Le patrimoine écrit et l'Europe

Philippe Hoch

Le patrimoine écrit s'affiche, le patrimoine des bibliothèques s'épingle. Il s'expose ; il a pignon sur rue. Qui l'eût cru ? Il y a dix ans à peine, n'établissait-on point le triste constat : terra incognita ? Ne regrettait-on pas, il y a une décennie tout juste, que l'Année du patrimoine, célébrée avec pompe, eût oublié les bibliothèques, occulté les manuscrits, passé sous silence les partitions anciennes, fermé les yeux sur cartes et portulans ? Depuis lors, que de chemin parcouru ! Les expositions se multiplient, les catalogues en quadrichromie prennent place dans les vitrines des librairies, les inventaires sont en ligne... Une dizaine d'années ont suffi, au prix, il est vrai, d'une énergie non mesurée, à faire admettre l'évidence - le patrimoine historique, artistique, culturel, c'est aussi dans les bibliothèques qu'il faut le chercher - et à entamer le travail.

Des chantiers ouverts, il en est partout. A l'origine des opérations nombreuses et variées menées dans le domaine de la préservation et de la mise en valeur de ce patrimoine protéiforme, se trouvent les établissements, soucieux de réserver un sort digne à leurs collections anciennes, mais aussi, de plus en plus, les structures de coopération régionale et leur fer de lance, la Fédération française de coopération entre bibliothèques (FFCB). Ainsi, le Mois du patrimoine écrit, inséré symboliquement entre la journée nationale des monuments historiques et la Fureur de lire, c'est elle ; les Journées du patrimoine écrit, c'est encore elle, avec la collaboration de l'Agence de coopération régionale pour la documentation (ACORD) et la Ville de Roanne.

Organisée pour la seconde année consécutive dans une cité ordinairement plus courue par les gastronomes et professionnels des arts de la table - qui y proposent un festival - que par les bibliothécaires et archivistes - bien que les deux publics puissent, à l'occasion, se confondre -, la rencontre a réuni, les 14 et 15 octobre, un parterre soucieux de s'informer autant que de témoigner, désireux aussi de rompre l'isolement que ressentent beaucoup de professionnels spécialistes des fonds anciens. Les opportunités d'ouvrir sa fenêtre et d'éclairer sa lanterne ne sont, dans ce domaine, pas si nombreuses qu'on néglige de les saisir. D'autant que, pour l'édition 1991, les maîtres d'œuvre avaient tenu, dans la perspective de bouleversements prochains, à conférer une dimension européenne au colloque, dont le thème portait sur les « Politiques des régions européennes en faveur du patrimoine écrit : inventaire, mise en valeur ».

Statu quo ?

L'Europe réunie durant deux jours dans le ravissant petit théâtre de Roanne avait cependant, il faut le reconnaître, un léger accent, celui du Sud, puisque la Lombardie, la Catalogne et la région de Porto étaient seules représentées, à l'exception toutefois du Royaume-Uni, tandis que les intervenants du Bade-Wurtemberg annoncés au programme n'avaient pas pu prendre part aux travaux. Bibliothèques de l'Europe et Europe des bibliothèques : qu'en sera-t-il demain ? Il fallut tout l'art, toute la fine pédagogie d'Anne Magnant, chargée des affaires européennes au ministère de la Culture, pour énoncer quelques idées simples et rendre clairs des dossiers et des fonctionnements administratifs à la fois complexes et somme toute assez différents d'un pays à l'autre. Quelle incidence la nouvelle règle du jeu, imposée par l'Europe sans frontières de 1993, aura-t-elle sur les structures et sur leur action ? S'agissant de la culture, si l'on en croit A. Magnant, rien ou presque ne devrait changer, ce domaine n'entrant pas dans le champ d'application d'accords relatifs au seul marché. Tout au plus la circulation des biens, et notamment de ceux que l'on qualifie de « culturels », supposera-t-elle certaines mesures telles que l'harmonisation des taxes. Quant au patrimoine, qui intéressait particulièrement l'auditoire, il restera, quoi qu'il arrive, l'affaire de chaque Etat souverain, libre de le protéger comme bon lui semble.

Mais, l'entend-on bien de cette oreille à Bruxelles ? Pour s'en assurer, et plus encore pour prendre connaissance des orientations de la Communauté économique européenne en matière de patrimoine écrit et graphique, un haut fonctionnaire avait été convié à la tribune. Prendre en compte des préoccupations qui, d'une certaine façon, n'ont pas d'existence officielle dans le cadre communautaire, telle est la tâche paradoxale à laquelle s'attèle Antonio Zaparero, membre de la Direction générale numéro dix (DGX) à Bruxelles. En effet, bien qu'elle ne trouve aucun enracinement juridique dans le Traité de Rome (dont le mot « culture », comme le rappelèrent plusieurs intervenants, est absent), il existe pourtant une certaine forme de « politique culturelle » communautaire, impulsée par le Conseil des ministres responsables de ce secteur, qui s'exerce dans les domaines de l'audiovisuel, du mécénat, de la formation et enfin du livre. Sur ce terrain, les problèmes sont nombreux, non moins que les pistes suivies : promotion de la lecture, encouragement à la traduction, volonté de sauvegarde de la diversité des langues, de la polyphonie linguistique européenne, utilisation de papier permanent...

