Jeux graphiques dans l'album pour la jeunesse

Actes du colloque international...

par Laura Noesser
sous la dir. de Jean Perrot...- Créteil : CRDPI, Université Pans-Nord, 1991. - 279 p. : 16 pl. en coul.; 21 cm. - (Coll. Argos).
ISBN 2-86918-047-XI : 140 F.

Ce volume contient les actes du congrès international organisé par le Laboratoire de recherche sur le jeu et le jouet de Paris-Nord qui s'est tenu à Paris du 4 au 8 juillet 1988.

L'introduction de Jean Perrot, organisateur de ce congrès, en appelle à la mémoire de Descartes, dont l'ombre se profile sur cette Montagne Sainte-Geneviève qui abrita le colloque, et à l'esprit scientifique qu'il prône dans l'exercice de la vue, « le plus noble et le plus universel de nos sens ». A sa suite, il est demandé de « jouer Descartes », gageure qui s'impose dans la culture de l'enfance. Ainsi la réflexion cartésienne éclairera-t-elle de son lumineux faisceau les merveilles colorées offertes dans l'album modeme.

Théâtre et illustration

Sans doute faut-il une réflexion théorique et historique préalable, ce à quoi s'emploient Anne-Marie Bernardinis et Gilles Brougère. « Des usages de la notion de jeu » nous semblent cependant des considérations bien éloignées de la réalité sensible des albums et le lecteur s'attardera davantage sur des articles plus concrets. Isabelle Nières dans « Le Théâtre est un jeu d'enfants » analyse les affinités des albums avec l'illusion théâtrale. A l'origine, d'ailleurs, les textes eux-mêmes étaient conçus comme de petites pièces faites pour être lues : des romancières confirmées comme la comtesse de Ségur ou Louisa Alcott, auteur des Quatre filles du Dr. Marsh se moquent de cette invention littéraire qu'elles jugent boursouflée ou niaise. C'est surtout par l'image que l'album pour enfants fait référence au théâtre et les exemples sont toujours d'actualité : Samivel fait de son loup un pauvre ménestrel (Les malheurs d'Ysengrin) et souligne l'oralité du récit qui suit. Ce sont surtout Sendak et Jean de Brunhoff qui, en impliquant le lecteur, théâtralisent l'espace ; on a ainsi l'exemple célèbre du Roi Babar où, dans l'illustration représentant les éléphants au théâtre, le spectacle se trouve à la fois dans la salle (délicieuses toilettes des spectateurs...) et sur la scène. Avec Les vacances de Zéphir, Jean de Brunhoff passe à l'espace du théâtre mental, ce que l'on perçoit aussi dans la trilogie de Sendak, Max et les maximonstres, Cuisine de nuit et Quand papa était loin : Ida, pour se libérer de sa jalousie, tend le poing en avant, dans un geste de comédie. Le déguisement, encore davantage, donne aux héros enfants la parole, ainsi Rosie (Rosie) qui, grimpée sur une chaise devant une salle vide, chante quand même, pour elle seule.

Margaret Higonnet s'intéresse ici à un aspect discret du jeu en illustration : la fonction de la marge dans l'album ou plutôt du cadre entourant l'image, espace privilégié du jeu visuel. L'épaisse bande noire qui encadre l'image célèbre de l'incendie de la cathédrale de Strasbourg dans l'album de Hansi L'Histoire de l'Alsace (1912) souligne le caractère de deuil de l'épisode. Chez le Russe Bilibine également la marge est un terrain idéal pour exprimer une passion nostalgique où des formes abstraites typiques peuvent alterner avec des représentations plus précises de scènes décrites par le texte, dans les contes traditionnels ou bylines *, qu'il illustre somptueusement. Ces bandeaux sont-ils marginaux par rapport à l'illustration principale ? Rabier exploite magistralement les possibilités du double encadrement trandis que Boutet de Monvel fait marcher avec esprit le long des lignes du cadre des personnages plats qui apprennent bien sûr les règles de la civilité mais au besoin savent sortir des limites du cadre... Si bien que l'éclatement ludique de la page offre la possibilité d'explorer et de contester, non seulement la relation qui unit le mot à l'image, mais aussi celle de l'adulte à l'enfant.

