Les fonds anciens des bibliothèques du Quartier latin...
(Mélanges de la bibliothèque de la Sorbonne ; 11)
ISBN 2-252-02794-0
Si l'histoire des bibliothèques a longtemps été la parente pauvre de l'histoire du livre et de l'histoire des mentalités, depuis quelques années les travaux des chercheurs, historiens et bibliothécaires ne cessent de se multiplier. Depuis le début des années quatre-vingt, les Mélanges de la Bibliothèque de la Sorbonne, sous la direction de Claude Jolly, n'ont pas peu contribué à ce nouveau regard sur l'histoire des établissements et de leurs collections, et leur onzième livraison, largement consacrée aux fonds anciens des bibliothèques du Quartier latin, vient ainsi enrichir la connaissance - très inégale selon les sources disponibles -qu'on peut avoir du passé (et donc du présent, s'agissant de lieux de mémoire) de quelques-unes des plus prestigieuses bibliothèques de France.
Afin de mieux replacer ces quelques établissements dans un contexte plus général et national, Denis Pallier présente l'ensemble des fonds anciens des bibliothèques d'enseignement supérieur, qu'il s'agisse de bibliothèques universitaires, interuniversitaires ou de grands établissements. Il est frappant de constater que sur le million de volumes antérieurs à 1810 identifié dans ces bibliothèques, plus de la moitié se trouve dans une dizaine de sites des Ve et VIe arrondissements de Paris... Il faut bien reconnaître qu'avant les années soixante de ce siècle, et malgré quelques grandes entreprises catalographiques, les moyens spécifiques affectés au patrimoine des bibliothèques étaient faibles. Le rapport de Louis Desgraves (1982) a permis de mieux connaître les fonds, mais ne s'est pas traduit immédiatement par la mise en place de moyens dans le secteur de l'enseignement supérieur. C'est à partir de 1987 et surtout 1988 que le ministère de l'Education nationale a commencé à soutenir des programmes annuels de conservation et de mise en valeur des fonds de ses bibliothèques (et s'il a la modestie de n'en pas souffler mot, il convient de rappeler le rôle personnel décisif qu'a eu Denis Pallier dans la mise en place de ces programmes annuels). Les actions en faveur du patrimoine étant en quelque sorte passées dans les moeurs, la priorité doit désormais aller à l'évaluation de ces actions et à une connaissance approfondie des fonds - et précisément, l'un des mérites des articles qui suivent est d'y apporter une pierre.
Une double opportunité
Jacqueline Artier et Claude Jolly ont pu reconstituer, notamment à partir d'archives, les origines de la bibliothèque de la Sorbonne. Le besoin de doter l'Université de Paris d'une bibliothèque s'est fait sentir dès 1689, par la demande (réitérée sans plus d'effet en 1725) d'obtenir un exemplaire du dépôt légal ; mais c'est grâce à une double opportunité en 1762-1764 que s'est constituée la première collection : d'une part le legs d'un ancien recteur, Jean-Gabriel Petit de Montempuis, et d'autre part - conséquence de l'expulsion des Jésuites - l'affectation des fonds (et des locaux) du collège Louis-le-Grand, accrus de ceux de vingt-huit petits collèges. La bibliothèque, après de nouveaux accroissements, comprenait près de 20 000 ouvrages lorsqu'elle devint publique en 1770, et déjà plus de 30 000 en 1789. La Révolution transféra la bibliothèque du « Collège de l'Egalité » dans un dépôt littéraire, puis la rendit en grande partie à ce qui devenait après quelques avatars le Prytanée français (1798). A partir de juin 1803, elle devient la bibliothèque des lycées de Paris, et Claude Jolly montre bien, à la lumière du catalogue de 1804 (malheureusement incomplet), le caractère à la fois moderne et pédagogique du fonds, sur lequel va se bâtir la collection postérieure de la bibliothèque.
La bibliothèque Sainte-Geneviève n'a pas connu les mêmes péripéties. Véritablement constituée par le Cardinal de la Rochefoucauld, abbé commendataire de Sainte-Geneviève à partir de 1619, devenue publique au milieu du XVIIIe siècle, elle échappe aux dépôts littéraires (malgré la disparition de l'abbaye) et même, grâce à l'action énergique de Daunou, s'enrichit considérablement, devenant bibliothèque nationale (puis impériale) du Panthéon. Les acquisitions de fonds anciens se sont poursuivies aux XIXe et XXe siècles (aujourd'hui 120 000 volumes antérieurs à 1810), et Françoise Zehnacker et Nicolas Petit montrent sur quelques exemples que, hors la Bibliothèque nationale, seules la Mazarine, l'Arsenal et à un degré moindre la Sorbonne peuvent à Paris lui être comparées.
