Réseaux

Annie Le Saux

L'ADBS (Association française des documentalistes et des bibliothécaires spécialisés) et l'ENS-SIB (Ecole nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques) ont consacré leur deuxième journée sur la recherche en sciences de l'information aux réseaux 1. Définir les réseaux n'est pas chose simple, surtout si l'on ne se limite pas au seul monde des bibliothèques ou de la documentation.

Le télégraphe

Si l'on opère un recul dans le temps, on s'aperçoit que les mutations sociales engendrent la plupart du temps le développement de nouvelles technologies. Ainsi, à quoi assiste-t-on à la fin du XVIIIe siècle ? A un redécoupage général : on définit une nouvelle conception de l'Etat, de l'espace - on redécoupe le pays en départements -, on redécoupe le temps, on redéfinit les poids et mesures, on réfléchit à une langue universelle. C'est dans ce contexte de redécoupage et, en même temps, d'unification, qu'apparaît le télégraphe optique, dont Patrice Flichy, du Centre national d'études des Télécommunications 2, a choisi de suivre le fil. Cette manifestation la plus ancienne des Télécommunications façonne l'information qui devient plus objective. Le gouvernement comprend les avantages de cette technologie qui lui permet, en outre, d'être en lien permanent avec chaque unité de son territoire. Objectivation et maillage de l'information sont les nouveautés apportées déjà par ce système de transmission.

Quand vint l'idée d'utiliser l'électricité pour faire circuler l'information, cette innovation resta cantonnée au milieu scientifique. Ce n'est qu'en 1830 que William Cooke va prendre cet outil scientifique pour en faire un outil de marché. Le premier marché solvable va être trouvé auprès des compagnies de chemin de fer. L'idée de sponsor apparaît. Vers 1850, le grand marché du télégraphe, c'est la Bourse. Puis on ouvre ce marché aux organismes privés. Un réseau national se crée également, avec financement des collectivités locales selon des « avance remboursables ».

Fin 1860, la mise en place d'une forte infrastructure sur l'ensemble des télégraphes des pays européens prépare l'installation de réseaux. L'idée de réseau permanent avec une structure administrative est une idée moderne.

Outre l'impact des changements sociaux, un autre élément moteur intervient dans l'apparition des nouvelles techniques : l'imaginaire. Bien souvent, l'innovation paraît d'abord loufoque. La numérisation en est un exemple contemporain, qui, lorsque les ingénieurs ont commencé à y penser, vers 1930, a été qualifiée d'extravagante. « Les grandes réussites sont celles d'offreurs qui ont su s'adapter », remarque Patrice Flichy. Aujourd'hui, où il n'y a plus de Cooke - cet « innovateur, maître du temps » -, mais une répartition du travail de recherche en laboratoires, quelle est la place laissée à l'imaginaire ?

D'aventure en aventure

Les révolutions technologiques touchent également le milieu de la documentation, où elles bouleversent les activités dans leur quotidien. Jean-Michel Salaün a suivi lui aussi l'approche historique, non plus depuis le XIXe siècle, mais depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, pour aborder le domaine de l'IST.

L'Etat a-t-il eu un discours cohérent en matière d'information scientifique et technique ? Y a-t-il eu continuité dans la mise en place des réseaux ?

Le discours courant note qu'avant le milieu des années 70, l'Etat ne voyait pas l'intérêt de monter une politique nationale. Ce n'est qu'à partir de 1975 que débute la grande aventure où l'Etat met en place une politique déterminée. C'est LA période de l'IST. Puis, sans qu'on sache exactement pourquoi, cette politique est abandonnée.

Ce discours, quoique schématique et simplificateur, possède néanmoins une part de vérité. Reprenons chronologiquement : au XIXe siècle, les sociétés savantes et les revues scientifiques sont les premiers vecteurs de circulation de l'information. Au début du XXe siècle, vers les années 20 et 30, naît la notion de documentation, avec séparation entre le monde des bibliothèques, qui s'occupent des livres et de leur contenant, et le monde de la documentation qui s'occupe de l'information et de son contenu. Après la Deuxième Guerre mondiale, la documentation se concentre en deux endroits : dans les sociétés savantes et - c'est une nouveauté - dans les centres de documentation très spécialisés de grands laboratoires dans l'industrie et dans la recherche.

