Les usagers des bibliothèques publiques en URSS

Gennadij Jakimov

En URSS, la pression idéologique de l'Etat sur la culture et l'information s'est traduite par une désertion des bibliothèques. Pour reconquérir leur espace culturel, les lecteurs les plus cultivés ont été amenés à contourner ce contrôle en se constituant une bibliothèque personnelle et en ayant recours au marché noir du livre. Des enquêtes menées par des sociologues de la Bibliothèque Lénine ont permis de déterminer - à l'aide d'indicateurs tels que : présence de livres chez soi, abonnement individuel à des revues littéraires - non seulement que les usagers qui continuaient à venir en bibliothèques publiques avaient un profil culturel bas, mais encore que les fonds de ces bibliothèques ne correspondaient pas à leurs besoins. Seules des réformes fondamentales de tout le système permettraient aux bibliothèques de satisfaire les besoins de leurs usagers et de faire revenir les autres catégories de lecteurs.

In USSR, the consequence of the State ideological pressure on cultural and information world was that users frequented libraries less and less. To recover their cultural space, the most cultivated readers circumvent this control by making up their own library and by resorting to the black market of books. Surveys made by sociologists from the Lenin Library determined - through such informations as the presence of books at home and individual subscriptions to joumals - not only that users who still came to public libraries had a low cultural level, but also that the bookstock of those libraries did not answer to their needs. Only fundamental reforms of the whole system would allow the libraries to satisfy their users' needs and to make the other readers come back to the library.

En URSS, l'histoire des bibliothèques publiques illustre très bien la façon dont l'idéologie d'Etat s'efforce de soumettre, de niveler et de contrôler dans leurs moindres détails les sphères de la culture et de l'information.

La conséquence d'une telle politique est que toutes les bibliothèques publiques sont devenues identiques. Elles possèdent le même nombre de volumes et leurs fonds ont la même structure. La littérature de propagande y occupe une part gigantesque et hypertrophiée. Par contre, les besoins réels des utilisateurs sont ignorés.

De plus, un tel système génère sa propre idéologie corrompue qui justifie son existence. Les « directives de lecture de l'homme soviétique » et les théories sur la « formation du lecteur soviétique » en sont un exemple. La bibliothéconomie, mais aussi l'industrie du livre et le système de diffusion s'appuient sur cette théorie, qui consiste essentiellement en un contrôle idéologique sévère de la lecture, et de sa structure interne, très rigoureusement hiérarchisée.

Cependant, la réalité s'oppose à ces doctrines et le couple idéologie d'Etat/lecteur se transforme en un système de relations complexes, dont le but est la reconquête par le lecteur de son espace culturel. L'information et les livres eux-mêmes sont transmis par des canaux non officiels, non formels et non programmés. Le phénomène, unique en son genre, du marché noir du livre est l'exemple le plus éclatant de cette situation.

Des lecteurs insatisfaits

De quelle façon les besoins des lecteurs se heurtent-ils à cette vaste entreprise de thésaurisation et de rediffusion de l'idéologie d'Etat que sont les bibliothèques, et quel est le résultat de cet affrontement ? Au cours de ces dernières années, nous avons observé que les catégories les plus cultivées des lecteurs ne venaient plus à la bibliothèque publique. Ils trouvaient d'autres voies d'accès aux livres, soit en les achetant, soit en complétant leurs bibliothèques personnelles par le biais du marché noir, ou encore en profitant des bibliothèques personnelles de leur entourage - parents, amis ou relations. Les lecteurs essayaient de fuir de cette façon la pression idéologique.

Ce qui est, en fait, important dans ce phénomène, ce n'est pas qu'il ait été, dans la plupart des cas, inconscient, mais bien qu'il ait existé et qu'il ait touché un grand nombre de personnes.

On peut alors se demander qui est resté à la bibliothèque ; pour qui continue-t-elle d'exister ? Quel est le profil culturel d'un usager de bibliothèque publique ? Quels sont ses besoins ? Les sociologues de la Bibliothèque Lénine ont cherché à répondre à ces questions par une série d'enquêtes sociologiques, menées de 1989 à 1991 dans différentes régions de Russie.

