Sociétés savantes et universités
Gilbert Nigay
Les académies et sociétés savantes sont toujours très vivaces à notre époque. D'après le fichier national du Comité des travaux historiques et scientifiques (CTHS), 1 584 en sont répertoriées pour la province seule et 240 pour Paris, éditant notamment 854 périodiques, chiffre considérable même si leur tirage reste limité. La place de ces sociétés reste bien marquée, d'autant plus que le cadre régional est aujourd'hui privilégié : dans chaque région un vice-président est chargé de la culture et une Direction régionale des affaires culturelles (DRAC) est l'organe décentralisé du ministère de la Culture et de la communication. Tout en pratiquant un « esprit académique », reposant sur des traditions vieilles de plusieurs siècles pour les plus anciennes, et un certain protocole (discours de réception, éloges...) parfois accusé de formalisme, elles ont tout à la fois comme vocation - qu'elles soient polyvalentes ou spécialisées - la recherche scientifique désintéressée, la diffusion des connaissances, la sauvegarde de toutes les formes de patrimoine et le développement de la culture 1.
Protection du patrimoine
Les universitaires (entendus au sens large pour tous les ordres d'enseignement et en y assimilant bibliothécaires, conservateurs des archives et des musées...) ont toujours été nombreux et actifs au sein des académies et sociétés savantes. Dans la période récente il semble que leur nombre s'accroisse sensiblement face au déclin d'autres catégories socioprofessionnelles : le clergé moins nombreux et moins motivé, les représentants du « monde des affaires », industriels, ingénieurs, accaparés par d'autres tâches, et certaines professions libérales comme les médecins. Des enquêtes statistiques générales le prouveraient aisément. A défaut, nous donnons les chiffres pour les membres titulaires de trois d'entre elles ayant une certaine importance et datant d'avant la Révolution :
- Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon : 28 universitaires sur 57 membres titulaires ;
- Académie Florimontane (Annecy) : 20 universitaires (dont 6 pour l'enseignement supérieur, 12 pour l'enseignement secondaire et 2 pour l'enseignement primaire) sur 60 membres ; mais, à part un Institut universtaire de technologie, il n'y a pas d'enseignement supérieur à Annecy ;
- Académie Delphinale (Grenoble) : 30 universitaires (dont 25 pour l'enseignement supérieur, 4 pour l'enseignement secondaire et 1 pour l'enseignement primaire) sur 56 sièges de membres titulaires pourvus.
Il convient alors de rechercher quelles peuvent être aujourd'hui les motivations qui poussent les universitaires à fréquenter les sociétés savantes et à y pratiquer des activités bénévoles, désintéressées, ne faisant pas partie stricto sensu de leurs obligations administratives et n'apportant rien sur le plan du déroulement de carrière.
Universitaires et autres membres des sociétés savantes ont tout d'abord des intérêts communs. Tous ont vocation à la protection de toutes les formes de patrimoine. Académies et sociétés savantes interviennent auprès des pouvoirs publics pour attirer l'attention sur l'état de délabrement de tel hôtel particulier, de tel monument, sur les vestiges archéologiques à préserver (fragments de mur de l'enceinte romaine à Grenoble par exemple) et participent même financièrement à ces opérations, quand elles le peuvent. Elles se livrent à des travaux d'inventaires (recueils de chartes, correspondances d'hommes célèbres ou d'écrivains, dénombrements divers...) entraînant parfois la publication de ces documents.
En des séances publiques ou privées, leurs membres font des communications portant sur des questions régionales et locales dans toutes les disciplines, et non seulement dans les domaines historiques et archéologiques, dans lesquels des personnes non prévenues ont tendance à les enfermer. La plupart de ces sociétés sont, en effet, polyvalentes et pluridisciplinaires, selon le vocabulaire actuel qui a remplacé les jolis mots de « polymathique » ou « philomathique », que l'on retrouve encore dans l'intitulé de certaines sociétés, tout comme le mot « antiquaires » pour désigner les archéologues. Ces communications sont généralement suivies d'échanges ou de débats qui permettent d'apporter précisions et mises au point.
Ces travaux et communications sont publiés dans des périodiques propres, bulletins ou annales de la société, qui en assurent la diffusion et constituent l'utile liaison entre tous les membres, même éloignés. Rappelons qu'ils sont dépouillés dans les bibliographies courantes spécialisées (Bibliographie annuelle de l'histoire de France du CNRS, Bibliographie de la littérature française de René Rancœur...) et les banques de données. Insistons sur le fait qu'ils portent souvent sur des questions très « pointues » et que les grands travaux de synthèse y puisent une part de leur documentation. Des ouvrages sont également publiés par les sociétés savantes, bien qu'elles ne soient pas maisons d'édition, mais il faut dire que cette activité tend à se restreindre pour des raisons financières évidentes. Les presses universitaires n'ont pas repris tout à fait ce rôle, en particulier pour les grands recueils de documents, par exemple la volumineuse correspondance du Cardinal Le Camus qui fut publiée par l'Académie Delphinale. Des monographies locales et des thèses régionales (ainsi La neige dans les Alpes du Nord d'Hervé Gumuchian par la Société des écrivains dauphinois) sont encore assez fréquemment publiées. Rappelons l'important rôle d'édition du CTHS et de ses différentes sections, dont les auteurs sont le plus souvent des universitaires. Les sujets régionaux et locaux y sont très nombreux, par exemple le Cartulaire de l'abbaye de Lézat, la Coutume de Saint-Sever ou l'Octroi de Toulouse à la veille de la Révolution.