Unanimité linguistique

Vue de Milan, Barcelone, Londres, Porto ou... Châlons-sur-Marne, l'Europe n'avait cependant plus tout à fait le même visage. Aux exercices de prospective - à fort court terme, certes - et aux parcours à travers un certain dédale communautaire, succéda la présentation de quatre opérations menées, pour trois d'entre elles à l'échelle régionale, autant dire « à la base ». Les bibliothécaires français, peu habitués, en règle générale, à sauter les frontières, guère enclins, du coup, à cultiver une authentique curiosité à l'égard des réalisations étrangères, ne masquèrent point leur surprise et leur admiration devant des réalisations qui étaient autant de preuves d'un dynamisme sans faille.

Omella Soglieni, d'abord, présenta, documents à l'appui, le réseau des bibliothèques lombardes et les fruits d'une active coopération dans le domaine de l'inventaire des collections, et, en particulier, de documents tels que les partitions anciennes ou les correspondances d'écrivains, dans l'attente de la mise en œuvre du réseau informatique national de localisation et de prêt. De la même façon, plusieurs catalogues, publiés ou en cours d'édition, témoignent du labeur des bibliographes et bibliothécaires catalans, représentés à Roanne par Maria Porter qui, au long d'un exposé très fouillé, rappela dans quel contexte historique et culturel les bibliothèques de Catalogne devaient aujourd'hui être appréhendées. Au nom de Bibliomédia, Isabel Sousa présenta, quant à elle, le travail de cette agence de coopération qui, dans la région de Porto, regroupe quatre importantes bibliothèques municipales associées pour la constitution d'un catalogue collectif informatisé de leurs fonds anciens et locaux. Cette opération s'inscrit dans le cadre plus vaste d'un programme national d'inventaire du patrimoine culturel mobilier portugais (dont font évidemment partie les documents conservés dans les bibliothèques et les archives). Au chapitre des projets, signalons la création prévue d'un centre régional de conservation et l'institution d'un dépôt légal régional, qui constituerait une source d'accroissement en quelque sorte naturelle des fonds locaux. Notons, pour finir, qu'en une belle unanimité linguistique, les invités du colloque, représentants de l'Europe du Sud, mirent un point d'honneur à présenter leur exposé en un français digne de tout éloge.

S'exprimant, quant à elle, non point au nom d'une institution régionale, mais en sa qualité de responsable du National Preservation Office à la British Library, Mary Jackson esquissa le tableau de la situation britannique dans le domaine de la conservation, marquée ces dernières années par d'importantes baisses de crédits, les institutions privées se voyant appelées à pallier l'insuffisance du fmancement public, ainsi que par une diminution forte du personnel spécialisé. En revanche, très prometteuse semble être la mise au point d'un nouveau traitement en masse des documents (procédé Surrey, du nom de l'université dans lequel il a été élaboré).

Fonds ignorés

Retour en région, avec Marie-Claude Pasquet, qui rendit compte d'une mission menée à bien en 1989-90. Il s'agissait de procéder à l'inventaire des fonds anciens des bibliothèques implantées dans les communes de moins de 10 000 habitants de Champagne-Ardenne. Le mot d'ordre, pour Marie-Claude Pasquet, était triple : exhaustivité, rapidité, bon marché ! En douze mois, trente-trois bibliothèques visitées révélèrent la présence de près de 50 000 ouvrages, de 350 titres de périodiques, sans parler des manuscrits, partitions, documents iconographiques. La prochaine étape consisterait, bien entendu, à procéder non plus à l'inventaire mais au catalogage des documents.

La découverte pour ainsi dire fortuite de livres anciens à droite et à gauche n'est pas, naturellement, l'apanage des enquêteurs champenois. Ainsi, comme le rappela Martine Mollet, même en région Rhône-Alpes où, pourtant, se trouvent réunies quelque 600 000 unités et deux des plus grandes bibliothèques françaises (Lyon, Grenoble), il existe de nombreux petits fonds, aussi peu connus qu'insuffisamment traités. La sonnette d'alarme devait être tirée. L'opération d'inventaire sera mise prochainement sur les rails, accompagnée de l'édition d'un Guide des ressources patrimoniales de la région, qui devrait rendre des services aux chercheurs autant qu'aux curieux.

