Comme un roman

par Anne-Marie Filiole

Daniel Pennac

- Paris : Gallimard, 1992.-175 p. ; 21 cm.
ISBN 2-07-072580-4 : 85 F.

Volubile, tissé de voix multiples avec ses discours en approches concentriques, cet essai sur la lecture, écrit comme un roman, parle au lecteur, pénètre les pensées des uns et des autres, empruntant leurs langages, rapportant leurs propos, retraçant des scènes familières bien connues... Superposition de discours. Flux parallèles et pensées croisées. Sous les paroles d'hier et d'aujourd'hui, le livre, toujours le livre..., honni d'abord, puis prescrit sine qua non, mesure de toute réussite...

Amer ou amusé, l'auteur reproduit l'opinion des adultes, parents et pédagogues, mots convenus et convenants qui massacrent peu à peu l'élan des enfants dans le but de satisfaire l'obsession générale du résultat scolaire. Absence totale d'élémentaire évidence....

Aimer et rêver

L'élémentaire évidence est que « le verbe lire ne supporte pas l'impératif ». Comme aimer et rêver c'est un verbe fait de délices et de temps volé. Un penchant naturel au plaisir qui ne requiert aucune injonction. Chaque page de ce livre est un hymne au bonheur de lire qui rend toute prescription superflue, voire pernicieuse, responsable en fait de tous les effets contraires à ceux recherchés puisqu'elle supprime le goût de lire.

Un goût qui naît pourtant très tôt de la rencontre entre l'adulte conteur et l'enfant qui « glisse dans les pyjamas de rêve avant de fondre sous les draps de la nuit ». L'enfant lecteur idéal que chacun de nous était avant que l'adulte ne devienne soucieux de pédagogie, économe de ses heures, anxieux des résultats. Un adulte inspiré, généreux, qui offrait ses soirées et son enthousiasme, répétant sans ennui la même histoire, donnant« une preuve toujours nouvelle d'un amour infatigable », grâce auquel l'enfant savait déjà l'essentiel du livre et brûlait à son tour de se lancer dans ce merveilleux déchiffrement. N'aurait-il pas suffi alors de le laisser grandir à son rythme dans les signes plutôt que de mesurer sa vitesse d'apprentissage, de le comparer aux autres, d'exiger constamment dans l'impatience ?

Ce fut une vraie trahison. L'école, les études, les examens sont venus tout gâcher. L'étau de surveillance s'est brutalement refermé sur l'adolescent, contraignant ses lectures, exigeant compréhension, mise en fiches, explications diverses. « Au rapport ! » Comme si l'amour pouvait jamais s'analyser. « Nous autres, "pédagogues", sommes usuriers pressés. Détenteurs du savoir, nous le prêtons contre intérêts. Il faut que ça rende. Et vite ! » « Nous étions son conteur, nous sommes devenus son comptable ». Et vive l'obligation... « Nous l'avons initié au voyage vertical ; il est écrasé par la stupeur de l'effort. Nous l'avons doté de l'ubiquité ; le voilà pris dans sa chambre, dans sa classe, dans son livre, dans une ligne, dans un mot », confesse tristement Pennac. L'enfant sans joie, reclus, se ferme devant le livre clos qu'on lui intime de disséquer. « Ainsi vont nos existences : lui dans le trafic des fiches de lecture, nous face au spectre de son redoublement, le professeur de français en sa matière bafouée... »

Un dogme

L'absolue nécessité de lire... Difficile d'échapper à ce « dogme » des adultes, qui se définissent eux-mêmes comme passionnés de lecture, anciens lecteurs cherchant le temps de lire, ne lisant plus hélas, pris dans leur fatras de sentiments contradictoires qui vont de la multi-satisfaction aux culpabilités diverses. « Il faut lire ! » Ralliement consensuel du nouveau culturel avec son paquet de bonnes raisons : pour apprendre, pour s'informer, se cultiver, réussir ses études, etc.

A force de prescrire la lecture, l'école « proscrit le plaisir de lire », qui suppose une bonne dose de gratuité. La plupart des lectures qui façonnent se commettent d'ailleurs dans ses marges, contre les parents, contre les enseignants, les interdits ou les devoirs..., « comme on se retranche, comme on refuse, ou comme on s'oppose ». Elles naissent souvent d'une rencontre, des mots ou des livres de l'ami ou de l'amant et se font alors sans condition. Les livres sont dévorés. Enormes, ils ne sont jamais assez gros et le temps file entre les lignes, l'histoire échappe quand on voudrait la retenir...

« Moment hors des moments », « le temps de lire, comme le temps d'aimer, dilate le temps de vivre ». C'est un rythme, un arrêt, une respiration particulière, un cadeau qui « ne relève pas de l'organisation du temps social ». Lire n'est pas une chose à faire, mais une manière d'être : on lit, on savoure, on attend. A quoi bon forcer une curiosité ? N'est-il pas plus souhaitable d'éveiller un désir ? De « donner à lire »... ? Pennac, le prof de français, fait tout ce qu'il peut pour redonner le goût de la lecture à ses élèves. Il leur lit, par exemple, à voix haute des auteurs hors programme : Süskind, Marquez, Calvino, Dostoïevski, Fante ou Amado..., « partageant son propre bonheur de lire », racontant son plaisir comme il fait dans ce livre, sans exiger de contrepartie... « Nous avons lu et nous nous taisons. Nous nous taisons parce que nous avons lu ».

La lecture demande en effet retrait et silence. Comment « ravaler le roman à une stratégie de communication » ? Les livres n'ont pas été écrits pour être commentés, critiqués, décortiqués dans les classes... « Il est bel et bon de fabriquer des bacheliers... »,« mais combien plus essentiel d'ouvrir à tous les pages de tous les livres ». « La fin, c'est l'œuvre. L'œuvre entre leurs mains. Et le premier de leurs droits en matière de lecture est le droit de se taire ».

Mais ça n'est pas le seul. Ils ont bien sûr le droit de ne pas lire, celui de sauter des pages, de choisir leurs lectures ou de s'arrêter avant la fin, et d'autres, imprescriptibles, octroyés par l'auteur qui souhaite recréer ce temps où lire était un voyage extatique, une métamorphose de l'être, la découverte de la pierre philosophale et s'apparentait à la confiance et à l'intimité, bien avant la contrainte extérieure et la peur de ne pas savoir... Alors « tout était là, autour de nous, bruissant de vie », et seul existait le plaisir. On lisait sans se soucier d'avoir à le faire. Il n'était « pas question de patrimoine culturel ».

Si nous sommes capables de recontacter ce bien-être et d'oublier nos obsessions, le livre s'ouvrira à nouveau pour que l'enfant « nage, déployé dans ses pages ».

Avec humour et simplicité, Daniel Pennac fait plus pour la lecture que ne fera jamais aucun théoricien. Sa passion des livres et son désir de partage font de ce presque roman un pur acte d'amour.