Un regard analytique sur la Bibliothèque de France
Philip D. Leighton
Dominique Perrault
Après le n° 62 qui comportait différents articles sur le projet de la Bibliothèque de France, le Débat propose, dans son n° 65, deux nouveaux articles sur le sujet : l'un, de Philip D. Leighton, directeur des bâtiments et directeur de l'Equipement à l'université de Stanford et expert dans le domaine de la programmation et de la construction des bâtiments de bibliothèques universitaires et de recherche aux Etats-Unis, l'autre, en réponse, de Dominique Perrault, l'architecte de la Bibliothèque de France.
Ces deux articles démontrent que les discussions concernant la conception du futur bâtiment de la Bibliothèque de France sont loin d'être closes, au moment où celui-ci devrait commencer à sortir de terre.
Critiques tous azimuths
Philip D. Leighton, après bien d'autres, mais d'une manière particulièrement bien fondée - il est, en effet, le continuateur de Keyes D. Metcalf qui a consigné dans un document remarquable et d'une très grande précision tout le savoir des 25 dernières années sur la programmation, l'organisation interne et la conception architecturale des bibliothèques universitaires et de recherche *
Philip D. Leighton, donc, a étudié les premières esquisses et l'avant-projet sommaire élaboré par Dominique Perrault et il dénonce, tout en prenant un certain nombre de précautions, les défauts majeurs qu'il pressent dans le futur bâtiment.
Ces défauts, selon lui, concernent aussi bien le site choisi (prestigieux, mais au bord d'un fleuve) que le parti architectural retenu (les quatre tours de verre pour les collections précieuses et l'installation des utilisateurs dans des « bunkers »), le coût d'investissement de l'opération dû à un bâtiment non compact, le coût de maintenance prévisible de l'ensemble, à la fois pour la bonne conservation dans les tours et pour les circulations verticales ou transversales d'acheminement des documents depuis les magasins vers les salles publiques, etc.
Plus graves encore, si c'est possible, que ces incohérences liées au choix originel, sont celles qui concernent l'organisation interne du bâtiment : entrées du public sur deux façades opposées, non prise en compte de l'aspect touristique du bâtiment pour les simples curieux (impossibilité d'accéder en haut des tours), organisation non fonctionnelle, parce que trop éloignée, des espaces consacrés aux usuels, aux bibliographies, aux fichiers, organisation des salles de lecture assez aléatoire ou ambiguë (pour quels utilisateurs ?), inquiétude sur la capacité en documents et en places assises des différents espaces ouverts au public, positionnement des bureaux du personnel, etc.
Tout cela donne un bâtiment dont les fonctions sont, pour l'auteur, ambiguës, et dont on ne sait, avec précision, à quel type d'utilisateurs il est réellement destiné.
Réponse placide
Devant cette avalanche de critiques dont, du point de vue bibliothéconomique, quasiment toutes sont parfaitement fondées, la réponse de Dominique Perrault est essentiellement d'ordre architectural : la conception du bâtiment est rationnelle, elle permet d'évoluer en matière de collections et de places assises jusqu'aux environs de 2050, les matériaux utilisés seront des matériaux réalisés en série, donc peu onéreux, tous les essais sont faits dans des centres techniques spécialisés et leur fiabilité sera garantie. Quant au coût, il sera équivalent à celui de la réalisation de la British Library, mais celle-ci est deux fois plus petite.
Devant tant de calme apparent et de certitudes tranquilles, on est presque tenté d'y croire !
Des arguments solides
Si la vision du bâtiment qu'en donne Philip Leighton paraît assez apocalyptique - voire même parfois un peu ridicule, l'image du bâtiment figurant un animal mort dans un champ, éventré, les pattes tendues vers le ciel est grotesque - et demanderait sûrement plus de recul à une meilleure connaissance de ce qui se fait en France en matière de qualité de réalisation de bâtiments - on peut dire que du point de vue de l'organisation interne d'une bibliothèque, ses arguments sont solides : plus qu'une critique de détail de fonctionnement du bâtiment, tel que celui-ci apparîit au niveau des esquisses et des premiers dossiers d'avant-projet sommaire, il met de doigt sur le véritable problème de cette opération qui est celui d'une absence complète de programmation à la fois quantitative et - surtout -qualitative avant le concours d'architectes.
Prisonnier de la forme
Et cela, n'en déplaise à certains des concepteurs - professionnels des bibliothèques - de la Bibliothèque de France, qui ont accrédité l'idée que cela donnait plus de souplesse à la conception et à l'organisation d'ensemble, c'est un péché capital en matière de réalisation de bâtiments, et pas seulement en matière de bibliothèques.
La faute ne peut certes en incomber à Dominique Perrault qui a fait, comme ses concurrents, ce que l'on attendait de lui : développer un projet et une volumétrie à usage de bibliothèque nationale sur un terrain donné, à partir d'un texte de quatre ou cinq pages baptisé, encore trop pompeusement, « esquisse de programme ».
Il n'y avait rien d'autre à faire et tout le monde sait que, quand un jugement de concours a été rendu sur la seule base de la volumétrie d'un bâtiment, on est ensuite définitivement prisonnier de la forme dans laquelle il va falloir faire entrer coûte que coûte le contenu. Quand le contenu est celui d'une bibliothèque nationale, il faut beaucoup de génie à l'architecte et qu'il ait aussi un intérêt personnel certain pour le contenu du bâtiment, pour parvenir à une réalisation optimale, sans que les prédictions un peu sinistres mais très fondées de Philip Leighton se réalisent.
Ce que Philip Leighton met en lumière implicitement - et, personnellement, c'est cela qui me paraît le plus grave - c'est la méthode française de réalisation de ce que l'on appelle les grands projets, et même de quelques autres moins grands, méthode que l'on pourrait appeler celle du « coup de poing ». Celle-ci nous a été assénée un beau jour de juillet 1989 par l'annonce de la « transfiguration » de notre Bibliothèque nationale.
Dans un pays qui n'est jamais parvenu à programmer un développement progressif et cohérent de ses institutions éducatives et culturelles sur le moyen et le long terme, c'est la solution de force qui tient lieu de politique !
Toutefois, bien que la pratique soit condamnable, car elle nous positionne du point de vue de la réflexion et de l'organisation à peu près à la hauteur des pays en voie de développement, elle a aussi, naturellement, quelque vertu puisque, jusqu'à il y a trois ans, pratiquement personne ne se préoccupait du devenir de la Bibliothèque nationale. Mettons donc tous notre savoir professionnel en commun pour corriger les erreurs de départ et faire en sorte que la Bibliothèque de France soit vraiment une opération réussie et qui serve l'ensemble des bibliothèques. Et convions Philip Leighton à faire une visite critique détaillée de la Bibliothèque de France en 1995 !