Dans une analyse caustique du marché des livres animés, Brian Alderson stigmatise le pillage des artisans du passé par des packagers qui industrialisent, dans la fin des années 70, les fac-similés des livres animés anglais ou allemands de l'ère victorienne. Si ces éditeurs arrivent à résoudre la production de masse des mécanismes originaux, on ne peut que constater l'affadissement des jolies couleurs originales et la faiblesse des textes : ainsi, quantité de livres d'intérêt purement mécanique, sans lien avec la langue ou l'illustration des livres d'enfants contemporains, sont-ils fabriqués à seule fin de distractions tactiles et visuelles qui donnent des gratifications immédiates et diminuent les encouragements en faveur de la réflexion personnelle. Bilan amer !

Heureusement qu'œuvrent des artistes pour l'intelligence : Celia Anderson dans « Images et références : apprendre aux enfants à relever les allusions » plaide pour un apprentissage précoce de l'image par l'enfant qui implique une recherche des marques d'intertextualité. Même dans les albums pour tout-petits comme ceux de Béatrice Potter, cette démarche est possible puisque l'auteur introduit tout un « cousinage » de personnages d'un livre à l'autre que peut repérer l'enfant, à partir des vêtements par exemple. Parfois aussi l'allusion sert de commentaire à l'œuvre et aide à son interprétation : la silhouette de Mozart dans Quand papa était loin est une des clés du livre qui, selon Sendak, serait une présentation de la vie de Mozart. Le jeu de références n'est pas seulement destiné à l'adulte qui lit par dessus l'épaule de l'enfant. Celui-ci, selon son âge et ses capacités, peut accéder à ce qui n'est pas reconnu comme un jeu et qui pourtant contribue à accroître son plaisir immédiat et sa compétence à bâtir un univers cohérent à partir de fragments. Cette démonstration tout en finesse sortant des chemins battus est une des meilleures contributions à l'ouvrage.

Le train et la poupée

Quel jouet autre que le train peutl véhiculer autant de rêve ? Michel Defoumy dans « Trains en jeux » montre que dans l'album pour enfants le train passe et repasse, chargé de différents sens : symbole du progrès et de la modernité, de la maîtrise du temps mais aussi train du temps perdu, train qui batifole et s'égare dans la campagne. A l'image de la productivité industrielle s'oppo-se le convoi de l'improductivité et du plaisir. Aussi la liste des albums glorifiant le train égrène-t-elle autant de perles devenues indispensables dans la bibliothèque de l'enfant moderne. La poésie farfelue de Prévert s'allie à la gaîté des images de Jacqueline Duhême pour l'indémodable. En sortant de l'école tandis que le train de Boréal Express de Van Allburgh conduit l'enfant à travers la nuit pour un voyage initiatique. Paris-Pékin par le transsibérien trouve son opposé dans Le train des souris où les souris qui se prennent par la queue forment des rails qui ne mènent qu'à l'école pour le train-train quotidien : l'anti-aventure.

Coitit-Godfrey explique dans l'article intitulé « Les jeux sensoriels de la couleur » comment l'enfant peut avoir une approche plastique et poétique de la couleur. Les aquarelles diluées de Georges Lemoine s'offrent comme une lumière colorée, dialectique de l'intériorité et de l'extériorité. Par contre, chez Jacqueline Duhême la couleur est vitalité, dynamisme, action. L'artiste cherche à établir avec l'enfant une complicité par les contrastes et la mise en relief. L'exemple du Chat botté dans Les Contes de Perrault, où l'illustratrice Danièle Bour utilise une couleur pour créer des associations, est convaincant : du chat, l'œil se porte sur l'arbre, un chêne solide, puis vers le paysan dans le champ et enfin le château, au loin : cet itinéraire visuel est bien celui des alliances effectuées par le chat pour la réussite finale. Si l'adulte attire son attention sur le langage de la couleur, l'enfant apprendra à reconnaître les choix effectués par l'artiste, à les rechercher, à penser et à sentir à travers la couleur.