Vers 1960, une commission Documentation, au sein de la Délégation générale à la recherche scientifique et technique, est chargée de définir l'harmonisation de l'information scientifique et technique dans le pays. Cette commission ne croit pas en une informatique centralisée, et préconise une structure fédérale avec coordination, au contraire d'un autre rapport, celui de l'ANEDA 3, qui, à la même époque, propose une centralisation de toute la documentation. C'est l'idée d'une politique collégiale qui prévaut.

A partir de 1973, en pleine guerre froide, un thème nouveau apparaît : celui de la confiscation de l'information. L'information est concentrée aux Etats-Unis. On est obligé de payer pour l'obtenir. Il devient urgent d'avoir une politique nationale, car l'indépendance nationale est en jeu. « Coopératif » devient le maître mot.

C'est le moment où l'IST apparaît. Aucun service public se créant à cette époque ne se conçoit sans cette trinité : en témoignent entre autres les nombreux sigles : BNIST, MIDIST, AUDIST, DIST, DBMIST 4.

Cette politique échoue, mais, précise Jean-Michel Salaün, on s'en aperçoit peu, car un nouveau thème arrive en 1978. L'information irrigue toute la société, la change, avec pour conséquence l'arrivée d'un nouvel acteur, la DGT (le CNET 5) qui va lancer son plan télématique. On ne parle plus de lignes dédiées mais de réseaux. C'est un changement d'échelle complet.

De plus, on ne va plus parler non plus d'IST, mais d'industrie de l'information et l'Etat entreprend de défendre cette politique industrielle. Cette idée de l'industrie de l'information échoue elle aussi. On ne s'aperçoit pas non plus de cet échec, car un autre thème apparaît, là encore : c'est le réveil des bibliothèques. On va vers une grande politique d'une circulation de l'IST administrée : on fonde un serveur spécial pour l'université. Nouvel échec, qui se manifestera par la fin de la DBMIST, la transformation et la décision du transfert du SUNIST 6 et celui de l'INIST 7 à Nancy.

Cette notion d'échecs se résume simplement : les résultats correspondent-ils aux objectifs ? La réponse étant le plus souvent non, il y a échec. Mais ces échecs successifs ne signifient pas qu'il n'y ait pas eu progrès, que l'élan n'ait pas porté des fruits. Il n'existe pas en effet de réseau documentaire une fois pour toutes. Les réseaux documentaires ne sont pas statiques, ils sont vivants et répondent à des besoins à un moment donné.

Aujourd'hui, on assiste au retour des bibliothèques au sens de bâtiment, à la veille technologique et donc à l'information dans les entreprises. L'épouvantail, d'américain, est devenu japonais. On note aussi le poids très lourd de France-Télécom qui opère une forte stratégie dans les entreprises avec la fascination de Numéris.

Actions de soutien

Martine Comberousse, de la Délégation à l'information scientifique et technique du ministère de la Recherche et de la Technologie, a ensuite décrit quelques actions de soutien aux réseaux d'information scientifique, l'objectif étant bien sûr d'aboutir à un résultat meilleur, à un coût moindre. Reprenant la définition du mot réseau, dans lequel on retrouve des notions de lignes, de fils qui s'entrecroisent, où on a affaire à un univers limité composé de noeuds et de relations entre ces noeuds, et l'appliquant à l'IST, où les noeuds sont des institutions ou du matériel, Martine Comberousse a précisé quels étaient les réseaux concernés par les actions du ministère de la Recherche, différenciant :
- les réseaux techniques, mettant en commun des moyens techniques (ces réseaux utilisent pour la plupart RENATER 8, réseau des réseaux existants) ;
- les réseaux de partenariat, où chacun intervient en fonction de sa mission propre. Ce sont des réseaux verticaux qui favorisent la créativité. Ce type de réseau est pointé vers un produit ;
- les réseaux de compétence, qui mettent en commun des savoir-faire.

