Les bibliothèques municipales dans les années 80
Un développement spectaculaire, mais inachevé
Anne-Marie Bertrand
Les statistiques fournies annuellement par les bibliothèques municipales à la Direction du livre et de la lecture forment un ensemble de données riches et cohérentes. C'est à partir de cette source qu'est ici analysé l'essor des bibliothèques municipales au cours des années 80 : les chiffres dessinent ainsi une véritable dynamique de développement, en matière de moyens (budget, emplois, bâtiments) comme de résultats... Mises en perspective, les statistiques restituent le nouveau visage des bibliothèques municipales : la professionnalisation croissante du personnel, l'apparition des collections multimédia, les nouvelles pratiques des usagers, notamment. Elles permettent aussi d'identifier les points de faiblesse : les annexes dans les quartiers, les horaires d'ouverture. Et de désigner les domaines sur lesquels elles restent muettes, en particulier tout ce qui concerne le réseau des bibliothèques, la coopération, les partenariats. Les sources statistiques, si elles sont irremplaçables, s'avèrent donc insuffisantes, tout comme le développement des bibliothèques municipales, s'il est incontestable, se révèle inachevé voire fragile.
Statistics given each year by the public libraries to the Direction du livre et de la lecture build up a rich and consistent whole of data. The expansion of public libraries during the eighties is analysed through this source : figures show real dynamics in means (budget, jobs, library premises) and results. In prospect statistics give the new aspect of public libraries : the increasing professionalisation of the staff, the coming of multimedia collections, new users practices. They help to note down the weak points - districts annexes, hours of service - and the fields about which they don't say anything, such as library network, cooperation, partnership. If statistics sources are irrepleacable, they are nevertheless insufficient, just as the development of public libraries, though it is undeniable, proves to be uncompleted and precarious.
Le début de l'essor des bibliothèques municipales (BM) remonte aux années 1970, avec la mise en œuvre du programme d'aides incitatives préconisé par le comité interministériel de 1967. Ces mesures (aide à la constitution des collections, subventions de fonctionnement et surtout subventions d'investissement à hauteur significative) vont rencontrer l'intérêt des élus locaux qui sont, en tant que décideurs et financiers, les véritables initiateurs du développement des bibliothèques municipales.
Depuis 1975, les bibliothèques municipales connaissent ainsi un développement continu de leurs moyens et de leurs résultats. Faire le point sur les bibliothèques municipales en 1992, un peu plus de dix ans après la publication de la dernière synthèse sur les bibliothèques, le rapport Vandevoorde, est donc une entreprise probablement utile. Mais en même temps impossible et, au demeurant, sans grand intérêt.
Impossible, car les dernières statistiques disponibles, et encore sont-elles incomplètes, portent sur l'exercice 1989.
Impossible, car, en-dehors des informations quantitatives recueillies dans les rapports annuels, font défaut des données importantes et révélatrices de la qualité des services (qualification du personnel, tarification, outils informatiques, activités de coopération...) ou des pratiques des usagers (fidélisation, multi-inscriptions, usage sélectif ou combiné de l'offre des différents médias ou services...).
Sans grand intérêt (il s'agit là, on l'aura compris, d'une pure formule de rhétorique), car l'important est plus d'appréhender l'évolution des bibliothèques municipales dans leur dynamique que leur situation à une date donnée, fût-elle un anniversaire prestigieux.
Cet article va donc s'efforcer de mettre en perspective l'évolution récente des bibliothèques municipales et, grâce aux chiffres disponibles, d'éclairer les débats et interrogations actuels.
Le nombre de bibliothèques municipales
Il n'existe pas, on le sait, de définition réglementaire de ce qu'est une biblio-thèque municipale. Deux tentatives d'analyse, notamment, en ont été faites dans des textes officiels : la plus ancienne est celle qui figure dans la circulaire de la Direction du livre et de la lecture (DLL), n° 85-2316 du 1er août 1985, Missions, moyens et fonctionnement des bibliothèques centrales de prêt, qui précise les qualités qui doivent s'attacher au statut d'une bibliothèque municipale (création par arrêté municipal, local spécifique, fonds propre, ligne budgétaire et personnel qualifié) ; la plus récente est celle de la Charte des bibliothèques du Conseil supérieur des bibliothèques : « une collection de documents régulièrement renouvelée et accessible, du personnel qualifté, des locaux publics ». Ces deux définitions ont, au plus, une valeur d'usage, mais pas de valeur légale.
