Édition et sédition
l'univers de la littérature clandestine au XVIIIe siècle
Robert Darnton
ISBN 2-07-072212-0
Dans ce livre écrit directement en français, performance qu'il convient de saluer de la part d'un universitaire américain, Robert Darnton nous livre une partie du fruit de ses dépouillements des si riches archives de la STN (Société typographique de Neuchâtel), active dans les dernières années de l'Ancien Régime. Depuis longtemps déjà l'auteur s'est imposé comme le meilleur connaisseur de ce monde interlope de la contrebande de livres au point d'être confondu avec ses héros, puisqu'un plumitif français 1, disposant d'informations de troisième main, a pu écrire récemment : « L'un des principaux propagateurs des écrits séditieux était un certain Robert Darnton, éditeur à Thionville. Il travaillait avec la Société typographique de Neuchâtel... » (sic !)
Sous le manteau
Outre le fait qu'il se lit comme un roman, ce livre fourmille d'informations précieuses et de références relatives à la France entière. On soulignera particulièrement l'intérêt des trois volumineuses annexes qui identifient les titres les plus répandus de ce commerce sous le manteau :
1. Les ouvrages les plus commandés : répartition par genres.
2. Profil du commerce clandestin chez douze libraires de province.
3. Catalogue de « livres philosophiques » de la STN.
En huit chapitres, l'auteur nous introduit à la connaissance de cette littérature dite « philosophique » mais le plus souvent scandaleuse, licencieuse ou pornographique, démonte les circuits de son introduction et de sa diffusion dans le royaume, et campe le portrait de ses diffuseurs, du colporteur presque illettré au libraire de province respectable, mais ayant sous son comptoir, pour des clients choisis, les petits livres sulfureux, en passant par quelques escrocs d'envergure.
Le lecteur familier de Robert Darnton regrettera cependant dans le choix des exemples une impression de « déjà lu » dans les ouvrages antérieurs de l'auteur. En retrouvant Noël Gille dit « La Pistole », ou Gerlache, pour ne citer qu'eux, il se demandera si la richesse du fonds de Neuchâtel n'aurait pas permis de leur préférer certains de leurs émules. Au-delà de ces quelques réserves, le livre nous permet de mieux comprendre un commerce et des lectures que les documents traditionnellement mis en oeuvre par l'historien biaisent, bien qu'ils aient eu une importance indéniable dans la constitution de l'état d'esprit des années qui ont précédé et préparé la Révolution. Mais les archives de la STN ont sans doute encore bien des richesses à dévoiler, et le détour par Neuchâtel s'avère aujourd'hui indispensable pour tout chercheur travaillant sur la librairie française des Lumières. Tout un pan, longtemps insoupçonné ou occulté, de la réalité du monde du livre de l'époque s'y révèle qui doit renouveler la vision traditionnelle, et partielle, que nous pouvions jusqu'alors en avoir.
Soulignons enfin que cet ouvrage devrait être lu en parallèle au beau livre de Jean-Marie Goulemot, Ces livres qu'on ne lit que d'une main. Lecture et lecteurs de livres pornographiques au XVIIIe siècle 2, paru simultanément.
De L'Encyclopédie à la STN, en passant par le mesmérisme, les « Rousseau du ruisseau » ou les massacreurs de chats, la boucle est en quelque sorte bouclée, et les principaux ouvrages de l'auteur disponibles dans notre langue. Il reste simplement à souhaiter que nous puissions bientôt disposer d'une traduction de The Kiss of Lamourette 3, qui rassemble un certain nombre d'articles méthodologiques éclairant la démarche de Robert Darnton. L'ouvrage dont il est ici rendu compte a été cité dans la sélection du prix Médicis-essais 1991. Peu importe qu'il soit ou non couronné. Une telle récompense honorerait d'ailleurs davantage le jury qui la décernerait qu'un historien dont la réputation n'est plus à faire, ni dans le Vieux ni dans le Nouveau Monde.