Sans doute y verra-t-on, dûment signalés, les ensembles de cartes et de plans anciens. C'est, en tout cas à l'inventaire de ces documents très particuliers, souvent négligés, que travaillent avec ardeur Ludovic Miran et Béatrice Pacha dans la région Centre, sous les auspices de l'agence de coopération AGIR. Au reste, l'inventaire ne constitue que la première étape de l'opération, avant le catalogage détaillé, la restauration - si nécessaire - et le microfilmage des pièces. Pour l'heure, quelque deux mille cartes ont été traitées, en attendant la publication d'un catalogue imprimé, prévue en 1994. Dans leur intervention, Béatrice Pacha et Ludovic Miran évoquèrent également les conditions de financement d'une campagne de recensement née en définitive de la passion personnelle de deux jeunes bibliothécaires « cartophiles », conduits très vite, par-delà les préoccupations purement scientifiques qui pouvaient être les leurs, à solliciter des aides financières, d'abord auprès des municipalités bénéficiaires du travail réalisé, mais aussi en frappant à la porte de diverses institutions, tant publiques que privées.

Experts

Les responsables des collections anciennes et précieuses, qu'ils appartiennent au personnel d'une bibliothèque ou qu'ils exercent leurs fonctions dans le cadre d'une structure associative, devraient pouvoir bénéficier de l'aide et de l'« expertise » de conseillers pour le patrimoine écrit en poste dans les Directions régionales des affaires culturelles (DRAC). Pour l'heure, seules deux régions (Provence-Alpes-Côte d'Azur et Languedoc-Roussillon) comptent parmi leurs conseillers un spécialiste du patrimoine écrit. L'un d'eux, Jean-François Foucaut, nommé tout récemment à la DRAC du Languedoc-Roussillon, présenta les missions qu'il serait appelé à remplir. Quelques axes majeurs, d'ores et déjà, sont tracés : mise en place d'un plan régional de microfilmage, travail scientifique sur les collections anciennes, coordination et concertation dans le domaine des éliminations, politique régionale de conservation et de restauration (en liaison avec le Conseil national scientifique du patrimoine des bibliothèques publiques, créé en avril 1989), politique d'acquisition dans le cadre des Fonds régionaux d'acquisition des bibliothèques (FRAB)...

Dans l'attente de la nomination de conseillers dans toutes les régions françaises, ce rôle d'expertise est rempli par la cellule « Patrimoine » de la Direction du livre et de la lecture (DLL) au ministère de la Culture, ainsi que le rappela opportunément Françoise Bérard. La politique ministérielle, outre l'assistance technique, s'exerce dans trois principaux domaines : les acquisitions de documents (exercice du droit de préemption, subventions et fonctionnement des FRAB) ; conservation et restauration (dépôt d'appareils de mesure, mise à disposition de l'unité mobile de désinfection, prise en charge financière des restaurations) ; catalogage et mise en valeur des fonds (suivi des catalogues des manuscrits et des incunables, microfilmage des manuscrits médiévaux, en collaboration - et par convention - avec l'Institut de recherche et d'histoire des textes).

Le patrimoine écrit, naturellement, n'est pas l'affaire des seuls conseillers et experts. Les acteurs les plus divers interviennent, à des échelons et par des actions fort différentes, dans la constitution, la sauvegarde et la promotion des documents « anciens, rares ou précieux ». De cette diversité témoigna de façon éloquente la table ronde finale qui réunit des représentants de secteurs d'activité variés mais complémentaires : archives (Philippe Rosset) ; conservation des antiquités et objets d'art (Anne Carcel) ; imprimerie (Jacques Chirat) ; papeterie (Jacques Blindermann) ; spectacle vivant (Marc Normant, metteur en scène de ce monument du patrimoine écrit qu'est la Bible) et, bien sûr, bibliothèques (Agnès Marcetteau et l'auteur de ces lignes).

Notons ici qu'au terme de la première journée de travail déjà, un exemple d'exploitation et de mise en valeur tout à fait originales du patrimoine écrit avait été présenté par Pierre Leroy, historien. Ce dernier, avec autant de science joyeuse que de verve croustillante, sut démontrer tout le parti que l'on pouvait tirer de pièces d'archives du XVIe siècle : ou comment, avec un rien de passion, les minutes d'un procès intenté à un imprimeur troyen favorable à la Réforme, donnent lieu à un spectacle d'amateurs accueilli avec chaleur par le public le plus large.

A l'heure de conclure, au nom du Conseil supérieur des bibliothèques (CSB), son vice-président, Michel Melot, à la faveur d'une brillante synthèse, rappela la proximité des échéances européennes et exhorta les professionels du livre à voyager, à pratiquer les langues étrangères, celles de nos partenaires d'aujourd'hui et de demain, bref, à édifier l'Europe des bibliothèques.