Illettrisme et psychanalyse
Yvonne Johannot
Des journées d'études se sont tenues à Grenoble les 23-24 novembre 1991, organisées par l'ARALE 1 sur « Illettrisme et psychanalyse ». « L'apprentissage de la lecture-écriture, dit l'ARALE dans le programme, la traduction de la parole en un code alphabétique, la motivation à s'initier à un nouveau mode de communication mettent en jeu tout un ensemble de processus cognitifs et symboliques à propos desquels nous aimerions interroger la psychanalyse et sonder quels éclairages elle pourrait apporter dans ces domaines qui concernent aussi bien l'individu et ses représentations que le groupe social confronté à des ruptures culturelles ».
Motivation ou blocage
Le but était donc d'une part de donner la parole aux psychanalystes afin qu'ils puissent nous informer, grâce à l'orientation de leur recherche et à leur expérience clinique, sur ce qui se joue, lors de l'apprentissage du lire-écrire, qui prend racine dans les toutes premières relations qu'un individu instaure avec son environnement familial et culturel, et qui va entraîner motivation ou blocage ; d'autre part de créer les conditions pour que se rencontrent des professionnels d'horizons divers qui n'ont que rarement l'occasion de confronter leurs points de vue : psychanalystes et psychologues, enseignants (de la maternelle à l'université), formateurs, éducateurs, orthophonistes, travailleurs sociaux et membres des administrations particulièrement concernés par les problèmes de la jeunesse, de l'emploi, de la délinquance, du RMI 2, et militants d'associations auprès de populations qui ont à affronter des problèmes d'illettrisme souvent doublés de problèmes d'exclusion.
250 personnes ont participé aux travaux de ces deux journées où l'apport de chacun était requis, en particulier dans le travail des commissions.
Le samedi matin, en séance plénière, deux orateurs : le premier, Daniel Sibony, psychanalyste et écrivain, montra que, si un rapport topologique s'instaure entre lecteur et livre (lecteur et contenu du texte), ceux qu'on appelle des illettrés organisent des points d'appui dans l'espace avec autre chose. La présence, dans l'espace mental, de lettres va obturer certains trajets et en ouvrir d'autres. La mémoire est écrite avec des signes bizarres, qui sont des pulsations de l'espace et du temps dont un certain nombre sont retirées et refoulées. Elle est forcément discontinue et se cherche une continuité dans l'écrit. Lorsqu'il y a changement de langue -par exemple, passage de l'oral à l'écrit -, le rapport à l'espace et au temps s'inscrit comme un rapport à la mémoire en tant qu'elle est métaphore radicale des données de l'espace et du temps.
Le second orateur, Patrice Lorrot, psychologue clinicien (Association ARIANE, Paris) apporta un éclairage pertinent sur la manière dont les situations d'échec (scolaire, familial, social) créent chez l'enfant et l'adulte des blocages à tout apprentissage ; il insista sur le rôle joué par notre propre représentation de l'illettré - souvent inconsciente -qui déterminerait à ses propres yeux son exclusion, alors que dès le départ l'itinéraire de son apprentissage doit être tracé avec lui, en fonction de sa propre histoire.
Les thèmes retenus dans les 4 commissions de l'après-midi furent, en liaison avec les exposés du matin :
- Quels rapports l'écrit entretient-il avec l'espace-temps ?
- Parole et écriture
- Le rôle joué par notre propre représentation de l'illettré dans les rapports que nous entretenons avec lui
- Par quelles voies notre société entretient-elle les situations d'échec chez ceux qui ne sont pas conformes à la norme ?
Maître et élève
Selon le même principe d'organisation, et cette fois orientés vers l'apprentissage, en particulier dans le cadre scolaire, les deux exposés du dimanche furent consacrés, par Jean Bergès (psychiatre-psychanalyste, Centre Henri Rousselle, Paris), à « L'apprentissage de la lecture et le dispositif oedipien », et par Dominique Ravinet-Janin (psychanalyste, Grenoble) au « Rapport maître-élève ».
J. Bergès insista sur la nécessité de percevoir un manque pour motiver à tout apprentissage ; pour que l'enfant qui entre à l'école puisse s'ouvrir à un questionnement nouveau qui va le porter vers l'apprentissage du lire-écrire, il doit être capable de passer de l'état de toute-puissance infantile, où le monde s'arrête à la famille, à une perte de ce sentiment de toute-puissance, de passer d'une relation duelle que l'on pourrait appeler maternelle (quel que soit celui des deux parents qui assure les soins) à une relation ouverte à un tiers, qui a fonction paternelle, qu'il soit le père d'abord, le social ensuite.
D. Ravinet-Janin s'attacha au rôle joué par la relation qui s'établit entre maître et élève, dans le cadre de l'école, relation qu'elle définit comme le vecteur qui supporte un objet particulier : le savoir. Elle montra que si, dans la cure psychanalytique, le transfert joue un rôle déterminant, il existe dans toute relation humaine ; il est important, dans le cadre de l'enseignement scolaire, de s'attacher tout particulièrement au lien qui s'instaure entre maître et élève car il va réactiver d'autres liens, pour l'un comme pour l'autre, qui furent ceux des premières relations du sujet. La conscience que l'enseignant aura de la nature de ces liens et sa capacité à assumer son rôle dans une relation de transfert auront une influence importante - déterminante peut-être - sur la motivation de l'enfant à l'apprentissage et à sa réussite.