Dans les statistiques de la DLL est considérée et comptabilisée comme bibliothèque municipale toute bibliothèque se déclarant comme telle, dès lors qu'elle est en régie municipale directe (ce, pour exclure les bibliothèques associatives peu ou prou chargées d'une desserte publique). Cette imprécision explique que le nombre de BM puisse varier selon les interlocuteurs, les BCP notamment ayant souvent un recensement plus extensif des bibliothèques dites municipales.
Le tableau 1 présente les chiffres tirés des statistiques de la DLL, donc de sources homogènes. L'augmentation est considérable, puisque le nombre de BM s'accroît de 70 % entre 1980 et 1989.
Une curiosité un peu plus attentive fait cependant apparaître quelques étrangetés : le nombre de BM dans les villes de plus de 50 000 habitants serait en diminution lente mais régulière : dans les villes de 20 000 à 50 000 habitants, il connaîtrait des hauts et des bas ; par contre, il serait en augmentation spectaculaire dans les villes de moins de 5 000 habitants : + 350 % entre 1980 et 1989. Et si ces bizarreries avaient une cause technique ? Les statistiques de la DLL ne comptabilisent pas, en effet, le nombre de bibliothèques municipales en France, mais le nombre des ibliothèques qui se disent municipales et qui lui adressent un rapport annuel d'activité. L'augmentation du nombre des BM serait donc, pour une part qui reste à déterminer, due à l'amélioration de la collecte statistique. En ce qui concerne les bibliothèques des plus petites villes, elle est due également (mais pour quelle part ?) à la réorientation des axes de travail des BCP qui, depuis quelques années et notamment depuis la circulaire du 1er août 1985 déjà citée, œuvrent prioritairement à la création de bibliothèques dans les villes de moins de 10 000 habitants.
En 1989, 692 villes de plus de 10 000 habitants (sur 844) disposaient d'une bibliothèque municipale, soit encore 152 dépourvues d'un service public de lecture.
Sur les 1581 villes possédant une BM en 1989, seules 773 ont été bénéficiaires du concours particulier 1re part de la Dotation générale de décentralisation 1, c'est-à-dire ont atteint le seuil donnant droit à subvention pour leur fonctionnement (70 % de la dépense nationale moyenne par habitant pour les villes de plus de 10 000 habitants, 60 % pour les villes de moins de 10 000 habitants).
On le voit avec ces quelques chiffres : le développement des bibliothèques municipales, s'il est indéniable, voire considérable, demande à être apprécié avec nuance.
Le budget
Le tableau 2 présente d'une part les dépenses consenties pour les bibliothèques municipales, tant en investissement qu'en équipement, d'autre part les principales sources de financement.
L'information la plus frappante est, évidemment, l'augmentation constante des dépenses : le chiffre le plus significatif à cet égard est la dépense de fonctionnement exprimée en francs par habitant desservi. C'est lui qui traduit la réalité des moyens de la bibliothèque : il passe de 40,11 F en 1977 à 84,37 F en 1989 2.
La part des dépenses d'investissement, plus tributaires des aléas budgétaires, municipaux comme d'Etat, varie selon les années plus ou moins fastes, mais demeure globalement stable représentant autour de 20 % des dépenses totales.
L'ensemble des dépenses fait plus que doubler, de 1,36 milliard de francs en 1977 à 3,18 milliards en 1989.
Ces dépenses sont assumées par les communes pour plus de 90 % en ce qui concerne le fonctionnement, et entre 75 et 85 % pour l'investissement. Ces proportions ont varié quelque peu pendant les années 1982-1983 (il n'y a malheureusement pas de statistiques disponibles pour l'année 1984), la part de l'Etat ayant crû grâce à l'augmentation du budget du ministère de la Culture. Mais dès 1985, la part du financement communal pour le fonctionnement revient au-dessus du seuil des 90 %.
