Lectures et médiations culturelles

actes du colloque, Villeurbanne, mars 1990

par Philippe Hoch
éd. par Jean-Marie Privat, Yves Reuter
Villeurbanne : Maison du livre, de l'image et du son, 1991. - 193 p. ; 24 cm.
ISBN 2-907628-06-2

De nombreuses recherches entreprises ces dernières années, relevant de la pédagogie comme de la sociologie, ont mis en évidence l'importance des « médiations » et des « médiateurs » dans l'accès à différentes formes de la culture et en particulier au domaine de l'écrit. Enseignants et bibliothécaires remplissent, parmi d'autres acteurs et sur des registres sensiblement différents, il est vrai, cette fonction « conductrice » essentielle. Mus par un même désir de rendre familiers au plus grand nombre à la fois un objet, le livre, et une pratique, la lecture, les uns et les autres s'efforcent de lever les barrières, d'abattre les cloisons, réelles ou imaginaires, lesquelles rendent souvent malaisée l'appropriation d'un instrument qui reste, par excellence, la clef d'accès à la vie de l'esprit.

Il faut dès lors se réjouir que professeurs et responsables de bibliothèques souhaitent se rencontrer afin de confronter leurs réflexions et leurs pratiques dans un domaine qui leur est largement commun, ainsi que le firent quelques-uns d'entre eux, en mars 1990, à la Maison du livre, de l'image et du son de Villeurbanne. Les communications alors présentées sur le thème de Lectures et médiations culturelles ont été réunies depuis en un volume d'actes par les soins de Jean-Marie Privat et d'Yves Reuter.

L'invention de l'illettrisme

On ne pouvait sans doute marquer plus nettement l'insertion des débats dans l'actualité, qu'en ouvrant la rencontre par une intervention au sujet de l'illettrisme, lequel incite désormais à envisager l'apprentissage de la lecture et les problèmes qui s'y trouvent liés sous un angle sensiblement nouveau. C'est à Jean Hébrard qu'a été confiée la tâche d'étudier « l'invention de l'illettrisme dans les pays alphabétisés », particulièrement en France. Question vaste, complexe, que l'auteur aborde en historien, soucieux d'établir, depuis les premières impulsions données au XVIIIe siècle, « la longue histoire des progrès de l'alphabétisation » ; lente ascension au regard de laquelle l'illettrisme « ne peut susciter qu'étonnement et interrogation », d'autant que son « invention », au bout du compte, « n'a pas manqué de constituer un nouveau type d'exclusion, ainsi qu'un nouveau type d'assistance ».

Il fut aussi question de l'illettrisme, parmi bien d'autres sujets, dans les propos tenus par Françoise Danset, qui représentait au colloque la Direction du livre et de la lecture (DLL). Cette dernière « a pour vocation d'élaborer une politique nationale (...) au service de toute la population », y compris, naturellement, des personnes mal préparées à recevoir et à utiliser l'écrit de façon efficace. Aussi, le développement des bibliothèques publiques, dont la fréquentation connaît une « lente progression », ne constitue-t-il qu'un volet de l'action ministérielle, soucieuse de mettre en place ou de soutenir d'autres formes d'intervention, en faveur de la petite enfance, des prisonniers, des malades, des handicapés...

Lecture et lecture littéraire

A la suite des communications de Jean Hébrard et de Françoise Danset, réunies dans les actes en une première partie intitulée « Des institutions », Martine Burgos ouvre la seconde section du volume, consacrée à « Des recherches ». L'expérience menée par l'auteur visait à mettre en application une certaine conception de la lecture envisagée comme une « pratique dialogique », dans laquelle le « lecteur s'implique comme sujet actif dans une relation d'échange dont l'issue n'est pas donnée d'avance ». La lecture apparaît dès lors, si l'on préfère, comme une « construction de sens » ou encore comme « un voyage (...) au cours duquel le lecteur confrontera l'image de son propre monde à celle qu'il élabore de l'œuvre ». Martine Burgos a ainsi invité quelque deux cent vingt personnes établies dans trois villes européennes (Francfort, Strasbourg, Madrid), à entreprendre un tel « itinéraire » à l'intérieur d'un même livre, Le Grand cahier d'Agotha Kristof, qui équivalait à un périple à l'intérieur de soi-même.