Ces enquêtes ont montré l'image suivante. Les lecteurs les plus nombreux sont les représentants de l'intelligentsia scientifique et littéraire - un peu moins de 24 % -21 % sont des étudiants et des élèves, 19 % des ouvriers, 16 % des employés, fonctionnaires, commerçants, 12 % des retraités et des représentants de différentes catégories de la population non active. Notons que les étudiants, les retraités et autres catégories de la population non active représentent des couches de population aux ressources modestes. Au total, ils représentent un bon tiers de tous les usagers des bibliothèques publiques.

Examinons maintenant le niveau d'études des utilisateurs de bibliothèques publiques : 24 % ont reçu une instruction secondaire, 23 % une instruction secondaire spécialisée, à peu près le même pourcentage a reçu une instruction supérieure complète ou inachevée et seulement 10 % ont répondu n'avoir qu'une instruction primaire.

Donc, d'un point de vue formel, le niveau d'étude est assez élevé. Et, en général, ces statistiques permettent de tirer des conclusions assez optimistes : le milieu dont sont issus les utilisateurs des bibliothèques publiques est formé de représentants de couches sociales les plus variées. Cependant, les conditions sociales et le niveau d'études ne révèlent pratiquement rien du profil culturel de ces personnes et encore moins de leur participation au monde de la culture livresque. Il fallait d'autres indicateurs, notamment des indicateurs complémentaires permettant de mieux cerner l'immersion des lecteurs dans le monde de la lecture.

Les revues littéraires et la perestroïka

Une information sur les liens entre la personne interviewée et une revue littéraire nationale peut avant tout servir d'indicateur, ces liens se concrétisant par un abonnement individuel à la revue.

Le fait est que ces derniers temps la revue littéraire est devenue la nouvelle composante de la vie du lecteur soviétique. Elle en est devenue le centre, comme en témoignent les énormes tirages qui se calculent en centaines de milliers et parfois en millions d'exemplaires. Cela est dû au fait que la revue est devenue le guide, le représentant actif des idées les plus populaires - y compris des idées radicales - de la perestroïka. Des revues telles que Novyj mir (Le nouveau monde), Znamja (Le drapeau), Druzba narodov (L'amitié entre les peuples), Junost' (La jeunesse) ont développé d'importantes rubriques de critique littéraire et des articles sur la vie politique et sociale, où sont débattus des problèmes fondamentaux de littérature, de culture, d'économie et de politique.

Mais l'essentiel est que ces revues ont publié et continuent de publier des œuvres qui, en vertu de tabous idéologiques, ont été inaccessibles pendant de longues années aux lecteurs soviétiques et même carrément interdites. C'est le cas des œuvres de Soljénitsine, Nabokov, Pastemak, Axionov et de beaucoup d'autres, qui sont avant tout connus du grand public par la publication de leurs œuvres dans des revues. Cela se passe encore actuellement, mais ce qui caractérise la situation actuelle, c'est que l'édition officielle continue à être en retrait par rapport aux revues.

C'est ainsi que dans la situation concrète actuelle, l'intérêt du lecteur pour une revue, et, plus précisément, son abonnement à une revue, est un indicateur important de sa participation à la culture livresque et littéraire.

Selon nous, la présence de livres chez un lecteur, la possession d'une bibliothèque personnelle sont également des indicateurs. Ici, nous sommes partis des considérations suivantes : cela fait déjà quelques décennies que le pays tout entier s'est mis à faire collection de livres et cela est devenu un phénomène de masse. C'est devenu un élément essentiel et quasiment déterminant et un moyen d'identification culturelle d'une personne, un phénomène majeur de la culture non officielle. Ce phénomène a servi de barrière, de défense contre la pression idéologique d'un Etat totalitaire.

Le profil culturel des lecteurs

Tels ont été les mobiles essentiels qui nous ont guidés lorsque nous avons introduit des éléments culturels complémentaires - renseignements sur les abonnements individuels à des revues et sur la présence de livres chez soi - éléments indispensables pour préciser et déterminer le profil culturel des lecteurs des bibliothèques publiques. Il est évident que ces éléments reflètent la spécificité de notre situation socio-culturelle.

Le bilan de cette partie des enquêtes est le suivant. Ceux qui ont d'importantes bibliothèques personnelles (plus de 500 volumes) forment seulement 8 % des usagers des bibliothèques publiques, 25 % des lecteurs ont des collections de moyenne importance (de 101 à 500 volumes). La majorité des lecteurs est composée de personnes n'ayant pas plus de 100 volumes, achetés souvent par hasard. 12 % des lecteurs ne possèdent pas un seul livre chez eux. Ce sont principalement des personnes ayant peu de ressources : les retraités et les étudiants.

