Une mission lecture étudiante
A l'automne 91, le ministère de l'Education nationale a créé une mission pour la lecture étudiante. Elle est placée auprès de la Direction de la programmation et du développement universitaire (DPDU) et rattachée à la Sous-direction des bibliothèques.
Elle est chargée de collecter les informations, de proposer les mesures susceptibles d'améliorer l'offre de lecture, de stimuler la demande et, de manière générale, d'encourager la lecture au sein de la population étudiante. Elle doit en même temps permettre d'organiser une réflexion permanente sur la lecture en liaison avec les professionnels du livre, le ministère de la Culture et le ministère de la Recherche.
Lecture étudiante : vers un état des lieux
Pour l'essentiel, les années 80 ont été marquées par un certain optimisme face aux problèmes de la lecture. Certes, c'est vers 1980 que le problème de l'illettrisme apparaît dans les discours, en France comme dans les autres pays développés. Mais on s'accorde à penser alors que le phénomène renvoie à la fragilité de certains acquis fondamentaux dispensés par l'école et à la fragilité plus grande encore des faibles lecteurs plongés dans un monde professionnel ou familial qui n'impose pas la lecture. Cet analphabétisme secondaire s'accompagne d'une progression de la lecture chez les petits lecteurs et d'une consolidation des pratiques de lectures chez les moyens lecteurs, alors que le noyau des gros lecteurs reste inattaqué, et même s'élargit à ses marges. Tels étaient les principaux enseignements de l'enquête de 1981 sur les pratiques culturelles des Français. Le regard rétrospectif, s'appuyant sur l'enquête similaire de 1973, justifiait cette confiance d'ensemble.
La grande désillusion
Au début des années 90, les résultats de l'enquête de 1988, ainsi que ceux de l'enquête Loisirs effectuée par l'INSEE 1 en 1987-1988 obligent à modifier quelque peu cet angle de vue. Certes la lecture - et particulièrement la lecture des livres - a continué à augmenter, touchant un nombre accru de Français. Mais cette augmentation en chiffres absolus cache mal un déficit qu'il faut saisir en termes relatifs. Compte tenu de l'élévation du niveau d'études, des standards de vie, du temps de loisirs et de la mobilisation publique (le réseau des bibliothèques se resserre considérablement durant la décennie), les gros et moyens lecteurs devraient être beaucoup plus nombreux qu'ils ne le sont en réalité. Il est vrai que le critère le plus souvent avancé pour déterminer le degré de familiarité avec la lecture - le livre à l'exclusion de toutes les formes « professionnelles », rapports, extraits photocopiés, etc. - est insuffisant à l'heure où l'informatique individuelle et les moyens de reprographie la font littéralement exploser.
L'Université lit plus, les étudiants lisent moins
Ceci vaut particulièrement pour les étudiants qui sont à la fois de gros consommateurs de cette littérature grise et dont l'intimité avec le livre recule en termes relatifs. C'est ce qu'affirme avec force un article de Françoise Dumontier, Claude Thélot et François de Singly 2. Résumant les grandes lignes de l'enquête INSEE déjà évoquée, l'article souligne que les étudiants gros lecteurs (au moins 3 livres lus par mois) représentaient les deux tiers de la population concernée en 1967 ; en 1988, ils ne sont plus qu'un tiers. Dans la mesure où le noyau dur des gros lecteurs n'est pas attaqué - il progresse même en chiffres absolus - force est de constater qu'on est en train d'assister à un recul relatif de la lecture chez les étudiants.
« La France lit plus, les Français lisent moins » concluaient les auteurs de cette présentation. Pour reprendre leur formule, l'université lit plus, les étudiants lisent moins. L'accroissement déjà sensible du nombre d'étudiants et son quasi-doublement dans les dix ans à venir sont à saisir à travers cette grille préalable. D'autant plus que cette massification touche en premier lieu les premiers cycles (plus d'un étudiant sur deux) et les filières courtes.
Quels étudiants ?
Au-delà des comportements individuels, il faut naturellement tenir compte de deux facteurs qui peuvent se cumuler : la discipline et le cycle d'études. C'est d'ailleurs, en l'absence de travaux précis dans ce domaine, un des axes de recherche que doit se donner la Mission lecture étudiante.
