Emmanuelle à l'école

L'attention croissante portée depuis quelques décennies aux questions éducatives et culturelles a multiplié les études et les recherches sur l'une des sources les plus riches et les plus continues de l'histoire de l'éducation, mais aussi des mentalités, des sciences et des cultures, les manuels scolaires.

Mais les recherches effectuées en ce domaine, en France comme à l'étranger, se heurtent à des difficultés de deux ordres : le repérage et la consultation des ouvrages d'une part, le recensement des travaux déjà effectués d'autre part.

D'abord, il apparaît que les livres de classe qui, pour les contemporains, ne constituent ni un produit rare, ni un objet précieux, ont été jusqu'à présent fort peu prisés par les bibliographes et les conservateurs. Ce désintérêt a de multiples causes : l'abondance des titres - plus de 80 000 en deux siècles, rien qu'en France -, le nombre et la fréquence des rééditions, l'ampleur des tirages, l'obsolescence à laquelle les condamne irrémédiablement toute modification, même minime, de structure ou de programme, etc. Aussi, la banalité dont jouissent les manuels conduit-elle aujourd'hui à un paradoxe : alors que plusieurs milliards d'exemplaires sont sortis des presses en deux siècles, le patrimoine culturel que constituent les livres scolaires, jamais recensé, mal conservé par nos bibliothèques, est menacé à terme de disparition physique.

En second lieu, les manuels se révèlent à l'analyse des objets complexes : ce sont tout à la fois des objets fabriqués, commercialisés et consommés, les supports privilégiés du contenu éducatif, les instruments essentiels de la relation pédagogique et de puissants véhicules d'idéologie et de culture. Ils se prêtent donc à des études extrêmement variées, menées selon de multiples perspectives. Mais cette richesse a son revers : le cloisonnement disciplinaire et, pour la recherche universitaire, géographique, rend difficile le recensement de ces travaux et entraîne une production scientifique trop souvent redondante ou lacunaire, en France comme à l'étranger.

En 1980 fut entrepris au Service d'histoire de l'éducation de l'Institut national de recherche pédagogique un programme de recherche sur les manuels scolaires français qui vise à répondre aux besoins de la communauté scientifique et à assurer la préservation et la valorisation du patrimoine éducatif national. Ce programme qui couvre l'ensemble du domaine des manuels scolaires français, s'appuie depuis son origine sur les techniques informatiques : il s'articule autour de la constitution de deux banques de données multicritères : Emmanuelle et Emmanuelle V.

La banque de données Emmanuelle

Cette banque recense l'intégralité des éditions de manuels scolaires publiés en France de 1789 à nos jours, pour toutes les disciplines et tous les niveaux d'enseignement, et signale l'état des principales collections nationales 1. Elle assure donc une fonction de répertoire et de catalogue collectif national spécialisé. Elle est mise à jour chaque année.

Compte tenu des multiples rééditions ou réimpressions dont les livres de classe sont l'objet, l'unité documentaire est l'ouvrage et non l'édition ; c'est donc une vision « biographique » du manuel que livre chaque référence.

Les données recueillies sont de plusieurs types :
- bibliographiques (auteur, titre, lieu d'édition, pagination, ...) ;
- catalographiques (lieux de conservation, liste des éditions conservées) ;
- spécifiques au manuel (discipline, niveau d'enseignement, autorisation ministérielle, ...) ;
- statistiques (dates de début et de fm d'édition -chiffres qui permettent de déterminer la « durée de vie » éditoriale de chaque ouvrage -, nombre d'éditions annoncées, d'éditions conservées, ...).

Au total, 43 champs ont été définis, dont une majorité de champs inverses destinés à faciliter la consultation (opérateurs ET/OU/SAUF) ou à générer des index.

La diffusion des informations s'effectue :
- soit par le biais de publications imprimées, répertoires ou catalogues exhaustifs par discipline 2 ;
- soit par interrogation en ligne sur micro-ordinateur (logiciel CDS-ISIS version micro, distribué gratuitement par l'UNESCO) ou, sur le site, sur mini-ordinateur (logiciel JLB-DOC) ;
- soit par minitel, à partir de l'automne prochain (36 16 code INRP) ; les opérations de télématisation sont engagées.

La banque de données Emmanuelle V

Cette banque recense tous les écrits (ouvrages, ouvrages collectifs, articles, thèses ou travaux universitaires) publiés en France sur les manuels scolaires depuis le début du XIXe siècle.

Outre les informations bibliographiques traditionnelles, la banque de données fournit le résumé de chaque document. L'indexation matière est assurée par un thésaurus spécifique au domaine du livre scolaire constitué par des membres de l'équipe de recherche.