Si les autres ressources (départements, régions, autres) demeurent marginales, il faut cependant signaler la part croissante et régulière de la participation des usagers, de 1,56 % en 1985 à 2,13 % en 1989.
La décentralisation, applicable au domaine culturel depuis 1986, n'a pas modifié l'équilibre antérieur des différentes sources de financement : en 1980, les communes finançaient 92,35 % des dépenses de fonctionnement et l'Etat 5,42 % ; en 1989, ces chiffres sont respectivement de 90,12 % et 4,48 %. Quant à l'implication de l'Etat dans les dépenses d'investissement, et notamment pour les constructions de bâtiments, elle est difficile à mesurer en l'absence d'un bilan d'emploi du concours particulier : le montant croissant du concours particulier pour l'investissement (101 MF en 1986, 191 MF en 1989) peut en effet recouvrir soit l'augmentation des surfaces construites chaque année, soit l'augmentation du taux des subventions accordées, soit des crédits inutilisés.
Les bâtiments
Lors des décennies antérieures, les débats professionnels ont établi que l'amélioration de l'offre de lecture passait par deux points nodaux : l'un, visible, la construction de bâtiments en quantité (nombre et surface) et qualité (attractivité et fonctionnalité) suffisantes ; l'autre, moins spectaculaire, le recrutement de personnel qualifié.
La surface globale offerte par les bibliothèques municipales est ainsi devenue l'un des critères les plus sensibles de leur développement et, parallèlement, un enjeu majeur dans les projets de plans de développement : le groupe interministériel sur la lecture publique de 1967 fixe comme objectif la construction de 600 000 m2 en dix ans ; le rapport Vandevoorde (1981) estime nécessaire un programme de cinq ans pour la construction de 300 000 m2 ; le rapport Pingaud-Barreau (1982) fixe à 1 800 000 m2 la surface globale à atteindre.
Le tableau 3 présente le décompte des locaux des bibliothèques municipales avec l'état réel du parc jusqu'aux statistiques 1987 et, depuis, des extrapolations basées sur les budgets d'investissement. Si l'on ne cite que pour mémoire le chiffre 1977 (598 000 m2), on constate de 1980 à 1991 une augmentation spectaculaire : de 679 000 à 1 390 000 m2 (estimation peut-être pessimiste), soit 104,7 % d'accroissement. Depuis 1987, on peut raisonnablement penser que les surfaces construites chaque année sont de l'ordre de 70 000 m2 (tableau 4). Le retard des bibliothèques municipales serait donc en partie comblé - tout au moins sur ce point.
Le tableau 5 analyse les équipements mis en service de 1980 à 1988 par tranche démographique. Dans ce tableau, apparaît clairement l'importance que les villes accordent au renouveau et à l'extension des locaux de leurs bibliothèques : les deux tiers des villes de plus de 100 000 habitants ont construit des bibliothèques pendant cette période ; presque la moitié des villes dans la tranche 50 000-100 000 habitants ; le tiers des villes dans la tranche 20 000-50 000 habitants ; 20 % pour les 10 000-20 000 habitants et encore plus de 15 % pour les villes de 5 000 à 10 000 habitants.
Au dessus de 50 000 habitants, on construit plus d'annexés que de centrales, en nombre, mais évidemment plus de centrales que d'annexes, en surfaces. Proportionnellement, les villes de plus de 100 000 habitants ont été un peu moins nombreuses à construire des centrales (22 %) que les villes de 50 000 à 100 000 habitants (24 %) ou de 20 000 à 50 000 habitants (24 % également). La cause en est probablement l'inadéquation relative de la gestion déconcentrée au niveau régional des crédits du concours particulier - la réforme sur ce point est engagée.
La surface moyenne de chaque équipement mis en service croît normalement avec la taille de la commune.