Dommage qu'Elisabeth Gardaz, dans son étude sur les Contes de Ionesco, ne se soit attachée qu'au texte, ce dont elle s'explique : premièrement, Ionesco a conçu ses contes comme des créations verbales qu'il inventa avec sa fille et pour elle, et deuxièmement, ces quatre contes ont pour thème, pour structure et pour matière quasi exclusive le jeu. La savante et brillante analyse des « mots et contre-mots » dans ces textes laisse donc un peu sur sa faim car les illustrations sophistiquées de Delessert, puis de Claveloux et Corentin auraient mérité de tenir leur partie dans cette approche pénétrante.

Anno, illustrateur japonais archi-célèbre aujourd'hui, s'affirme comme l'illustrateur doué pour les jeux mathématiques, de transformations. Mais c'est surtout par l'analyse de la série de quatre albums représentant un carnet de voyages en Occident que Jacques La Mothe nous retient. Séjour en Grande-Bretagne, USA, Ce jour-là, Le jour suivant, autant de représentations du réel engendrées par la rêverie. Les pérégrinations du petit cavalier mythique et solitaire, personnage sans âge qui traverse l'histoire européenne, depuis le chevalier des romans arthuriens jusqu'au cowboy de l'Ouest américain, sont montrées, nous dit La Mothe, selon un mode de perception globale qui n'exclut pas l'analyse en détail. Les détails constituent un abrégé du monde, de la bibliothèque et de la culture populaire. On se passerait bien, cependant, de références encombrantes à Derrida, Levi Strauss, Benveniste, Fourier et Huizinga qui n'ajoutent pas grand chose au propos trop cérébral de l'auteur.

Michel Manson, spécialiste de la poupée en littérature enfantine, se penche sur un album Les Jeux de la poupée (1806) et ses avatars au XIXe siècle. Cet album est en effet une nouveauté dans l'histoire de la littérature enfantine et le jeu de la poupée deviendra une mine féconde. La démarche minutieuse de Manson, l'abondance d'informations complémentaires contenue dans les notes, les comparaisons pointilleuses entre les différentes éditions de l'album choisi font de cette étude un modèle méthodologique pour le chercheur, d'autant que le sujet se prête à des remarques psychologiques très pertinentes. On ne peut que faire l'éloge d'une contribution historique à la fois rigoureuse et sensible.

Humour et caricature

Nelly Feuerhahn plonge dans l'univers du grand faiseur de livres pour enfants que fut l'éditeur Hetzel, dans la seconde moitié du XIXe siècle. C'est Le magasin d'éducation et de récréation qui fournit matière à réflexion, journal où paraissait en édition pré-originale des textes et des illustrations qui seraient édités ensuite et proposés au public en diverses collections. L'« humourisme » de Hetzel et son sens de l'enfance transparaissent dans le choix qu'il faisait de ses illustrateurs : le jeu de faire-semblant et la prise de rôle ludique témoignent d'une réelle observation des enfants par les dessinateurs. Ceci est attesté par les historiens en images destinées aux petits où le dessinateur représente des attitudes spontanées de l'enfant indifférent à l'observation de l'adulte, le baiser à travers le dossier de la chaise dans les Scènes familières de Froment, par exemple. Froelich, dans Bonsoir petit père, met en image les jeux corporels d'une petite fille avec son père, autant d'occasions d'échanges émotionnels. L'adulte y apparaît comme un partenaire accessible à toutes les fantaisies.