Si Martine Burgos centre toute son investigation sur un livre et sur les réactions qu'il peut susciter, pour sa part, Yves Reuter s'intéresse de façon plus générale à la littérature, en essayant de mettre en évidence la spécificité de la lecture des textes d'ordre littéraire. Ceux qui, très légitimement, s'en délectent, tendent volontiers à considérer cette activité, à leurs yeux privilégiée, comme la lecture par excellence, de sorte que « c'est le plus rare, le plus spécifique, le plus en rupture avec les pratiques courantes qui modèle l'image de la lecture - et même de son apprentissage ». Cette espèce d'hégémonie n'est, bien sûr, pas sans conséquences sur la manière dont les « médiations culturelles » peuvent opérer. Ainsi, estime Y. Reuter, « il faut, au moins scolairement, en finir avec les confusions entre texte et texte littéraire, lecture et lecture littéraire ». A une hiérarchie des genres et des pratiques, il importe de substituer une ouverture sur la diversité des formes de l'écrit et de leur appropriation.

L'objet-livre

Non moins variées que les types de textes susceptibles d'être lus, apparaissent les manières d'appréhender « l'objet-livre », comme le montrent, à propos d'élèves des cours moyens, Françoise Sublet et Yves Prêteur. Les enfants observés témoignent de compétences très variables, reflétant une familiarité elle aussi fort inégale avec la structure des livres, les éléments qui les composent (résumé en quatrième de couverture, page de titre, table des matières, illustrations...), dont trop souvent le rôle et l'utilité ne sont pas perçus.

François de Singly établit un constat similaire lorsqu'il note que « l'engagement dans la lecture chez les collégiens (est) inégal et fragile ». Il appartient au sociologue de brosser le tableau ; celui-ci pourra alors servir « de support à la construction de (...) politiques sans se substituer aux décisions et aux actions des intermédiaires culturels ».

Ces dernières pourraient bien, comme y invite Nicole Robine, viser à lever certaines « barrières » et à proposer des « relais » efficaces. Soulignant qu'« en matière de culture, la manière d'offrir est indissociable de l'objet offert », l'auteur s'interroge sur « la perception de l'aménagement de l'espace et des classifications par les usagers dans les lieux de prêt et de vente du livre ».

Ainsi, le libre-accès aux documents, dont on sait quel progrès considérable il représenta lorsqu'il fut introduit, peut cependant constituer aussi, pour certains, un obstacle en raison du caractère impressionnant de l'accumulation de livres sur les rayonnages et de la relative complexité de la classification décimale de Dewey. Bref, « l'ordre logique des professionnels du livre n'est pas le meilleur pour tout le monde ».

Variations sur la lecture

Enfin, Martine Poulain, au fil d'une belle série de variations sur « la lecture, lieu du familier et de l'inconnu, du solitaire et du partagé », présente finement les nouvelles tendances, les champs encore en friche de la sociologie de la lecture. Cette discipline tente de plus en plus de se démarquer des études quantitatives ; elle se propose aussi des objectifs neufs, tels que, par exemple, l'approche des « non-lecteurs » ou l'examen de la réception, renouvelée à chaque génération, des grands textes... et des autres ! Une dernière partie de l'ouvrage propose de passer « Des théories aux pratiques », en compagnie, d'abord, de Claudie Tabet qui, dans un esprit assez voisin de celui de J. Hébrard, souhaite que l'on « dédramatise » le problème de l'illettrisme. Les prétendus « non-lecteurs » ou les faibles lecteurs peuvent opérer, pour peu que les « médiateurs » les y aident, un « retour » à d'authentiques pratiques de lecture. Dominique Lelièvre-Portalier, Jean-Marie Privat et Marie-Christine Vinson donnent, pour finir, un exemple fort convaincant de « médiation culturelle » au collège, en rendant compte, sous ses aspects théoriques et pratiques, d'une expérience de fréquentation régulière des bouquinistes lyonnais et d'organisation de ventes de livres d'occasion. C'est à Alain Massuard, enfin, qu'il appartint de présenter « le rapport de synthèse » de ces journées.