Quant à l'inquiétude que manifestaient Aline Lang et Michèle Rouhet sur le très fort ralentissement de la construction d'annexes à partir de 1988 3, elle pourrait se trouver justifiée par ces chiffres : la surface des annexes représente 21,1 % de la surface globale des bibliothèques municipales en 1987, mais seulement 14,2 % des surfaces mises en service dans la période 1980-1988. On semble donc s'acheminer vers une réduction de la place proportionnellement occupée par les annexes dans l'offre de lecture.
Les bibliobus
L'accroissement du parc est sensible jusqu'en 1983 (tableau 6) et semble ensuite s'interrompre, mais aucune statistique récente n'est là pour infirmer ou confirmer cette tendance.
Le personnel
Sur le tableau 7 qui indique la répartition des principaux types de dépenses de fonctionnement identifiables 4, on distingue aisément que la part des dépenses de personnel augmente régulièrement depuis 1982, à raison d'environ un point par an.
Parallèlement, et fort logiquement, l'effectif du personnel (tableau 8) est en croissance forte : de 5 815 agents en 1977 à sans doute 14 500 en 1989 5.
Entre 1980 et 1983, la progression du nombre des agents qualifiés (A + B) est plus rapide que celle de l'ensemble de l'effectif : respectivement + 49,7 % et 33,7 %. Le taux de progression revient ensuite à un niveau égal pour la période 1983-1987, 21,9 % et 21,2 %. Il est dommage de ne pas avoir de chiffre intermédiaire, qui nous permettrait de vérifier l'hypothèse qui semble la plus probable : l'aide à la création d'emplois qualifiés accordée par la DLL a donné un sérieux coup de fouet à ces créations pour la période 1982-1985 ; l'arrêt de ces subventions incitatives en 1986 a ramené le taux de progression des emplois qualifiés au niveau du taux de l'ensemble de l'effectif.
En toute hypothèse, cet accroissement a principalement porté sur les emplois de catégorie B et le taux d'encadrement reste, lui, inchangé.
Enfin, pour la période 1987-1989, il est vraisemblable que les créations de poste aient connu un nouvel essor : selon les calculs de Louis Yvert, la progression serait de 24,6 % en seulement deux ans.
Les collections
En ce domaine, les dernières statistiques disponibles remontent malheureusement à 1987 (tableau 9). Depuis 10 ans, les taux de progression sont importants : + 60,7 % pour les collections d'imprimés, + 391,8 % pour les phonogrammes, taux indéfini pour les vidéo-cassettes, estampes en prêt ou logiciels qui ne figurent pas dans les statistiques de 1977.
Les collections d'imprimés 6 sont constituées à 79 % de collections « adultes » et, en bonne logique, à 21 % de collections « enfants ». La moitié (51 %) des collections « adultes » est en libre accès, le reste étant pour une large part constitué des collections de conservation - ce qui explique que ce pourcentage de libre accès tombe à 29 % pour les bibliothèques des villes de 100 000 à 300 000 habitants où les fonds patrimoniaux sont généralement importants.
Par rapport à la population à desservir, les collections augmentent régulièrement, de 1,63 livre par habitant en 1980 à 2,15 en 1987, ce qui reste cependant modeste - d'autant plus qu'on ignore tout de la qualité de ces collections.
Les acquisitions de documents (tableau 10) tracent une courbe sinusoïdale : augmentation sensible des dépenses de 1977 à 1983, régression de 1983 à 1987, reprise forte en 1989. Mais cette reprise de 1989, qui reste à confirmer par les statistiques ultérieures, ne suffit pas à rattraper le retard pris par ce poste sur l'ensemble des dépenses des bibliothèques municipales : depuis 1985, la part des dépenses d'acquisition diminue régulièrement.