L'intérêt pour les grandes revues littéraires est assez faible chez les usagers des bibliothèques publiques. Ils préfèrent ne pas s'y abonner. Seulement 7 % des personnes interrogées étaient abonnées au Nouveau monde, et à peu près le même pourcentage au Drapeau, c'est-à-dire aux deux revues les plus populaires. Et ce sont les coefficients les plus élevés. Les autres chiffres sont encore plus insignifiants.

Ces données montrent que le niveau de culture livresque et littéraire des usagers des bibliothèques publiques est bas. Cette conclusion est confirmée par les données concernant le degré d'information des usagers des bibliothèques. Seuls 18 à 20 % des lecteurs, et ce, dans le meilleur des cas, connaissaient la vingtaine de noms des écrivains les plus connus redécouverts par les revues.

Soulignons donc qu'un usager de bibliothèque publique ne juge pas nécessaire de s'abonner à une revue. Soulignons également que ce qui est publié dans cette revue entre difficilement dans l'horizon de lecture de ces lecteurs, dans leur « mémoire culturelle ».

Mais les phénomènes décrits n'ont pas forcément la même signification. Un certain « air du temps » s'est fait sentir parmi ces lecteurs également. Si nous revenons au début de la perestroïka, quand s'ébauchait à peine une nouvelle politique pour les revues, nous avons pu observer des faits uniques, qui n'étaient jamais apparus auparavant et qui, peut-être, ne se répéteront jamais.

Les listes d'attente

Tout d'abord, les lecteurs de bibliothèques (ainsi que tous les lecteurs) ont manifesté un intérêt extraordinaire pour la « nouvelle » littérature, et se sont tournés vers les revues. Devant cet intérêt croissant pour les revues, les bibliothèques n'ont pas pu satisfaire les demandes, faute de moyens pour acheter le nombre d'exemplaires nécessaire.

Ce qui entraîna une façon de faire très habituelle en URSS : la queue. Bien sûr, ces queues étaient spécifiques aux bibliothèques. Les lecteurs ou les bibliothécaires eux-mêmes établissaient des listes d'attente de ceux qui désiraient lire telle ou telle nouveauté publiée dans une revue. Ces listes étaient particulièrement longues dans les bibliothèques de Moscou : selon les calculs les plus mesurés, le dernier lecteur inscrit sur une liste ne pourrait recevoir un ouvrage l'intéressant qu'au bout de deux ou trois années d'attente minimum.

Il est important de noter que les règles de conduite qui caractérisent notre vie quotidienne se sont donc étendues au monde des bibliothèques lui-même. Le comportement des lecteurs reflétait comme dans un miroir les comportements sociaux courants : un tiers des lecteurs s'inscrivait à toutes les nouveautés à la fois. L'explication d'un tel comportement ne réside pas tant dans le manque d'informations ou de connaissances précises, pas tant dans l'intérêt pour une littérature inconnue, que dans cette règle qui régit notre vie quotidienne : la règle de conduite de personnes élevées dans un état de manque permanent de tout, la queue s'engendrant elle-même. Le seul fait qu'une queue existe est une raison suffisante et tangible pour s'y mettre.

Il n'y a donc rien d'étonnant à ce que, dans la sphère d'intérêts immédiats d'un seul et même lecteur, on trouve des œuvres de mondes culturels divers : des pièces politiques de Mikhaïl Chatrov aux romans et aux essais élitaires de Vladimir Nabokov, du Docteur Jivago de Boris Pasternak aux romans de Mario Puzo et de Stephen King, du roman d'aventures pseudohistorique aux récits d'Alexandre Soljenitsine, etc. Il me semble que ce n'est pas simplement la manifestation d'un intérêt éclectique, mais le manque de références culturelles permettant de s'orienter dans le monde littéraire. Les interviews ont montré que le motif essentiel pour s'inscrire sur une liste était : « On parle beaucoup de cette œuvre ».

Cependant, le lecteur ordinaire a très vite compris que les œuvres publiées dans les revues étaient bien loin de ses propres besoins, de son « cercle de lectures ». Cependant encore, il y avait peu d'œuvres littéraires écrites dans une langue cadrant avec son « cercle de lectures » et elles étaient très vite lues. Par conséquent, en tête des listes d'auteurs populaires, figurèrent de nouveau les noms des écrivains de l'époque précédente, époque de suprématie du « roman d'Etat », qui traduisait les idées essentielles de propagande en passant de la langue de l'idéologie étatiste à la langue littéraire. Ce retour en arrière ne dura pas longtemps non plus. Le niveau d'information auquel étaient parvenus les lecteurs n'a pas permis à de tels exemples d'apparaître de nouveau dans leur vie.

