Le nouveau désordre des réseaux

par Anne-Marie Filiole
Paris : CNET, 1991.- 27 cm ; (53) p. (Réseaux, n° 48, p.7-65 )
ISSN 0751-7971.-100 F.

L'abondance, la complexité, l'interconnexion des systèmes informatiques grandissant chaque jour commencent à brouiller les promesses d'infaillibilité « machinale », de transparence et de rentabilité qu'inaugurait depuis une quarantaine d'années l'ère des réseaux technologiques en quadrillant l'espace géographique et social moderne.

Cinq articles : cinq plongées en univers paradoxal. Autant de brèves facettes de la nouvelle géométrie agissante. Entre ordre et désordre, la mise en mémoire générale, l'innervation absolue, la surcharge des systèmes, l'incontournable interdépendance des divers éléments, dont la gestion peut parfois friser les limites d'une grandiose insécurité...

Des coups d'éclat géniaux

Ainsi de l'espace aérien, « simulacre de paysage » divisé et subdivisé en portions contrôlées par séquences, envahi de lignes, criblé d'intersections, ponctué de centres d'émission et de réception, dont le trafic et la densité de populations ne cessent problématiquement de croître. Perte de vue réelle et générale au profit d'un territoire réinventé et découpé fictivement, où l'avion se propage comme un flux selon des lignes de force, où les conséquences d'événements non maîtrisés se « transmettent comme un courant électrique vers un point de résistance qui chauffe », où la capacité d'auto-régulation sera appelée à jouer un rôle toujours plus grand par une meilleure répartition du poids du filet sur l'ensemble des mailles.

En même temps qu'il assure théoriquement vitesse, information, précision et productivité, le recours systématique à l'informatique toute puissante fragilise, hélas, nos sociétés. Là où il faudrait une forte centralisation pour « macro-systèmes techniques » hyper structurés, il y a extension infinie de réseaux et multiplication possible des défaillances locales. Fraude, « piratage », détournement, destruction d'informations... La grande diffusion, le développement massif de la micro-informatique, la compétence des amateurs souvent supérieure à celle des professionnels mettent les réseaux au contact direct de la délinquance et offrent tous les risques. A l'intérieur même du milieu, les praticiens responsables mêlent excès de passion à excès de formalisme, créant le virus où ils devraient le traquer - cf. affaire Internet en 1988 : ou le virus introduit par le fils d'un expert en sécurité informatique de renommée internationale... Absence de rationalité centrale dans un environnement hautement stratégique ? Fragilité des personnes ? Egocentrisme ? Permanence en tout cas des discours idéologiques autour d'un certain nombre de valeurs dont la libre circulation de l'information... et accueil favorable de l'opinion, admirative et amusée devant ces coups d'éclat géniaux qui s'attaquent aux nerfs de la société et luttent légitimement contre « la violence des ordinateurs et l'emprise des réseaux »...

« Pluralisation menaçante et télescopage continu ». Il y a « antagonisme paradoxal entre les exigences de fermeture et de cloisonnement qui sont nécessaires au bon fonctionnement des réseaux modernes et les idéaux de transparence et d'ouverture qui caractérisent les valeurs de la modernité ». Comment sortir de là ? N'est-il pas légitime de soustraire des espaces de liberté au strict contrôle d'une technique omniprésente ? N'est-il pas rassurant que l'homme garde le dernier mot, fût-il malheureux ? Qu'il échappe au carcan de surveillance dans lequel il s'est pris à son propre piège ? - la carte à microprocesseur identifie à tout moment un individu et ses déplacements. N'est-il pas souhaitable, comme dans tout tissu relationnel, « de laisser

ouvertes des marges de jeu, d'admettre des possibilités de " détournement " par rapport aux finalités en fonction desquelles sont pensés et construits les réseaux » ?

Une incontrôlable poussée

L'univers technologique est ludique aussi, et tant mieux. « Il ouvre la voie à une interactivité dont le caractère brouillon et incertain conditionne, de manière aléatoire, l'émergence de modalités nouvelles de régulation et d'innovation, en rapport avec les besoins et difficultés du temps ».

Pour l'homme véritable, le pire désordre serait « celui qu'engendrerait la parfaite maîtrise interne des structures et fonctionnements, jointe à l'indifférence ». Ce qu'on appelle désordre n'est souvent qu'une nouveauté qui s'intégre à son tour dans le système, échancrant le savoir constitué, ouvrant des possibilités techniques comme autant de tentations, diversifiant usages et niveaux d'utilisation...

Loin de l'idée initiale qu'on s'en faisait, le réseau crée souvent « une situation de brouillage et de cacophonie des représentations », mais il a l'avantage de multiplier les conceptions et les points de vue sur le monde, explosant localement sous l'incontrôlable poussée de mille rationalités différentes.

Protections et dangers multiformes *.

  1. (retour)↑  Ces articles n'ont bénéficié, quant à eux, d'aucune protection. Il est ahurissant de constater tant de coquilles dans une revue si sérieuse.