Expliquer cette phase de stagnation puis cet hypothétique redémarrage est une entreprise hasardeuse : ce pourrait être l'effet pervers de l'aide à la constitution des collections (crédits pour achats de livres, crédits pour achats de disques), généreusement attribuée de 1982 à 1985, qui aurait dispensé les villes d'un effort soutenu en ce domaine pendant cette période, la reprise ne s'effectuant qu'avec un temps de retard ; ce pourrait être la contrepartie de l'augmentation importante des dépenses de personnel, des économies relatives devant être faites sur d'autres postes ; ce pourrait être la conséquence du ralentissement de l'expansion des budgets (tableau 1, taux de progression annuelle), entraînant une redistribution interne des priorités.
Les inscrits
Il aurait été plus satisfaisant d'étudier ici les « usagers » des bibliothèques municipales et leurs pratiques. Mais sur ce point les statistiques font défaut, et pour plusieurs raisons :
- les bibliothèques municipales, service public largement ouvert à la population, ne demandent très généralement aucune formalité pour l'entrée dans leurs locaux et l'accès à leurs documents (hormis l'éventuel bulletin de communication pour les ouvrages en magasin) ;
- or, il apparaît que les bibliothèques modernes multimédias (souvent appelées médiathèques) sont fréquentées par un large public de non-emprunteurs : des dénombrements effectués notamment à Arles, Nantes et Valence ont montré que moins de la moitié des entrants dans la biblio-thèque effectue des emprunts de documents ; pour les autres, il est évidemment impossible d'estimer la part des personnes possédant une carte de la bibliothèque ; - les seules sources statistiques exploitables se limitent au nombre des usagers inscrits à la bibliothèque, et qui plus est des usagers inscrits pour le prêt des livres (des adhésions ou abonnements complémentaires sont souvent demandés pour le prêt de disques, vidéo-cassettes...) ; les réponses sur les emprunteurs de disques sont statistiquement lacunaires : en 1989, sur les 494 BM disant prêter des disques, seules 351 répondent à la question concernant le nombre d'emprunteurs de disques. Pour les emprunteurs d'autres supports, il n'existe aucune statistique disponible.
Pour ces différentes raisons, le tableau 11 ne porte donc que sur les emprunteurs de livres. On y constate, à nouveau, une forte augmentation des chiffres : le nombre des inscrits a augmenté de 69,5 % entre 1980 et 1989. Le nombre des bibliothèques municipales, et donc la population desservie, s'étant élevé parallèlement, la part de la population touchée a augmenté moins rapidement : de 10 % de la population desservie en 1980, à 15,4 % en 1989, ce qui est une relative déception.
Cette déception doit, cependant, être nuancée : pour avoir un tableau réaliste des usagers des bibliothèques municipales, il faudrait, on l'a vu, prendre en compte non seulement les inscrits mais également les personnes fréquentant les bibliothèques sans emprunter, donc hors formalité et hors statistiques ; il faudrait également faire un sort au phénomène de rotation du public (le turn-over), le taux de renouvellement annuel pouvant atteindre 30 %, voire les dépasser, dans les bibliothèques centrales des grandes villes où la population desservie, notamment étudiante, est plus mobile, voire plus volatile.
Il convient, enfin, de noter le ralentissement de l'augmentation depuis 1986 et, si possible, de l'expliquer : le nombre des inscrits a augmenté en effet de 30 % entre 1980 et 1983, mais seulement de 2,4 % entre 1986 et 1989. Si l'on écarte d'emblée l'opinion que ce phénomène aurait pour cause le changement de ministre de la Culture, ou l'idée qu'il traduirait l'échec des bibliothèques municipales, il reste plusieurs hypothèses à examiner, et par exemple : le fait que les bibliothèques informatisées sont de plus en plus nombreuses et qu'en conséquence les statistiques des emprunteurs sont plus près de la vérité, les fichiers étant régulièrement nettoyés et non plus cumulatifs comme c'est trop souvent le cas dans une gestion manuelle ; les nouvelles pratiques des usagers qui fréquentent les bibliothèques sans en être forcément emprunteurs, comme on l'a vu plus haut ; l'hypothèse selon laquelle l'offre de lecture dans les bibliothèques centrales a rencontré ses limites et que, pour connaître un nouvel essor, il conviendrait de diversifier cette offre, notamment dans les quartiers périphériques des grandes villes ; la possibilité que le public ait été déçu par les services proposés, particulièrement en matière de collections ou d'horaires d'ouverture ; l'éventualité d'un accident statistique qui restera sans lendemain ; la conjonction de plusieurs de ces hypothèses - ou d'autres...
