L'État culturel

essai sur une religion moderne

par Martine Poulain

Marc Fumaroli

Paris : éditions de Fallois, 1991. - 305p. : couv. ill. ; 23 cm.
ISBN 2-87706-108-6 : 125 F

Voilà le livre qui fait trembler, à tort, certains de nos « administrateurs culturels ».

Marc Fumaroli, professeur au Collège de France, dix-septièmiste reconnu, par ailleurs président du Conseil scientifique de la Bibliothèque nationale et chef de file des opposants à la Bibliothèque de France ( les livres vont brûler dans les tours, les vrais chercheurs vont être envahis par des touristes attirés par un nouveau Disneyland ) signe, à point nommé, un ouvrage polémique, certes, mais argumenté, sur le rôle et la place de l'Etat dans l'histoire des politiques culturelles au XXe siècle.

L'argument peut se résumer ainsi : l'appareil idéologique d'Etat (jargon marxiste qu'exècrerait Marc Fumaroli, mais qui dit pourtant très exactement ce que ce dernier veut démontrer...) s'est emparé de la production artistique pour la contrôler, la détourner et en faire un instrument au service de fins politiques, transformant au passage l'art en marchandise culturelle pour foules écervelées. Aujourd'hui, dit l'auteur, « la Culture est un autre nom de la propagande ».

Une nouvelle religion d'Etat

Citons l'auteur : « Toutes les démocraties libérales, donc prospères, ont vu se développer, dans leurs populations urbaines, ce qu'il est convenu d'appeler grossièrement des « besoins culturels ». Loisirs à occuper, temps libre à combler, distractions qui sont autant de détente après le travail. Les sports, la télévision ont répondu à cette demande massive. Un peu partout aussi, on a admis que le service public, ou le civisme privé, devaient soustraire à cette marée de loisirs de masse d'abord l'école, puis ce qui de près ou de loin touche à l'école, la complète, la favorise, les arts et lettres, pour ne rien dire des sciences, qui se défendent mieux. Le malheur a voulu (les mots ne sont pas innocents) que l'on range aussi dans la même sphère culturelle cet ordre des études et des œuvres de l'esprit qu'il faut soustraire au marché des loisirs de masse. (...) En France, la « sphère culturelle » étant dans son ensemble de la responsabiblité de l'Etat, qui jouit d'un monopole de fait sur l'Education, sur la Télévision, et qui pratique en outre une « politique culturelle » ambitieuse, on a affaire à un Etat culturel ».

Et l'auteur de faire la genèse de cette dictature de l'Etat culturel en France, d'en dénoncer les méfaits et d'en désigner les responsables. Marc Fumaroli joue ainsi la Troisième République contre la Quatrième, Jean Zay et le Front Populaire contre André Malraux et Jack Lang, la responsabilité fondatrice revenant à Uriage et au mouvement Jeune France, tous deux incontestablement vichystes comme chacun sait (grâce à Bernard-Henri Lévy, paraît-il !...) Bref, d'un côté, la Troisième République qui, jusque et y compris l'épisode du Front populaire, « s'en tenait par anti-cléricalisme à la restriction traditionnelle des compétences de l'Etat », faisait beaucoup pour l'éducation, peu pour la « culture », entendue au sens précisé plus haut, et qui, dans la digne succession des rois de France, laissait création artistique, mécénat privé et amateurs éclairés régir leurs relations et travailler pour la grandeur de la nation. De l'autre, Vichy, Uriage, Jeune France, les mouvements d'éducation populaire, Malraux et Lang qui ont organisé culture d'Etat, oligarchie administrative, culture de masse et transforment création et oeuvres de l'esprit en un gigantesque marché des loisirs. Après Uriage *, et après la guerre, la deuxième coupable, la théoricienne, l'éminence grise de ce massacre des valeurs et de la fondation de l'Etat culturel est, à en croire l'auteur, une femme : Jeanne Laurent, sous-directrice du théâtre dans l'administration des arts et lettres dans les années 50 (ajoutons pour les corporatistes qu'elle était chartiste) et auteur d'un ouvrage publié en 1955 chez Julliard : La république et les Beaux-Arts. C'est son livre qui aurait jeté le discrédit sur l'œuvre de la Troisième République, dénonçant les carences d'un Etat incapable même de soutenir et d'égaler les initiatives prises par les villes en matière de propositions culturelles et suggérant comme remède la mise en œuvre d'une véritable politique, planifiée, financée, exigeante, sous la houlette d'un ministère des Arts. Jeanne Laurent est, selon l'auteur, au moins autant que Malraux lui-même, dont les conceptions esthétiques, l'ambition personnelle et le « vain souci d'épater le bourgeois » sont au passage épinglés, à l'origine de la politique du ministère des Affaires culturelles créé en 1959.

L'Etat culturel contre la culture

On aura compris ce qui revient à chaque page de ce lourd livre : qui dit Etat culturel dit donc culture d'Etat, bureaucratie, baisse de la force créatrice, interdit même pour l'élite d'exercer ses capacités. « Nos monuments ont été blanchis et restaurés ; nos musées se sont accrus et enrichis ; nos théâtres se sont multipliés ; nos couloirs de métro résonnent de concerts et nos murs annoncent fêtes sur fêtes, commémorations sur commémorations, Paris est envahi par de massives Maisons de la Culture. Mais nos établissements d'enseignement sont « en détresse », notre crédit international est en baisse. Sauf dans l'imagination de ses promoteurs, cette superbe Culture ne tient pas lieu d'esprit français. Le « rang de la France » est en passe de devenir celui de la première puissance touristique du monde, et Paris, en dépit de son capital d'intelligence et de goût, un Centre de loisirs. Sous des apparences imposantes, il est difficile d'imaginer jivarisation plus méticuleuse d'un Caput mundi ». La démocratisation est donc non seulement un vain mot, mais surtout une idée démagogique et aberrante d'une autorité politique « raisonnant en termes de sociologie commerciale, et traitant les citoyens comme une collection de clientèles et de publics ». Cette « culture de l'éparpillement travaille à remplacer la civilisation française, à la fois dans la singularité historique qui relie la nation en profondeur à sa substance permanente, et dans son universalité spirituelle qui par le haut la relie à toutes les manifestations de l'esprit humain ». Ou encore « ... la passion égalitaire devient une arme de faction, elle sert d'appât à une oligarchie démagogique et régnant par la culture de masse... »