Si l'humour fait merveille pour les petits, l'histoire caricaturée est réservée aux plus grands. L'école buissonnière au village introduit l'enfant écolier, rétif aux apprentissages scolaires, tel que l'avait déjà inventé Desnoyers avec Jean-Paul Choppart. Tout ce qui est extérieur aux valeurs de la famille est représenté sous le signe de la laideur caricaturale. Les caricatures dévoilent la violence « normale » de la soumission aux adultes et à la scolarisation. L'humour ne prend qu'une distance légère par rapport à la réalité : dans l'illustration humoristique subsiste une nostalgie de l'univers fusionnel de la petite enfance qui se termine avec l'âge de raison. Dommage que la légende de l'illustration représentée (L'Ecole buissonnière au village) soit erronée (p. 322).

Nous ne nous arrêterons pas sur l'intéressante étude du monde d'André Hellé menée par Claude-Anne Parmegiani car ce créateur hors pair est récemment sorti de l'oubli, d'abord par la parution du livre de CI. A. Parmegiani : Les petits français illustrés, 1860-1940, et ensuite par deux très belles expositions Livres d'enfants, livres d'images au Musée d'Orsay en 1989 et Livre, mon ami, lectures enfantines 1914-1954, Paris, 1991, à l'initiative de la bibliothèque l'Heure joyeuse.

Le propos de Mariella Colin sur « La représentation de l'enfant qui joue dans les livres illustrés de l'Italie du XIXe siècle » est par contre tout à fait inédit et complète opportunément celui de Feuerhahn. On distingue deux temps dans les courants pédagogiques de cette Italie encore si marginale par rapport aux modèles pédagogiques anglo-saxons. Jusqu'en 1880, il y a censure du jeu et de sa représentation. Même les enfants de l'aristocratie étaient démunis de jouets, se trouvant par là au niveau des enfants des serviteurs. Pinocchio (1881) marque à la fois le triomphe et le déclin de ce système pédagogique : il y a dévalorisation du jeu en tant que conduite proche de l'animalité (le paradis des enfants et son univers ludique apocalyptique n'est pas représenté par les illustrateurs).

Ensuite existe un débat sur le jeu et l'approbation du jouet : jouer aux soldats est à présent une activité louée et encouragée, les jouets se voient accorder une grande importance pour l'insertion des enfants dans la société adulte. Les jeux enfantins sont désormais centrés autour des jouets reçus pour Noël et portent la marque de la relation étroite aux parents plutôt que celle du désir d'échapper à l'emprise des adultes. A l'extérieur des foyers bourgeois et petit-bourgeois, les enfants des couches populaires continuent de s'amuser ensemble dans la rue, loin du regard protecteur des parents. En réalité l'activité ludique de l'enfance dans le cadre familial et scolaire ne se fera plus en groupe mais en compagnie des adultes dans un lieu fermé, comme en témoignent les illustrations de l'époque, où l'enfant joue au cerceau sous le regard de sa gouvernante dans des allées bien ratissées. La tendresse et la protection entraînent une perte d'autonomie et d'indépendance.

Un travail de Jean Perrot, « Jeux de mains et nom du Père, la trace ou la signature », ludique et provocateur, termine cet ensemble. Une interrogation sur le jeu entre l'illustrateur et son éditeur pour « ferrer » le public (Claude Lapointe est au meilleur de lui-même lorsqu'il sort ses griffes) sur l'incidence du mariage des illustrateurs dans leur vision des rapports masculin/féminin... (Savoureuse morale conjugale à la fin de L'histoire d'Edouard, de Philippe Dumas), sur l'apport de couleurs et de sensualité chez les créateurs d'images sensibles au féminin (Claverie...). La drôlerie des exemples n'amène pas moins une conclusion grave : l'interprétation du « nom du Père » (= l'illustrateur), si ludique soit-elle, « c'est aussi la part du subjectif dans l'histoire esthétique en train de se faire ».