Les demandes des lecteurs

Jusqu'à maintenant, la quête, par cette masse de lecteurs, de sa littérature a été pleinement déterminée. Il faut dire en plus que, pour le moment, les demandes des lecteurs ne sont pas très précises, il manque souvent le nom des auteurs, le titre des ouvrages. Les lecteurs utilisent non pas les genres littéraires, mais les thèmes.

Les demandes les mieux formulées sont celles concernant la littérature policière, les romans d'aventures, ou fantastiques. Les termes « livres historiques » signifient en fait des œuvres historiques romancées. En fréquence, viennent ensuite des formulations encore plus vagues telles que « Je voudrais lire quelque chose d'intéressant », ou « un ouvrage littéraire », ou « du vécu », etc.

Ces demandes sont plutôt rarement satisfaites en bibliothèques, dans le meilleur des cas 30 à 33 % le sont, dans le pire, 7 à 10 %. Comme nous l'avons dit plus haut, les fonds des bibliothèques publiques ne correspondent absolument pas aux besoins des lecteurs.

Les romans policiers, d'aventures, fantastiques - surtout s'ils sont écrits par des auteurs occidentaux - sont des genres qui étaient considérés encore récemment par la « culture » officielle soviétique avec méfiance et même avec hostilité. Car, dans le domaine de la littérature de loisir, l'idéologie totalitaire a des tabous bien réglementés et névrotiques. Néanmoins, même dans un « torrent » éditorial, les lecteurs dénichent les rares exemplaires de ce genre. Et, au marché noir, les prix de ce genre de livres dépassent de loin un salaire mensuel moyen.

Ainsi, de nombreux lecteurs de bibliothèques publiques ont été manifestement orientés vers la lecture de loisir. La demande constante d'ouvrages sur ces sujets - encore plus nette ces temps derniers - témoigne des profondes conditions sociales qui inspirent un tel choix, de tels intérêts. Notre vie quotidienne se ressent et dépend assez durement des conditions sociales et politiques. Le stress psychologique né de ces conditions demande une détente que la lecture de loisir peut lui apporter. Il ne faut pas oublier que, chez nous, l'industrie dite de loisirs n'est qu'à l'état embryonnaire, qu'elle n'existe pratiquement pas.

Fatigue et désenchantement

Et ce n'est pas tout. Depuis quelque temps, nous observons un choix de plus en plus conscient d'ouvrages tirés du vécu. C'est le résultat d'une fatigue et d'un désenchantement social. Et c'est dans les bibliothèques publiques que sont concentrées les couches sociales qui ont fortement besoin d'une détente psychologique. Ce sont des personnes qui se trouvent au niveau le plus bas de la culture livresque et littéraire. En témoignent leurs demandes en tant que lecteurs, leurs comportements de lecteurs, leur façon d'appréhender les revues, d'acheter des livres. C'est cette catégorie de personnes qui ne jugent pas nécessaire, ou qui n'ont pas la possibilité, d'acheter des livres ou de s'abonner à des revues. Il n'y a pas actuellement dans les bibliothèques de lecteurs ayant un goût étendu et personnel.

Ces lecteurs-là ont leurs propres canaux d'accès aux livres. Le problème est que, aujourd'hui, la bibliothèque publique dessert les niveaux les plus bas - en termes de culture - de catégories de lecteurs. Mais le pire, c'est que la bibliothèque ne peut même pas satisfaire leurs besoins. Et il n'y a pas de raison d'être optimiste pour le moment. Il n'y a réellement pas de raison pour que la bibliothèque s'intéresse à ces lecteurs qui lui restent et il y a encore moins d'espoir pour que les autres catégories de lecteurs reviennent à la bibliothèque. Il faudrait pour cela des réformes fondamentales de tout le système des bibliothèques publiques. Il faudrait également que ces bibliothèques s'affranchissent de la pression idéologique dominante. Et le plus important serait qu'il y ait divers types de bibliothèques et qu'elles s'orientent vers des catégories sociales et culturelles diversifiées.

Juillet 1991