Histoire des bibliothèques françaises

3 - Les bibliothèques de la Révolution et du XIXe siècle : 1789-1914

par Annie Prassoloff
dir. Dominique Varry
Paris : Promodis-Editions du Cercle de la librairie, 1991. - 672 p. : ill. ; 22 cm
ISBN 2-7654-0472-0 : 850 F.

Trop lourd, un peu trop lourd ! 3 kilos 200 pour 672 pages numérotées. Contre 2 kilos 100 à son pendant et modèle, pour la même période, l'Histoire de l'édition française, dirigée par Henri-Jean Martin et Roger Chartier, même imprimeur et maquette analogue. Mais 515 pages seulement, il est vrai, et un papier plus léger.

Peu accessible donc, cet imposant volume, aux rhumatisants, manchots, asthéniques, dangereux à tirer d'un rayonnage élevé pour les maladroits et les distraits, difficile à feuilleter sans table ou sans lutrin, et presque impossible à lire, pour reprendre un titre de Fritz Nies en voyage, au lit ou au café *.

Et c'est dommage. Car ce troisième tome de l'Histoire des biblioihèques de France est, certes, ce qu'on appelle un « ouvrage de référence » : muni d'une riche bibliographie (peut-être un peu trop « hexagonale » encore ?). De tout l'appareil savant souhaitable, notes, références, index, appel à des archives variées et largement inédites, on regrettera seulement pour l'utilisation « savante » les interruptions de pagination que n'explique pas toujours l'illustration. Ouvrage richement illustré et écrit dans une langue presque toujours accessible au commun des mortels, à l'exception peutêtre de la précieuse partie technique sur la reliure et la conservation - qu'est-ce qu' « être réticent au grecquage » ? (p. 275)... mais si de telles expressions n'instruisent pas directement le vulgaire, elles lui permettent au moins de rêver.

Téléscope et porte-voix

C'est donc un ouvrage de référence, mais à la différence de certains de ses semblables, qui reposent en paix comme les tombes de parents éloignés, celui-ci ne se quitte pas aisément. Il se lit même comme un roman. Le roman des passions françaises dans l'enceinte des bibliothèques, roman scandé avec fermeté et élégance par les interventions du maître d'oeuvre, Dominique Varry. Ces bibliothèques du dix-neuvième siècle, plus souvent encloses comme des casernes ou des couvents - deux modèles chers à nos éducateurs - qu'ouvertes, au moins, à la lumière « avec une large vitrine et de grandes glaces très claires qui, le soir, jetteront largement, joyeusement dans la nuit, une lumière aussi invitante que celle du bar d'en face » (rapport de Chevalley en 1898, cité p. 159).

La candidature d'Henry Beyle à la Bibliothèque royale fut rejetée en 1829 (p. 300). Quel terrain d'observation et globalement, de confirmation, n'aurait-il pas trouvé cependant, à sa théorie de nos passions nationales, aujourd'hui reprises par Théodor Zeldin. Vanité, concurrence, amour des hiérarchies pour elles-mêmes, manie de l'autosacrifice sur l'autel de l'économie des fonds publics, (exemples éloquents p. 209, 321-325, etc.), irrésistible penchant à transformer les problèmes pratiques en guerres de religion. Mais aussi curiosité, humour, désintéressement , astu-ce engendrée par la raideur absurde des règlements. Une histoire qui a ses apôtres rayonnants (Charles Weiss, à Besançon, p. 209-291), ses saints méconnus (Holden à Reims ou Brétégnier à Montbéliard), ses réprouvés et ses diables, de préférence étrangers (le florentin Libri), mais quelquefois indigènes.

Histoire, en même temps, des ridicules français, parmi lesquels nous citerons le souverain dédain des besoins corporels : la majorité des plans d'architectes (ce chapitre étant un des points forts du livre), la presque totalité donc, comme le note Jean Bleton (p. 218) pour les bibliothèques publi-ques entre 1851 et 1914, ne prévoit pas d'installations sanitaires. L'obsession d'une surveillance policière des biens et des comportements, aussi tâtillonne qu'irréaliste : voir (p. 340) le projet d'un bureau panoptique pour le conservateur, imaginé par Delessert en 1835, projet dont le comte de Laborde disait « qu'à moins de faire tourner sur un pivot incessamment mobile le conservateur armé d'un télescope et d'un porte-voix, la surveillance si elle ne devait pas être morale serait toujours incomplète ». Superbe ignorance, enfin, des savoir-faire étrangers, sauf lors-que la concurrence (avec l'Alle-magne surtout, alors), nous y pousse...

Encore un effort

Vers la fin de ce parcours animé et varié, on trouvera les « réseaux de la lecture de masse », sujet sur lequel Dominique Varry reconnaît (p. 489) qu'il « reste cependant fort à faire ». Les absents, ou rares passants des chapitres précédents, y sont repérés et décrits, notamment par Françoise Parent-Lardeur et Jean Hébrard, avec le brio et l'exigence qu'on leur connaît : peuple, enfants, femmes, auxquels les responsables interdisaient encore l'entrée de la Mazarine en 1887 et 1894 de peur qu'elle ne devienne « un lieu de rendez-vous plus commode que les cafés du quartier » (p. 380). Remarquons au passage cette obsession du bistrot comme contre-modèle, parente de l'obsession du lit dans les religions ascétiques... Il nous semble qu'à l'égal de plusieurs ouvrages récents et passionnants sur l'histoire des moeurs, de la vie privée, et particulièrement des livres et de la culture, ce gros volume souffre encore un peu, dans son découpage même et dans ses proportions, du « paternalisme » décelé par plusieurs de ses auteurs dans le monde du livre jusqu'à la Première Guerre mondiale. Ceci par un effet non d'intention et d'idée, mais d'inertie institutionnelle ou idéologique, comme on voudra, effet compréhensible, mais peut-être surmontable. Effet qui se marque aussi dans la proportion des types de bibliothèques décrites et analysées : primat des belles-lettres, de l'histoire, du droit, de la religion, au détriment des sciences physiques, mathématiques, sociologiques et psychologiques, des beaux-arts (sauf du point de vue architectural, justement). Nous avons ainsi cherché sans succès le Musée social, fondé pourtant à la fin du dix-neuvième siècle, dans un taillis serré de bibliothèques militaires, administratives, religieuses (de certaines religions), maritimes, coloniales, de sociétés savantes et de chambres de commerce.

La morale de l'histoire nous paraîtrait susceptible d'un résumé du style : « Gens du livre, encore un effort si vous voulez être républicains ! ». Mais peut-être le vingtième siècle, si intelligent, lui, aura-t-il tout arrangé ? Réponse le plus tôt possible dans la suite de ce passionnant roman, lourd certes, mais non indigeste, avec le quatrième volume à paraître à l'automne prochain.

  1. (retour)↑  Frietz MES, Bahn und Bet und Blütenduft..., Munich, 1991. Nous espérons qu'il existera en France un éditeur pour faire traduite cette belle étude sur les images de la lecture depuis la fin du XVIIIe siècle