L'accès aux documents
L'accès aux documents se fait selon trois modalités : la communication sur place, le prêt à domicile et le dépôt auprès de collectivités.
Le tableau 12 évoque les statistiques de consultation sur place, avec une double concision : les données antérieures à 1985 ne sont pas disponibles et les chiffres ne portent que sur la communication des ouvrages en magasin et la diffusion de vidéo-cassettes sur place, les autres types de consultation (accès au catalogue, usuels, presse...) n'étant pas l'objet de statistiques.
La diminution du nombre de vidéo-cassettes diffusées sur place s'explique par la montée en puissance, simultanée, des vidéothèques de prêt qui se fait, pour une large part, au détriment des vidéothèques de consultation, aussi bien financièrement que pour le temps et l'énergie qui leur sont consacrés.
Le prêt à domicile (tableau 13) présente une forte augmentation : + 63,9 % pour les livres entre 1980 et 1989, + 295,4 % pour les disques pendant la même période. Des esprits facétieux ont même pu calculer que si ces rythmes respectifs se prolongeaient, c'est l'an 2006 qui verrait les bibliothèques municipales prêter plus de disques que de livres...
Le tableau 14 indique les moyennes d'emprunt de livres : d'une part par habitant desservi, qui augmentent régulièrement ; d'autre part par emprunteur, qui décroissent légèrement : il convient de noter qu'en fait la diminution est due au public « adulte », alors que les enfants emprunteraient plutôt davantage -indice supplémentaire des nouvelles pratiques des usagers.
La diversification des médias prêtés par les bibliothèques municipales n'apparaît pas encore dans toute son ampleur dans les statistiques (tableau 15) car il s'agit généralement de services de création très récente. Ainsi, le nombre de bibliothèques prêtant des vidéo-cassettes serait passé de 18 en 1987 à 67 en 1989 selon les statistiques de la DLL. Selon l'ADAV 7 (grossiste fournisseur de la plupart des bibliothèques concernées), le nombre de vidéothèques de prêt aurait en fait dépassé 200 en 1991 : le chiffre annoncé est de 229, duquel il conviendrait de soustraire 15 bibliothèques « rurales », pour s'en tenir donc à 214. Augmentation d'autant plus spectaculaire que la création de ces services ne reçoit aucune aide d'aucune sorte.
Le prêt d'estampes ou de logiciels n'apparaît pas encore dans les statistiques - pour l'un comme pour l'autre de ces documents, on estime qu'une vingtaine de bibliothèques pratiquait le prêt en 1991. Enfin, on peut penser que le nombre de services de prêt de diapositives serait en recul, ce que la fragilité et le vieillissement du support expliqueraient sans peine, mais qui demande à être confirmé par des statistiques ultérieures.
L'accès aux collections, en consultation sur place ou pour le prêt à domicile, n'est possible que pendant l'ouverture de la bibliothèque. Truisme sans doute moins évident qu'il n'en a l'air tant la question des horaires d'ouverture est sous-estimée. Il semble en effet qu'il ait fallu attendre l'article de Louis Yvert, « La tâche qui reste à accomplir est immense » 8 pour avoir des chiffres concernant l'évolution sur ce point.
Le tableau 16 fait clairement apparaître qu'il n'y a aucun progrès en ce domaine - malgré l'augmentation des effectifs pendant la décennie écoulée. On peut en tirer la conclusion, comme Louis Yvert, que l'effort fait en matière de création d'emplois a permis de faire face à la mise en service des nouveaux locaux, à la diversification des services rendus, à l'accroissement de la fréquentation - mais n'a pas permis, en outre, d'augmenter la moyenne hebdomadaire des horaires d'ouverture. Avec les créations lacunaires d'équipements de proximité dans les quartiers, il s'agit probablement là de la principale insuffisance, pour ne pas parler du principal échec, dans le développement des bibliothèques municipales depuis dix ans.