L'Europe est un élément moteur pour les réseaux : les programmes européens sont souvent déclencheurs de programmes nationaux. Ces réseaux dépassent largement les réseaux documentaires et entraînent une nécessité de tolérance et une connaissance des partenaires.

Une vision futuriste

Les problèmes de la documentation et leur impact sur la productivité intellectuelle des entreprises ont fait et font toujours partie des préoccupations des équipes de recherche en sciences de l'information. William Tumer a donné les résultats d'observations menées en entreprises depuis un an, sur la façon dont un acteur traditionnel, le centre de documentation, vit ou va vivre le passage d'une gestion de stocks à une gestion de flux. Là encore un changement économique entraîne un changement de pratiques. La documentation entre désormais dans les frais généraux de l'entreprise. Or, il n'y a pas de possibilité de dire a priori si le stock est utile ou pas, ou encore si l'information obtenue est utile ou non. Comment dégager l'évaluation, la valeur de cette information ? La pertinence n'est souvent constatée qu'au moment de l'application. Il faut que le documentaliste s'implique dans le tri de l'information.

Les centres de documentation dans les entreprises ont dorénavant à faire face à la compétition. Le service d'information n'est plus qu'un gestionnaire parmi d'autres. Chaque micro-ordinateur devient un gestionnaire des flux. Les membres de l'entreprise passant de moins en moins par le centre de documentation pour obtenir des informations, chacun d'eux devient un « veilleur ». Pour le service de documentation, c'est le moment de se remettre en question. Il lui faut devenir un aiguilleur de l'information : que la bonne information aille au bon endroit au bon moment.

Cette nouvelle organisation du travail pose des problèmes de dimensions sociales et organisationnelles de l'intelligence. C'est à partir de cette description futuriste de la gestion des flux documentaires, où le document s'efface au profit de la notion de blocs informationnels, où l'intermédiaire humain disparaît au profit de la machine, que le centre de documentation doit se définir. Il est difficile actuellement de parler d'une entité sociale qui serait un centre de documentation. On est dans une dynamique de positionnement qui est la conséquence de la mise en réseau. C'est une problématique active, qui se pose quotidiennement. On ne peut pas penser stockage indépendamment de circulation et circulation indépendamment de stockage.

Le domaine de l'information étant pris dans la vaste dynamique de l'évolution générale, on peut se poser plusieurs questions : existe-t-il un secteur marchand de l'information ? qui, effectivement, vend de l'information, qui l'achète, comment sont fixés les prix et par qui ?

De cette journée, en majeure partie axée sur les documentalistes, on peut conclure que l'avenir est annonciateur de changements qui doivent être acceptés, non comme une menace, mais comme un défi.

  1. (retour)↑  Cette journée s'est tenue dans les locaux de l'ENSSIB, à Villeurbanne, le 28 novembre 1991.
  2. (retour)↑  Patrice FLICHY est responsable de la revue Réseaux, publiée par le Centre national d'études des Télécommunications et est l'auteur d'un ouvrage récent intitulé Histoire de la communication moderne.
  3. (retour)↑  ANEDA : Association nationale d'étude pour la documentation automatique.
  4. (retour)↑  BNIST : Bureau national d'information scientifique et technique MIDIST : Mission interministérielle de l'information scientifique et technique AUDIST : Agence universitaire de documentation et d'information scientifique et technique DIST : Direction de l'information scientifique et technique DBMIST : Direction des bibliothèques, des musées et de l'information scientifique et technique.
  5. (retour)↑  DGT : Direction générale des Télécommunications CNET : Centre national d'études des Télécommunications.
  6. (retour)↑  SUNIST : Serveur universitaire national pour l'information scientifique et technique.
  7. (retour)↑  INIST : Institut national de l'information scientifique et technique.
  8. (retour)↑  RENATER : Réseau national pour la recherche et la technologie.