Une analyse médiocre

« La France en a fait l'expérience sous la Convention » ajoute l'auteur, qui distille assez fréquemment dans son ouvrage des : Beaubourg = le Kremlin, Paris = Moscou, Jeanne Laurent = Lénine, etc. Et c'est, entre autres, là que le bât blesse. Que Marc Fumaroli pose un certain nombre de questions au consensus apparent qui entoure aujourd'hui l'action du ministère de la Culture, qu'il s'interroge sur la qualité de la création, sur l'efficacité et le bien-fondé d'une politique d'Etat en matière, non seulement de mise à disposition, mais d'aide à la création, qu'il en dénonce les éventuels (et fréquents) effets pervers, qu'il pourfende après bien d'autres le tout-culturel, qu'il exige plus de rigueur, de sélection dans l'attribution de la valeur, qu'il tance le petit monde des cocktails et de la culture mondaine, ou surtout qu'il s'interroge sur la qualité des profits culturels et spirituels des publics qui fréquentent aujourd'hui musées et institutions culturelles en tout genre eût été parfaitement légitime.

Mais son propos est en deçà et au delà : sans mesure quant aux assimilations entre les embrigadements qu'ont pu connaître les régimes communistes et les programmes de nos théâtres nationaux ! ; sans sérieux, quand, après d'autres, il refuse les faits (si les « offres culturelles » sont devenues sources d'une forme d'engouement, ce fait est à penser ; il ne sert à rien de le dénier ou de le regretter) ou se réfugie (on a peine à croire que, fondamentalement, Marc Fumaroli se sente aussi laissé pour compte...) dans une défense et illustration d'une élite qui serait aujourd'hui presque brimée, empêchée d'exercer son talent et son art et qu'il conviendrait de laisser travailler en paix.

L'affirmation de départ n'est finalement pas vraiment étayée : en quoi cet Etat culturel a-t-il tué la création ? Où est Virgile ? Où est Michel-Ange ? interroge Marc Fumaroli. On serait tenté de lui répondre : comme d'habitude, comme à toutes les époques, souvent inconnus et obscurs à une société contemporaine éblouie par les célébrités d'un jour. Mais l'Etat culturel n'a pas démérité en ce domaine : il a soutenu Edmond Jabès et bien d'autres ; il en a oublié aussi et se trompe sans doute, tout comme les mécènes que Marc Fumaroli regrette ; l'aide à la création est, on le sait, structurellement sur une pente dangereuse, où la porte est ouverte à l'exercice bureaucratique ou à la transformation de choix personnels en normes ; bref, le mécénat d'Etat doit être contrôlé par l'exercice civique et ouvert aux remises en cause. La création aujourd'hui n'est pas étouffée. Si elle est lacunaire, bien d'autres circonstances et acteurs peuvent être invoqués : on aurait, par exemple, aimé un petit développement sur le rôle et la place des intellectuels aujourd'hui... ou sur les relations, pour le moins ambiguës, qu'entretiennent certains d'entre eux, à l'objet même de leur fureur : l'Etat culturel, par exemple, ou la société du spectacle...

La pénombre des foules

Ayant rejeté les visiteurs de musée, les amateurs d'exposition, les lecteurs ordinaires dans la pénombre des foules qui envahissent le marché des loisirs de masse, Marc Fumaroli n'a donc cure de s'interroger sur ce qu'ils sont, sur leurs perceptions et plaisirs ; les mutations du vingtième siècle ne l'intéressent pas ; il est évidemment plus doux de se replier dans une nostalgie frileuse (et d'ailleurs parfaitement réinventée) d'une époque où les arts étaient bien gardés : aux artistes et aux érudits la confrontation aux œuvres ; aux foules (dangereuses ?) l'opium du délassement (les sports et la télévision)... Bien vouloir admettre que ces oppositions entre l'art et ses clercs d'une part, la foule et ses plaisirs d'autre part sont d'un simplisme rare, aurait évidemment conduit l'auteur à s'interroger plus avant sur les conditions même de la création et de la réception aujourd'hui. Ce qu'il n'a, malheureusement, pas fait.

On est donc bien déçu, souvent scandalisé, non seulement de l'outrance du propos, mais de son approximation : n'est pas polémiste qui veut ; n'est pas historien de la culture celui qui choisit d'assommer le lecteur sous une avalanche d'épisodes trop rapidement restitués, sans références, sans notes, presque sans citation. A avoir constamment hésité entre le pamphlet et l'essai d'histoire culturelle, Marc Fumaroli n'a réussi ni l'un, ni l'autre : le lecteur est sans cesse ballotté, partagé entre deux types de lecture, irrité de n'y vraiment trouver ni la vigueur de l'un, ni le sérieux de l'autre.

  1. (retour)↑  Sur ce point, et pour une analyse très pertinente des lacunes de l'ouvrage de Marc Fumaroli, on renverra à la réponse-critique de Joël Roman parue dans Esprit, septembre 1991.