Depuis 1570
La bibliothèque Cujas, en revanche, n'a pratiquement pas de fonds anciens : l'ancienne Faculté de droit possédait certes des livres dès le XIVe siècle, mais ne semble pas avoir eu de véritable bibliothèque sous l'Ancien Régime, et Madeleine Ventre-Denis souligne qu'encore au XIXe siècle l'émergence a été lente et laborieuse, jusqu'à l'action énergique de Paul Viollet, nommé en 1876.
Les fonds anciens des bibliothèques de médecine et de pharmacie, respectivement décrits par Régis Rivet et Marie-Edmée Michel, ont une importance et une histoire assez différentes. La bibliothèque de l'ancienne Faculté de pharmacie, dont les origines remontent à 1570 (record de longévité ininterrompue...), a un fonds ancien qualitativement très riche, mais numériquement relativement modeste (5 à 6 000 volumes) ; au contraire, la bibliothèque de l'ancienne faculté de médecine, créée entre 1733 et 1746, a bénéficié comme Sainte-Geneviève d'enrichissements lors de la Révolution et compte aujourd'hui plusieurs dizaines de milliers de volumes anciens.
Un fonds Grégoire
Ces grandes bibliothèques interuniversitaires ne doivent pas faire méconnaître l'existence, dans le même quartier, de collections moins fréquentées, en général moins publiques, mais pas forcément moins riches ou moins indispensables à la recherche. Ainsi les bibliothèques des grandes écoles, et notamment celle de l'Ecole des mines, présentée par Marie-Noëlle Maisonneuve, constituée à la Révolution mais dont les fonds, grâce aux dons et legs successifs d'anciens élèves, couvrent y compris pour le XVIe siècle les disciplines de l'école (géologie, minéralogie, métallurgie, chimie). Plus méconnue encore, la bibliothèque de la société de Port-Royal, dont Odette Barenne nous livre quelques secrets : fondée en 1858 par la Société St-Augustin « constituée de membres fidèles à la tradition port-royaliste », riche de 50 à 60 000 volumes anciens, c'est une mine non seulement pour l'histoire du jansénisme, mais aussi pour l'histoire du gallicanisme et de l'Eglise constitutionnelle : c'est ainsi qu'elle compte un très important « fonds Grégoire» comprenant des manuscrits, lettres, etc. du célèbre abbé. Citons aussi la bibliothèque du collège des Irlandais, présentée par Maurice Caillet, qui a subi les confiscations révolutionnaires mais a reconstitué un fonds ancien de quelques milliers de volumes.
Quittant Paris et la Montagne Sainte-Geneviève, Guy Thuillier donne un tableau d'autant plus décourageant qu'il est bien documenté de la bibliothèque de Nevers de 1789 à 1940, « une bibliothèque qui a toujours passé pour une des plus pauvres » : constitution laborieuse sous la Révolution à partir de fonds de communautés religieuses, incurie endémique des pouvoirs publics au XIXe siècle, débuts difficiles de la lecture publique à partir de 1879, problèmes de locaux, de personnel, de catalogues... Ce n'est manifestement que dans une période plus récente que la ville a su prendre en charge sa bibliothèque.
On ne serait pas complet sans signaler que ce riche volume de Mélanges comprend également un inventaire des papiers Maurice Pradines (philosophe de la première moitié de ce siècle), à propos desquels Jean-Marc Chatelain met en relief le problème du lien entre la structure des cours et l'écriture des livres (qu'on pense aux polémiques récentes sur la publication des cours de Bergson ou du séminaire de Lacan...) ; Claude Jolly annonce que c'est désormais dans les mêmes colonnes que paraîtront les nouveaux suppléments au catalogue des manuscrits de la Sorbonne. Enfin, comme pour rappeler que les « fonds anciens, rares ou précieux » ne sont pas tout, cette onzième livraison se clôt sur une bibliographie des ouvrages italiens traduits en français de 1900 à 1935, due à Danielle Dubroca et Diane Weill-Menard.
Il n'était possible de donner qu'un faible aperçu, on l'aura compris, de la richesse de ce volume : les études, de longueur inégale, sont toutes solidement étayées par des pièces d'archives (notamment des archives de l'ancienne Université et des Facultés) et des catalogues et inventaires d'époque ; il s'agit donc le plus souvent de véritables articles de recherche, dont on ose espérer qu'ils susciteront des émules.