Des colloques régionaux sont organisés (la Fédération des sociétés savantes de Savoie le fait très régulièrement) et permettent ainsi d'éviter le cloisonnement et de favoriser rencontres et échanges. Est-il besoin de rappeler le rôle du Congrès national des sociétés savantes, chaque année depuis 1861, à l'exception des périodes de guerre, axé à la fois sur l'étude de thèmes d'intérêt général et sur celle d'un programme propre à la région où se tient le congrès (le récent congrès de Chambéry comportait l'histoire de l'alpinisme et le tourisme en montagne) ?
Enfin l'intérêt commun des universitaires et des membres des sociétés savantes porte sur l'entretien de bibliothèques, d'archives, de médailliers, de musées thématiques, de bâtiments divers (chapelles, dolmens, hôtels particuliers...). L'Académie de Mâcon conserve ainsi le pavillon de vigne dans lequel Lamartine composa l'Histoire des Girondins. L'Académie Florimontane d'Annecy possède l'important château de Montrottier, avec ses collections ethnographiques, et plus d'une centaine d'hectares de terres attenantes, dont le revenu est utilisé à l'entretien.
Universitaires et érudits
Universitaires et membres des sociétés savantes ont aussi des intérêts réciproques. Les universitaires, tout d'abord :
- ils trouvent les contacts qui leur permettent d'avoir accès à des archives privées, qui ne s'ouvrent pas facilement, et d'être informés dans l'immédiat de découvertes archéologiques ;
- ils utilisent les bibliothèques et archives des sociétés savantes (les étudiants, en particulier, peuvent y découvrir des sujets de thèses et de mémoires). Certaines de ces bibliothèques sont très importantes : celle de l'Académie des sciences, belles-lettres et arts de Lyon annonce 22 000 volumes. Parfois, faute de moyens, surtout en personnel, bibliothèques et archives sont déposées auprès de la bibliothèque municipale locale, et même - le cas est assez peu fréquent - auprès de la bibliothèque universitaire, comme à Mulhouse pour la gestion du fonds de la Société industrielle ;
- ils fréquentent des personnes de toutes origines, parfois des autodidactes, spécialistes de questions très précises. L'échange est profitable, avec de telles personnes dispersées sur tout un territoire et attentives à leur environnement ;
- et surtout, ils rompent leur isolement et deviennent des hommes dans la cité. On a médit des « turboprofs »... Les sociétés savantes jouent ainsi un rôle social en pratiquant l'amalgame ; les universitaires rencontrent des personnes qu'ils n'auraient pas connues autrement. Remarquons enfin que les enseignants sont fréquemment originaires d'autres régions que celle où ils travaillent.
Quant aux membres des sociétés savantes non universitaires :
- ils reçoivent des conseils de méthode pour l'élaboration de travaux ayant une réelle valeur scientifique. Le rôle des bibliothécaires est de ce point de vue non négligeable : ils peuvent apporter des informations sur les bibliographies, les recueils de sources, la recherche érudite et donner des renseignements d'ordre matériel sur la présentation des articles, l'indication des références... (il convient de relever qu'une circulaire ministérielle préconise l'appel à des représentants de sociétés savantes pour participer aux conseils des bibliothèques universitaires au titre des personnalités extérieures 2) ;
- ils peuvent être mis en garde contre des interprétations hâtives ou erronées, l'apport de la critique universitaire engendrant une élévation de niveau des questions traitées. L'érudit local n'a-t-il pas tendance dans une monographie à augmenter le rôle des grands personnages au détriment de la masse, ou encore, dans le Sud-Est de la France par exemple, à voir un peu partout la présence des sarrasins ?
- ils ont connaissance des grandes orientations de la recherche et des questions d'actualité traitées dans les universités. Signalons dans cet ordre l'essor des études démographiques, ou l'histoire des mentalités, des techniques, de la santé.
C'est dire que la collaboration de personnes venant de différents horizons ne peut être que bénéfique. Il n'est pas besoin d'inviter les universitaires à une présence plus large dans les sociétés savantes puisque, nous l'avons dit, leur place y est très appréciable. Dès 1834, Guizot, en créant le Comité des travaux historiques et scientifiques, avait déjà en vue le rapprochement entre universitaires et autres érudits. A l'aube du XXIe siècle les vœux des fondateurs ont créé les conditions et les structures qui perdurent pour le plus grand profit de la recherche.