelle est un moteur de l'écrit, la demande sociale en est un autre. Mais, alors qu'au XIXe siècle l'Académie des sciences morales et politiques organisait cette demande en ouvrant des concours sur des sujets précis, l'édition contemporaine la destructure. Il y a trop de livres, mais ceux qu'on voudrait lire n'existent pas car la commande éditoriale s'est substituée à la demande sociale. Cet effet pervers de vide et de surproduction conjoints est dû à la vision « statistique » de l'éditeur : le livre sur cent « qui marchera... ». Encouragé par la médiatisation, celui-ci « présuppose en effet qu'il finira bien par trouver la demande » en sollicitant des noms connus : journalistes, politiques, etc., estimant que « ce genre de livre pourra donner deux plateaux télé et trois petits déjeuners »...
Si l'on enlevait tous ces « livres béquille », le paysage éditorial serait plus clair... Pour en finir avec cette opacité sociale, Pierre Rosanvallon souhaiterait que des organismes privés remettent au concours des livres qui répondent à une vraie demande (notamment en sociologie, l'une des disciplines actuellement les plus en crise).
L'ambition universitaire s'est elle-même modifiée sous l'effet « des corruptions douces » : on demande en effet de plus en plus de manuels et de dictionnaires, livres qui « marchent » très bien. « Il est nécessaire de bien considérer cette dimension économique », rappelle Pierre Rosanvallon. « Ecrirait-on si l'on n'avait que 100 lecteurs au lieu de 10 000 ? » Un livre n'est pas essentiel si son existence est liée à sa valeur commerciale, « si un à-valoir le fait considérer comme essentiel alors qu'il ne l'était pas ».
Mais faut-il nécessairement opposer les deux logiques apparemment contradictoires que sont le livre savant pour un public restreint et le livre écrit pour le grand public ? La thèse universitaire et l'essai médiatique ? conclut Luc Ferry 4 relançant le débat... La première catégorie (une bonne thèse est à peine lue par une centaine de personnes) aurait avantage à être publiée pour un public cultivé plus vaste, si l'université n'opposait son veto de moralité - « une pression universitaire tout aussi fallacieuse que la pression médiatique »... On ne peut être un « écrivain pur » qui ne se soucie aucunement du public. Ce serait « une méta-corruption ». Le « parterre » a le droit de comprendre l'histoire et de réfléchir sur le monde dans lequel il vit. Molière n'écrivait-il pas pour lui ? Descartes aussi, dans son Discours de la méthode...
On le voit, ces deux heures d'échange n'avaient en rien épuisé le sujet qui restait ouvert. Quels livres écrire à ce propos ?