La bibliographie et la sociologie des textes

par Anne Kupiec

D. F Mc Kenzie

préf. de Roger Chartier ; trad. de Marc Amfreville.
Paris : Ed. du Cercle de la Librairie, 1991. - 119 p. ; 21 cm. Index.
ISBN 2-7654-0475-5 : 95 F.

Si le premier terme du titre de ce livre est familier aux bibliothécaires, il ne faudrait pas en conclure qu'il s'agit d'un ouvrage traitant des pratiques d'identification ; l'ambition de l'auteur est tout autre. D.F. Mc Kenzie, Néo-zélandais, professeur de bibliographie et de critique textuelle à l'université d'Oxford définit sa spécialité ainsi : « La bibliographie est la discipline qui étudie les textes en tant que formes conservées ainsi que leur processus de transmission, de la production à la réception ».

Sont ici rassemblés les textes de trois conférences données, en 1985, dans le cadre des Panizzi lectures de la British Library et unis par un même fil conducteur : les formes matérielles des textes ont un effet de sens fondant une « nouvelle conception du texte dans son historicité ». Dans une préface particulièrement éclairante pour un public méconnaissant les travaux de Mc Kenzie, Roger Chartier donne un exemple limpide : en offrant « des formes nouvelles à des textes déjà publiés pour des lecteurs lettrés », le livre de colportage peut « gagner un public autre, plus large et plus humble ».

Dans la première conférence, Mc Kenzie démontre que « les informations qui peuvent être tirées de la lecture des signes typographiques sont aussi précieuses que celles données par les mots eux-mêmes ». Plus largement encore, le détail de composition ou l'analyse du contexte social sont également intéressants dans la recherche du sens historique. Pour illustrer son propos, il compare l'édition originale d'un texte de Congreve (1670-1729) - dont, par ailleurs, il prépare l'édition des œuvres - et une réédition des années quarante. Son analyse le conduit à dégager un double processus : des erreurs de lecture des éditeurs modernes résulte, par voie de conséquence, la création d'un nouveau texte de référence.

Le texte n'est pas uniquement dans le livre : c'est la deuxième affirmation de l'auteur. Mc Kenzie insiste sur la notion de diversité des textes (verbaux, numériques, visuels) et des méta-textes (la bibliothèque), développant sa thèse jusqu'au point ultime où un territoire lui-même peut être considéré comme texte. « L'idée qu'un bloc de pierre du pays Arunta (en Australie) constitue un texte sujet à l'investigation bibliographique n'est absurde que si l'on songe à ranger de telles pierres sur les rayons de bibliothèque et à les étiqueter. La véritable absurdité c'est de songer à importer en terre Arunta notre obsession occidentale de la forme livresque, idée indissociablement liée au contexte tout relatif des demiers siècles de l'histoire européenne », écrit-il.

Mc Kenzie adopte, dans la dernière conférence, une démarche dialectique en s'intéressant à la « relation étroite qu'entretient la forme avec le sens dans le livre imprimé » à l'aide d'exemples aussi différents que Locke ou Joyce. « Les livres peuvent constituer des formes d'une certaine subtilité et toute édition qui refuse de prendre en compte ce phénomène risque fort de donner des textes qui, selon les critères de l'auteur, sont défectueux ». Il poursuit son investigation dans le domaine du film et de la vidéo. Ceux-ci lui apparaissent comme de véritables condensés de « toute une tradition de communication orale, visuelle, écrite et typographique » le conduisant à examiner plusieurs productions, en particulier, Citizen Kane.

Dans cette perspective bibliographique, les bibliothèques publiques ont, naturellement, une fonction essentielle : non seulement pour conserver les textes, y compris ceux qui n'ont pas forme typographique, mais, plus encore, pour maintenir l'accès aux originaux lorsque de nouveaux modes de stockage et de communication exigent la recopie régulière des textes et, donc, leur déformation. Si l'on ne peut pas partager les conceptions de Mc Kenzie - en constatant qu'il laisse, ici, une place bien congrue à la construction du sens effectuée par le lecteur -, il reste que son approche, accordant aux textes des potentialités constantes et nullement figées, présente un intérêt.

A son tour, celui qui fait un compte rendu mérite-t-il d'être apostrophé comme un auteur le fut par Congreve, citant Martial ? : « Ce livre que tu récites, ô Fidentinus, est mien. Mais cette vile recitation que tu en fais le rend peu à peu tout à fait rien ». Aux côtés de l'auteur, le lecteur se tient-il encore ?