Actuellement en cours de chargement, la banque Emmanuelle V sera télématisée au printemps prochain (36 16 code INRP).

Le programme Emmanuelle

Autour des banques de données Emmanuelle et Emmanuelle V a été progressivement développé un ensemble cohérent de recherches visant à couvrir l'ensemble du domaine des manuels scolaires : le programme Emmanuelle.
- La réglementation : depuis la Révolution, près de mille textes ont été publiés par l'administration pour réglementer la conception, la production, la diffusion et le financement des livres de classe ; la connaissance précise de ces contraintes officielles constitue un préalable indispensable à toute étude portant sur les manuels scolaires 3.
- L'édition scolaire : la banque de données Emmanuelle fournit, pour la première fois, la liste exhaustive des éditeurs scolaires. Les principales entreprises - environ 300 - font actuellement l'objet de recherches bibliographiques et archivistiques, aux fins de constituer un Dictionnaire des maisons d'édition françaises de 1 7 89 à nos jours.
- L'utilisation : le dépouillement aux Archives nationales des réponses aux enquêtes diligentées depuis la Révolution par l'administration centrale va être entrepris en octobre. Ce travail, mené dans la perspective d'une exploitation statistique, a pour but de cerner la répartition chronologique et géographique des manuels en usage pour les classes.
- La recherche : grâce à l'analyse statistique des publications recensées par la banque de données Emmanuelle V va pouvoir être dressé, pour la première fois, le bilan exhaustif de la recherche française dans le domaine du livre scolaire. En structurant ce vaste champ de recherche, en mettant en évidence les secteurs qui, compte tenu de la dispersion actuelle de l'information bibliographique, sont l'objet de travaux redondants comme ceux qui sont encore délaissés par les chercheurs, cette synthèse va permettre d'harmoniser et d'orienter la recherche menée sur le domaine, et tout particulièrement la recherche universitaire qui pâtit d'un cloisonnement disciplinaire et géographique.

Le réseau Emmanuelle

Le programme Emmanuelle a développé et continue de développer de multiples collaborations avec des institutions françaises, étrangères et supranationales, afin d'étendre son action ou de susciter, dans une perspective comparative, des initiatives similaires.

C'est ainsi que la banque de données Emmanuelle est en passe de constituer le standard de description bibliographique international des manuels scolaires. Des conventions ont été signées ou sont en cours de négociation avec plusieurs partenaires étrangers soucieux de recenser et de préserver leurs collections de manuels scolaires nationaux (Brésil, Canada, Colombie, Espagne, Grèce, Mexique, Suisse, Vénézuéla, etc.) Ces conventions qui visent à permettre l'échange des données et à développer la coopération scientifique internationale, prévoient notamment la mise à disposition des partenaires des logiciels et d'une assistance scientifique et technique en échange du respect du standard, du langage documentaire et des normes de description définis à l'INRP 4.

De même, la banque Emmanuelle V va prochainement s'étendre au domaine européen avec l'appui du Conseil de l'Europe. Une récente recommandation de cet organisme a en effet préconisé la constitution de bibliographies nationales informatisées sur les manuels scolaires et nous a confié le soin de créer une bibliographie européenne informatisée de la recherche sur les manuels scolaires 5.

En France, la Bibliographie nationale française signale désormais par un signe spécifique (un « s » encadré en tête de la notice imprimée) toutes les références de manuels scolaires reçus au Service du Dépôt légal. Cette indexation est effectuée sur les critères définis pour la banque Emmanuelle 6. Cet accord entre le Service de la Bibliographie de la France et notre équipe va, en assurant la cohérence des instruments bibliographiques rétrospectifs et courants en ce domaine, faciliter les mises à jour périodiques de la banque Emmanuelle.

Par ailleurs, certaines bibliothèques municipales détiennent des collections de manuels importantes et peu connues. C'est ce qui ressort d'une enquête réalisée au printemps 1989. Sur 62 bibliothèques municipales de province alors contactées, 20 - sur les 41 qui nous avaient répondu - possèdent des fonds de manuels compris entre 1 000 et 15 000 ouvrages. Plusieurs conservateurs nous avaient alors fait part de leur souhait de collaborer avec nous, afin d'intégrer leur fonds dans la banque Emmanuelle. La télématisation prochaine de cette banque va être l'occasion de mettre en œuvre ce projet et de constituer un réseau national pour étendre et alimenter le catalogue collectif déjà constitué 7.

Ainsi, sans préjuger des actions qui pourront être ultérieurement menées, soit directement, soit par voie de collaborations, le programme de recherche Emmanuelle constitue aujour-d'hui le plus important centre de ressources et de recherche sur le manuel scolaire en France.