L'autorité culturelle passe par la spécialisation
Jane Robbins
Le débat en cours va sans doute susciter plus d'une contribution sur la plus ou moins grande vraisemblance (à ne pas confondre avec le caractère plus ou moins désirable) de l'apparition de bibliothèques de recherche du futur conformes au modèle projeté par Anne Woodsworth, June Lester et al. 1. Je m'en tiendrai, quant à moi, à l'examen des impératifs que ce modèle assigne à l'enseignement.
Je me sens néanmoins obligée de dire que si les nouvelles structures souhaitées pour les bibliothèques étaient adoptées, le personnel risquerait de devenir, non pas plus clairement responsable des opérations dont il a la charge, mais plus clairement aligné sur les desiderata des utilisateurs d'information. Il renoncera aux postes qu'il occupe à la bibliothèque pour gagner les services de l'université en direction desquels il a jusque-là travaillé. Ce « devenir autre » des professionnels de l'information est le modèle qui a ma préférence. Engagés dans des départements ou des services universitaires qui n'ont pas à charge de conserver des fonds documentaires importants, ces professionnels se serviront de la bibliothèque comme d'une ressource optionnelle leur permettant d'avoir accès aux informations voulues pour satisfaire les demandes de leurs collègues.
Gardiens et spécialistes compétents
Dans le cadre de mon scénario, qui prévoit que les professionnels de l'information finiront par dépendre davantage d'un service universitaire que d'une bibliothèque, et d'ici un laps de temps plus court que celui prévu par le modèle, les professionnels de l'information vont exiger des personnes assurant l'exploitation des bibliothèques - et qui porteront peut-être le titre d'ingénieur des bibliothèques, ou de gardien de bibliothèque - qu'elles mettent en place des structures authentiquement chargées de l'accès aux ressources. Les gardiens de bibliothèque seraient alors avant tout responsables du contrôle des réserves, fonction qui présente beaucoup plus de points communs avec la gestion liée à l'entreposage, au stockage et à la diffusion des documents qu'avec les responsabilités complémentaires aujourd'hui confiées aux bibliothécaires et qui permettent d'équilibrer le contrôle des réserves et les fonctions intellectuelles développées autour de l'accès aux documents.
On peut sans doute raisonnablement supposer que les professionnels de l'information engagés par un département universitaire devront avoir été formés dans cette même discipline, autrement dit qu'ils se recruteront parmi les sociologues par exemple, ou les analystes fmanciers, les ingénieurs mécaniciens, les journalistes spécialisés en agriculture, les conseillers en orientation... Ils posséderaient de la sorte cette qualité primordiale que Wayne Wiegand s'attache à expliciter, l'« autorité culturelle ». Proposée par Paul Starr et reprise plus en détail par Wiegand, l'autorité culturelle correspond à la position d'autorité qui permet de déterminer le contenu latent des définitions de la réalité, des énoncés et des jugements de valeur tenus pour valides et vrais 2.
Seuls les individus formés aux traditions, aux méthodes et aux paradigmes propres à un domaine peuvent être crédités d'une position d'autorité culturelle ; en conséquence, seuls les bibliothécaires ayant suivi une formation de ce genre pourront légitimement occuper des postes de prestataires d'informations associés au développement d'un domaine intellectuel. Ceux qui travaillent dans le secteur de l'information sans être spécialisés dans une discipline n'obtiendront jamais un statut équivalent ; ils seront considérés comme des profanes au sein du service public, jamais comme des partenaires intellectuels. La complexité croissante des options d'accès à l'information, l'importance de fournir dans les délais voulus l'information nécessaire à la recherche, à l'enseignement, au développement et à l'administration de l'université exige la création d'un corps de professionnels de l'information dotés d'autorité culturelle.
Intégrer les spécialisations dans les programmes d'études
Les cursus à mettre en place pour assurer la formation des professionnels de l'information rattachés à des services universitaires devraient reprendre le déroulement normalement suivi pour la spécialisation dans tel ou tel domaine, celui qui suppose que les étudiants se préparent d'abord à devenir avocats, par exemple, avant de s'orienter vers le droit fiscal, ou médecins, avant d'être cardiologues grâce à des études supplémentaires.