On s'accorde généralement à dessiner le lectorat étudiant selon un arc qui va de la médecine - les moins lisants et les moins achetants - aux lettres et sciences humaines - les plus lisants et les plus enclins à l'achat de livres - en passant par les sciences, les sciences économiques, le droit. Les analyses disponibles s'appuient en effet sur cette classification canonique qui est celle de l'Université tout entière. Il n'est pourtant pas sûr que cette typologie soit toujours pertinente. Sans doute un étudiant d'histoire est-il, comme son homologue d'anglais, un « littéraire ». Mais le second tendra à travailler sur des textes restreints qui sont la base d'exercices techniques. Quant au premier, il a pour matériau principal le livre qui, pour lui, est essentiellement porteur de documents. A certains égards, les étudiants de droit et d'histoire peuvent avoir des relations analogues avec des textes nombreux et épars. Inversement, les corpus scientifiques ou grammaticaux sont plus concentrés.
L'évolution rapide des contenus disciplinaires, le coût des livres, la pression immédiate des examens et concours, la forme de ces examens - QCM, questions ouvertes courtes - sont autant de facteurs qui favorisent l'hégémonie et parfois même le monopole du polycopié. Quant au cycle d'études et au type d'établissement d'enseignement supérieur, ils ont une importance culturelle esssentielle. Car la place du livre ou de ses succédanés dépend aussi largement des cursus et de leur sanction : concours, épreuves limitées ou travaux de plus longue haleine.
Etudiants : la question de la lecture
Si l'on définit la lecture comme une prise d'information visuelle face à des caractères porteurs d'un sens permanent et discursif reconstitué par qui interroge ces signes, on conviendra qu'il ne saurait y avoir d'étudiant dont sa pratique ne fasse un lecteur.
Pour reprendre les termes les plus traditionnels, tout étudiant, parce qu'il étudie, doit se livrer à une lecture dite de travail, sans qu'on définisse par là le type de support utilisé (livre, polycopié, écran, tableau, projections, etc.). Mais comme jeunes - 65 % ont moins de 25 ans et ils constituent une proportion croissante de la tranche d'âge 18-24 ans -, ils ne sont évidemment pas exclus de la lecture dite non moins traditionnellement de plaisir ou de récréation.
Cependant l'opposition travail-plaisir reste vague. On gagnerait sans doute à opposer en termes plus nuancés « lectures finalisées » ou « professionnelles » d'un côté et lectures « gratuites » ou non directement exploitables de l'autre. Mais dans la constitution d'une personnalité, de son autonomie et finalement de son autodidaxie, qui saura faire la part du gratuit et du finalisé ? Qui peut juger de la pertinence et de l'efficacité des transferts d'un domaine à l'autre ? On peut certes souscrire à l'hypothèse humaniste selon laquelle la réussite de l'individu passe par cette aptitude à transférer. On doit sans doute étendre cette remarque à la société toute entière.
Reste qu'il est important de préciser en quoi la lecture autonome et transversale est un facteur de réussite des étudiants. Et en quoi son absence tend à fragiliser ceux qui constituent les gros bataillons - déjà fragiles - des « nouveaux étudiants », appartenant pour une très large part aux secteurs sociaux qui, hier encore, n'avaient pas de perspective universitaire.
L'action de la mission lecture
En évoquant des actions en faveur du livre dans l'enseignement supérieur, on imagine immédiatement une politique de l'offre de lecture. Mais une telle offre ne peut rencontrer son public qu'à la condition de répondre à une demande qu'elle doit susciter et accompagner de manière multiple. Elle concerne des secteurs aussi divers que les bibliothèques universitaires (BU), les programmes et les enseignements, la vie culturelle à l'université et dans l'enseignement supérieur aussi bien que la nature des livres proposés par l'édition et les modes de distribution du livre. Pour toucher son public, une telle offre doit au moins susciter la demande et sans doute l'accompagner.
L'offre et la demande
Le premier outil de la lecture universitaire, c'est bien sûr la bibliothèque. Après plus d'une décennie de stagnation, les perspectives des BU sont aujourd'hui plus satisfaisantes. L'augmentation des crédits d'achats (+ 140 % entre 1988 et le budget 92), des personnels (300 créations de postes pendant la même période), l'extension du libre accès et l'élargissement des périodes d'ouvertures constituent le socle d'une politique de l'offre de livre à l'université. Dans de nombreux cas, les bibliothèques s'efforcent, en liaison avec les enseignants, de familiariser les étudiants à un monde complexe, trop souvent opaque, où l'abondance d'une offre difficilement maîtrisable contribue à noyer les moins familiers avec le livre et la documentation universitaires. De même, nombreux sont les enseignants qui mettent en place des actions spécifiques permettant aux étudiants d'accéder à une meilleure maîtrise de la méthodologie. Comment consulter un livre, utiliser une bibliographie ? Fureter, chercher, faire des détours et des raccourcis, tout cela est sans doute du ressort de l'apprenant. Mais ces démarches peuvent et doivent être facilitées sous peine de ne concerner que les étudiants spontanément capables d'y accéder.