L'accès aux collections se fait, enfin, par le biais de dépôts aux collectivités qui servent ainsi de relais auprès de leurs propres usagers. Il s'agit le plus souvent de collectivités municipales ou para-municipales (secteur scolaire, maisons de jeunes, foyers de personnes âgées...).
Le tableau 17 démasque le changement dans la continuité : le changement, car le nombre de BM effectuant des dépôts et le nombre de livres déposés augmentent très fortement ; la continuité, car la typologie des dépôts, loin de se diversifier, semble se resserrer : les dépôts au bénéfice de « collectivités d'enfants » (enseignement des premier et second degrés, centres aérés, colonies de vacances) représentaient 70,6 % du total des livres déposés en 1980 et 80,6 % en 1987 - on peut sans doute attribuer aux nouvelles responsabilités reçues de la décentralisation par les communes la poursuite de l'effort en direction du secteur scolaire. Quant aux « nouveaux territoires », ils apparaissent encore bien marginaux.
Un réseau cohérent de bibliothèques modernisées
Pour être complet, l'état des lieux des bibliothèques municipales en 1989 (1991 ?) appelle, évidemment, un développement sur le paysage national de la lecture et de la documentation, et sur l'insertion des bibliothèques municipales dans ce paysage.
Mais les chiffres disponibles ne permettent pas d'écrire ce paragraphe.
Il serait pourtant bien utile, voire bien nécessaire, de connaître l'état de l'informatisation des BM (cela, paraît-il, va être fait), les connexions possibles ou réalisées à des réseaux régionaux ou nationaux, l'activité de prêt-inter, l'effort de cohérence documentaire, les prestations demandées ou offertes en matière de conservation partagée, de catalogues collectifs, de formation continue, d'animation, de publications, de promotion ou d'actions collectives - ce que de vieux bibliothécaires démodés persistent à englober sous le terme de « coopération ».
Nul doute que la réflexion sur les « bibliothèques municipales à vocation régionale » comme sur les « pôles associés » de la Bibliothèque de France serait plus facile si la réalité en ce domaine était mieux connue.
Une conclusion personnelle
Les chiffres qui figurent dans ces 17 tableaux tracent un portrait positif des bibliothèques municipales au cours des années quatre-vingt : la dynamique de développement est réelle, les progrès accomplis sont incontestables. Et surtout, me semble-t-il, un seuil de visibilité a été franchi : les bibliothèques municipales font désormais partie du paysage social et c'est un acquis considérable.
La morosité dubitative n'est donc plus de saison : les dix dernières années ont connu un essor sans précédent des bibliothèques municipales.
Pour autant, ce développement reste inachevé et inégal. Je relèverai trois principaux sujets d'inquiétude : la réforme des statuts du personnel territorial a ouvert l'énorme chantier des formations, qui va déstabiliser durablement les établissements, et a gravement démobilisé les principaux acteurs du développement ici retracé ; le contexte économique n'est pas des plus favorables et il est à craindre que des budgets municipaux de plus en plus serrés pénalisent le secteur culturel ; enfin, l'absence persistante de réflexion globale sur le réseau des bibliothèques françaises risque de nous mener tout droit à un système dual : certaines bibliothèques de grandes villes dûment labellisées « à vocation régionale » ou « pôle associé » (et qui en tireront d'ailleurs probablement plus de satisfactions d'amour-propre que de moyens) et les autres bibliothèques, abandonnées à leurs propres forces - ou faiblesses.
L'aménagement du territoire documentaire est pourtant ressenti comme une impérieuse nécessité. Il est urgent de définir et d'organiser, dans le domaine de la lecture et de la documentation, les compétences et les responsabilités des différentes collectivités publiques - et d'en tirer des conséquences en termes de moyens (humains, techniques et financiers). Faute de quoi, l'égalité d'accès au livre et à la lecture continuera de dépendre de la volonté, inégale, des élus locaux et des ressources, inégales, des communes.
Avril 1992