Ce modèle est déjà mis en pratique dans certains secteurs de la profession ; les étudiants se forment par exemple au droit avant de s'orienter vers la gestion des bibliothèques juridiques, ou à l'enseignement avant de se spécialiser dans l'enseignement de la bibliothéconomie. Mais l'autorité culturelle introduit toutefois une différence. En effet, au lieu de poursuivre les formations spécialisées dans un autre institut de bibliothéconomie et de sciences de l'information, mieux vaudrait les intégrer aux départements ad hoc existant au sein de l'établissement. Cette intégration est déjà réalité dans certaines écoles, où c'est une unité intégrée à l'établissement qui délivre le diplôme de maîtrise en bibliothéconomie ; on pourrait y voir le signe que l'enseignement est un des premiers domaines à reconnaître l'importance et la gageure des problèmes soulevés en matière de recherche et de pratique professionnelle par les développements de l'information dans le secteur des bibliothèques.
Le tri un peu déconcertant qui s'opère aujourd'hui, apparemment sans passage au crible préalable, entre les programmes d'études proposés en bibliothéconomie et en sciences de l'information pousse incontestablement les responsables d'études encore en poste à chercher activement des alliés. Si les enseignants des écoles de bibliothéconomie et de sciences de l'information n'ont jusqu'à maintenant guère mis d'empressement à s'associer à leurs collègues engagés dans les autres départements, bureaux et bibliothèques de l'université afin de mieux repenser la mission, les buts et les objectifs de l'enseignement dispensé aux professionnels de l'information recrutés en milieu universitaire, il y a tout à parier qu'ils y sont désormais prêts. Ces accords de partenariat ne doivent pas forcément viser à « sauver nos écoles », mais plutôt à favoriser le développement d'une planification des études mieux susceptible de répondre à la nécessité de doter l'université des méthodes les plus efficaces en matière d'accès à l'information.
Je me suis contentée d'examiner ici l'un des trois secteurs de responsabilités prévus par le modèle des bibliothèques d'étude, celui auquel Anne Woodsworth et June Lester attribuent « l'évaluation des programmes et des services mis à la disposition des consommateurs d'information de l'université de rattachement ». Les deux autres secteurs correspondent à la distribution de la documentation et à la conception des systèmes d'accès. La formation à ces deux secteurs peut bien sûr être assurée par un département universitaire plutôt que par les écoles de bibliothéconomie et de sciences de l'information telles qu'elles sont aujourd'hui organisées. Les douze domaines de compétence énumérés par les auteurs sous la rubrique « Exigences en matière de personnel » sont assez détaillés pour qu'il soit possible de les rattacher à la discipline susceptible de conférer l'autorité culturelle. Plusieurs de ces activités, la « maîtrise des relations interpersonnelles et de groupe », par exemple, supposent une spécialisation en théorie de la communication ; d'autres relèvent clairement de la compétence des écoles d'administration publique, par exemple, des écoles normales, des écoles d'ingénieurs ou d'informaticiens, ou encore des départements d'informatique, de sciences cognitives ou d'électrotechnique.
Evolution différentielle interne à l'institution
Il est néanmoins probable, qu'en ce qui concerne la formation du personnel des bibliothèques d'étude, la tendance qui favorise actuellement le développement différentiel de programmes d'études au sein d'écoles de bibliothéconomie qui ont réussi à se maintenir et sont même florissantes va se poursuivre pendant quelque temps encore et retarder la mise en place d'un enseignement intégré aux autres départements universitaires. Si tel était le cas, il faudrait tout mettre en œuvre pour que les compétences recensées par Anne Woodsworth et June Lester dans leur essai sur les priorités de la formation deviennent, comme elles le suggèrent, le noyau à partir duquel développer la mise en commun de perspectives touchant à la formation du personnel des bibliothèques d'étude.
Je ne puis qu'espérer que le dialogue s'ouvre dans un avenir assez proche pour permettre l'élaboration de programmes d'études passionnants et viables.