Sauver Salman Rushdie
Martine Poulain
Le 14 février sera, pour l'éternité, la date anniversaire de l'intolérance, du fanatisme et de la censure poussé jusqu'à l'appel au meurtre.
C'est le 14 février 1989 que Radio Téhéran a diffusé la fatwa de l'ayatollah Khomeiny, condamnant à mort Salman Rushdie, écrivain britannique, et les éditeurs des Versets sataniques, appelant les « musulmans zélés à les exécuter ». La récompense, outre d'être « considéré comme un martyr » et d'aller « directement au ciel », est de trois millions de dollars si l'assassin est Iranien, un million s'il est étranger.
Depuis lors, Salman Rushdie vit terré, caché, protégé. Carmel Bedford, au nom d'Article XIX *, association anglaise qui, de longue date, se consacre à la mise en lumière des cas de censure, et du Comité international de soutien à Salman Rushdie et à ses éditeurs, rappelait récemment, lors d'un débat au Salon du livre, que Salman Rushdie n'avait pourtant pas ménagé ultérieurement les tentatives de dialogue : excuses publiques, rencontres avec deux des imans les plus importants de Londres afin de rechercher un compromis, retard volontaire de la parution des Versets sataniques en livre de poche, etc.
Rien n'y fait.
Il faut lire la lettre de Salman Rushdie parue dans Libération le 13 février, « Mille jours en ballon », et par exemple, le commentaire qu'en fait Claude Lefort dans Esprit de février 1992. Si Rushdie souhaite refuser « de s'abandonner au désespoir », l'on sent bien qu'il en est pourtant proche et qu'il est très éprouvé.
Aujourd'hui, trois ans après la fatwa assassine, Salman Rushdie demande que le soutien et les protestations s'amplifient afin de faire cesser cette terreur ; elle a déjà coûté la vie, rappelons-le, à son traducteur japonais, à deux membres de la communauté musulmane de Belgique, dont un bibliothécaire, à de nombreuses autres personnes parmi les manifestants et entraîné une tentative d'assassinat sur son traducteur italien. Article XIX et le Comité international de défense de Salman Rushdie demandent aussi la levée de la loi britannique sur l'interdiction du blasphème sur laquelle les défenseurs de la fatwa tentent de prendre appui pour demander l'interdiction des Versets sataniques en Grande-Bretagne.
Un combat dont l'un des enjeux, et non des moindres, est aussi celui de la liberté de pensée pour le milliard de musulmans qui peuplent la planète. Car d'autres mesures, moins graves certes, peuvent inquiéter. Ainsi, en Egypte, et sous la pression et l'autorité de la prestigieuse université Al Azhar qui plus est, viennent d'être prononcées des condamnations sévères (huit ans de prison) envers l'auteur, l'éditeur et le distributeur de l'ouvrage Les chemins de la tête d'un homme, jugé comme blasphématoire. Les mêmes universitaires intégristes ont interdit huit livres lors du dernier Salon du livre égyptien, dont certains publiés depuis plusieurs années par des spécialistes reconnus des disciplines concernées. Certains livres de Naguib Mafhouz, prix Nobel, sont, on le sait, interdits dans son propre pays.
Car ces atteintes à la liberté d'expression sont aussi des atteintes à la liberté des lecteurs et au droit de lire. « L'affaire Rushdie » témoigne à ceux qui en doutaient, par l'absurde et la désespérance, de la force du livre et de l'imprimé dans les imaginaires sociaux, quand bien même cette force peut se faire haine et être parfois portée par des populations pour une part analphabètes. Si Salman Rushdie est le Grand Satan, le livre l'est aussi, car il peut conduire le lecteur au doute, un lecteur libre face à sa lecture. C'est aussi cela, la lecture et son espace de liberté, de construction de sens, qui est insupportable à un régime totalitaire. Reste que l'erreur des censeurs est elle aussi toujours la même : croire en la monosémie des textes et en l'unicité des modes de sa compréhension, alors que l'un et l'autre sont multiples et que les effets de la lecture sont largement imprévisibles.
Reste aux bibliothèques à savoir comment elles, qui représentent la liberté d'accès à tous les écrits, peuvent participer plus fortement à cette lutte essentielle pour la tolérance et pour la liberté, de l'écriture comme de la lecture, des écrivains comme des lecteurs.