Rapprocher les étudiants du livre, c'est aussi proposer des outils nouveaux, des manuels adaptés aux étudiants d'aujourd'hui. De nombreuses collections nouvelles montrent un souci des éditeurs de répondre à cette demande diffuse. Car, d'une manière générale, les manuels peuvent gagner en lisibilité et en qualité. Loin de cantonner l'étudiant à un digest minimal, ils peuvent proposer des ouvertures et rayonner vers d'autres livres, d'un accès rendu plus facile par leur existence même. On a trop longtemps opposé l'absence de coût des ouvrages consultés ou empruntés à la bibliothèque à la cherté des livres achetés. Sans doute le problème est-il complexe, mais il en va de la pratique du livre comme des autres consommations culturelles. La loi du cumul joue en permanence. Plus les étudiants empruntent, plus il sont à même d'acheter. En effet, ce ne sont pas les mêmes livres qu'on emprunte et qu'on achète, et on n'achète souvent que ce qu'on a emprunté et déjà jaugé. Dans de nombreux campus excentrés, l'offre de librairie est insuffisante. Il est vrai que l'im-plantation de librairies dans les enceintes universitaires pose des problèmes délicats, tant l'édition souffre de la fragilité de ce maillon essentiel qu'est la librairie.
Lectures gratuites
On doit imaginer une série d'accompagnements propres à familiariser les étudiants avec le livre et la lecture « professionnelle ». Cette notion d'accompagnement peut être étendue aux aspects moins finalisés de la lecture. Car la vie du livre, sa présence familière et naturelle dans les locaux universitaires laisse beaucoup à désirer. Depuis plus de dix ans, écrivains, auteurs, gens du livre interviennent à l'école et dans les espaces scolaires. Combien d'universités organisent-elles pour leurs étudiants des manifestations autour du livre ? Combien de fois ces manifestations sont-elles vraiment liées à la vie des étudiants, à leur statut d'apprenants ? Alors que l'enseignement supérieur est un vivier d'auteurs, combien de conférences, de débats, de semaines du livre ? La récente initiative du SNE 3 lors de la Fureur de lire laisse penser que les temps sont mûrs pour une systématisation de telles tentatives.
De même, les acquis de la réflexion sur la lecture publique devraient-ils favoriser l'implantation, dans les BU comme dans les futures maisons de l'étudiant, d'espaces de lecture non strictement professionnelle. A la fois lieux de culture générale et de convivialité, ils devraient permettre d'établir des continuums de lecture et d'accroître la présence du livre dans l'enseignement supérieur. Ils contribueraient à faire des universités des lieux de vie et non pas ce qu'elles sont trop souvent : des endroits où l'on est bien obligé de passer.
Mission lecture, mode d'emploi
En ayant suscité un groupe de réflexion constitué de spécialistes de la lecture, de sa sociologie, d'acteurs engagés de la lecture étudiante, la mission entend contribuer à la problématisation de la question. Ce groupe d'une quinzaine de membres doit aussi définir les directions de travail (enquêtes, analyses) sur le thème. Fonctionnant comme un séminaire, il a aussi un objectif de publication, un livre collectif étant prévu pour le 2e trimestre 1993.
L'essentiel du travail de la mission reste lié aux initiatives et pratiques des acteurs de la lecture universitaire, et au premier chef des enseignants et des bibliothécaires. Compte tenu de la diversité de la nature et de l'ampleur des actions engagées, il faut constituer dans un premier temps un réseau de travail, d'échanges et de réflexion. En gestation à Paris VIII, déjà constitué à l'IUFM 4 de Versailles, ce réseau doit faire le point sur les convergences, les interrogations et les actions en faveur de la lecture étudiante. Partant de ce qui existe, cherchant à saisir dans des lieux divers, grandes universités, petites unités, province, Paris, banlieue, établissements littéraires, scientifiques, juridiques, etc., un tel réseau doit participer à un mouvement plus général.
La rencontre des initiatives locales, du groupe de réflexion et des responsables concernés aura lieu à Royaumont, du 7 au 10 juillet 1992, lors de journées d'été. C'est là que l'échange et le débat pourront se développer, permettant de définir, à partir des actions passées et en cours, des modèles au sens expérimental du terme. C'est-à-dire des expériences transfusables et transportables dans d'autres lieux. Car pas plus que la société ne se change par décret, pas plus la lecture étudiante ne se développera par des incantations. Seule une réflexion liée aux actions concrètes permettront d'avancer dans cette direction.