Les commissions de l'après-midi traitaient ces thèmes sous les formes suivantes :
- Qu'en est-il de l'inhibition ou du refus d'apprendre ?
- Quels sont les impacts des différences culturelles ?
- Le rôle joué par le décor de la classe et les attitudes requises par l'école dans la relation maître-élève.
- L'universalité de la parole du maître face à la diversité culturelle des élèves.
Il est impossible de reprendre ici les questionnaires et discussions qui animèrent les huit commissions représentant une vingtaine d'heures de travail. Dans les Actes (à paraître en mars 1992), en plus des textes des 4 interventions en séance plénière, figureront les comptes rendus des commissions, accompagnés de l'intervention qui y fut faite par un psychanalyste, de l'opinion de son animateur et, le cas échéant, de la description d'une expérience de terrain. C'est, en général, l'aspect des colloques qui manque dans les Actes *, alors qu'il nous a semblé que c'était là que se passait l'essentiel des échanges, là que perçait la nature des interrogations.
Des journées d'études de ce genre visent plus à poser des questions qu'à en résoudre... Elles permettent au moins de préciser des points de vue, de cerner les lieux où les questions deviennent angoissantes. L'un d'eux a été : l'école et sa mission : quelle est la place du maître ? Qu'en est-il d'une connaissance dont il n'apparaît plus comme le seul détenteur ? et qui ne s'organise plus autour d'un consensus social lui reconnaissant une valeur éthique et morale ? Comment s'affrontent, dans l'enseignement, « l'écrit et l'écran » et comment le pédagogue maîtrise-t-il ces voies multiples menant à des connaissances ? Quel est le rapport que le maître entretient lui-même avec l'écrit, c'est-à-dire avec l'ordre, la norme qu'il doit enseigner ? Comment peut-il gérer, en même temps pour le groupe et pour chaque individu qui le compose, une motivation à un apprentissage : le rapport au monde établi par l'enfant dès la naissance peut être pour lui un appui, mais il peut aussi porter des éléments de contradictions qui vont menacer l'individu dans son identité. L'inconscient se structure autour d'un savoir qui va jouer un rôle déterminant sur l'apprentissage des connaissances que le conscient pourra acquérir : comment aider enfant et enseignant à gérer ces refus ?
L'un des psychanalystes a émis l'idée qu'on retrouve aujourd'hui chez la plupart des individus des angoisses qui étaient autrefois propres à l'immigré, liées, dans une société éclatée, à la privation d'une identité, d'une place, d'un sens ; la norme enseignée par l'école, qui s'appuyait sur l'ordre de l'écrit et le rôle symbolique du livre, a structuré pendant près d'un siècle l'attribution des places dans la société ; son observance, comme sa transgression, positionnait l'individu dans un cadre où il pouvait trouver sa place ; cette norme correspond-elle aux profils actuels demandés par la société contemporaine et ces profils eux-mêmes correspondent-ils aux rêves et aux aspirations des générations d'écoliers ?
Statut de l'écrit et statut de la parole
Un autre point fort a tourné autour du statut de l'écrit et du statut de la parole, où linguistes, sociolinguistes et psychanalystes se sont affrontés, marquant peut-être les préoccupations centrées sur l'individu pour ceux-ci, sur la société pour ceux-là. Il y aurait, dans l'apprentissage de la lecture à acquérir, la capacité de reconnaître la lettre comme non porteuse de sens : elle reste oubliée, interdite, repoussée. Seul son regroupement avec d'autres lettres lui donne sens. La lettre vient commémorer une perte, un manque, qui renvoie l'enfant à une expérience primordiale « lorsqu'il s'aperçoit que sa mère désire cet au-delà de lui-même, à savoir le phallus. Perte donc de l'« être » ( ... ), perte qui nécessite un renoncement au profit d'un « avoir » , perte ouvrant la béance nécessaire à la mise en place du fantasme propre à soutenir le désir du sujet (Hiltenbrant). Il y aurait, dans l'incapacité à gérer ce manque qui se situerait à la jonction entre ce que l'enfant regarde et ce qu'il écoute (l'écrit et la parole), un élément important pouvant expliquer l'origine de blocages ; ceci éclaire combien « apprendre à lire » entraîne l'individu dans une expérience fondamentalement nouvelle dans sa façon de vivre l'espace (l'écrit en ordre sur la page) et le temps (la parole immatérielle qui se déroule dans la durée).
La rupture établie par la société occidentale en terme de valeur entre lettrés/illettrés met en évidence la façon dont le regard des uns installe et conforte les autres dans leur situation d'exclus. L'expérience des formateurs montre au contraire que la reconnaissance des acquis, la valorisation à ses propres yeux du mode de relation établi par l'individu avec son entourage sont des préliminaires obligatoires à tout apprentissage qui devrait se greffer sur la reconnaissance d'une double culture, et non pas sur l'exclusion de l'une par l'autre. Mais pour y parvenir, là aussi, beaucoup de questions relatives au rapport au père doivent avoir été résolues.
La complexité des questions abordées a encouragé les participants à les reprendre dans un groupe de travail. Les solidarités qui sont nées au cours de ces journées, les prises de conscience de points de vue divers et parfois divergeants obligent à revoir et à préciser les options de chacun. C'est sans doute la meilleure façon d'approfondir sa réflexion et d'améliorer l'efficacité de son travail.