La bibliothèque
miroir de l'âme, mémoire du monde
Autrement, série Mutations, n° 121, avril 1991
ISBN 9-782862-603223
Les bibliothèques sont à la mode : de plus en plus souvent, des revues ou des éditeurs, auparavant non soucieux de leur sort et de leurs enjeux, commencent à s'y intéresser. Ainsi d'Autrement. La revue consacre sa livraison d'avril 1991 de la série Mutations aux bibliothèques, à la bibliothèque, avec un très beau titre : La bibliothèque, miroir de l'âme, mémoire du monde, ensemble coordonné par Richard Figuier.
L'entretien infini
Cette approche rassemble, dans une sorte de coupe géologique qui veut aller d'Alexandrie à la bibliothèque sans murs du XXe siècle, de la référence au Livre unique à la disparition des livres sous le multiple, les contributions des meilleurs spécialistes bien connus de ces thèmes : du côté des historiens du livre, Henri-Jean Martin, Christian Jacob, Daniel Roche, Martin Lowry, Simone Balayé, par exemple, sont du voyage.
A leurs côtés, un Charles Mopsik explore « l'entretien infini » qu'est toute lecture de la Bible, chaque lecture étant, dans la tradition talmudique, forme de nouvelle écriture. Toute lecture est alors recherche d'explicitation, de compréhension d'une Absence : « Lire autrement les mêmes mots, les mêmes phrases, puis les écrire autrement, grâce à une absence dans le texte révélé, une lacune dans la Révélation (...) . Il faut que le lecteur prête sa voix au Livre, lui fasse don de son âme, pour qu'elles se mettent à parler. Et autant de lecteurs, autant de lectures. Le commentaire devient l'âme du Livre, le commentateur en devient coauteur »...« L'infini vaut bien un vertige : morcellement de l'autorité, disputes incessantes entre commentateurs, absence de centre reconnu par tous ». Le texte n'est pas monosémique : il ne subit pas la multiplicité de ses lectures, il les propose, en organisant, dans sa littéralité, l'absence. Conception radicalement inverse, on l'aura compris, de toute une tradition, qui, du christianisme aux bons livres demande au texte un sens unique et aux lecteurs une lecture identique.
Françoise Micheau narre les petites et grandes histoires du livre dans l'Orient des IXe-XIe siècles : en Orient aussi les représentations de la lecture disent la place accordée à cette dernière : tel écrivain vieillissant tué par l'écroulement de la pile de livres qu'il était en train de consulter ; la fable selon laquelle le secret de la fabrication du papier fut livré par deux prisonniers chinois retenus à Samarcande, en échange de leur libération ; l'étonnement d'Avicenne devant la richesse des bibliothèques de certains princes ; le budget de la bibliothèque du calife du Caire au XXe siècle (déjà les charges de personnel sont élevées..., ainsi que les coûts de la conservation...) ; les destructions, les autodafés, encore et toujours témoins de la force du livre et de la crainte de ses pouvoirs.
Ainsi encore, Louis Holtz dresse un portrait de Cicéron lecteur, et Jean-François Genest, celui de Saint-Bernard.
D'éclairage en éclairage, se dresse un foisonnant paysage kaléidoscopique des relations que les sociétés les plus diverses ont entretenu avec la diffusion du livre. Autant d'exemples qui soulignent comment les relations sociales se nouent autour des modes de lire, et comment se fondent des histoires culturelles.
Mémoire du monde et miroir social, la bibliothèque est aussi miroir de l'âme ; d'autres textes s'attachent davantage à des destins individuels, à des existences fascinées par le livre : celles, incontournables, d'un Borgès ou d'un Montaigne, par exemple. La lecture est expérience du père, nous dit Gérard Haddad. Et c'est ce père que veulent tuer ceux qui organisent les bûchers. La rationalité d'un nouveau monde contre la Loi représentée par le Livre : toutes les grandes religions commenceraient ainsi par un autodafé ou une destruction.
La maison des hommes
Mais ce recueil d'articles s'attache aussi au poids des faits, à la mesure des choses : on y évoque le sort des bibliothèques universitaires, l'évolution des bibliothèques scolaires, certains aspects des médiathèques, ou encore la Bibliothèque nationale. Jean-Pierre Seguin a en effet choisi une voie amusante pour revenir sur les colères d'Eugène Morel, en restituant non, comme sa postérité y pousse, ses idées sur la « librairie publique », mais quelques-uns de ses propos sur la BN : sa critique, acerbe, pour tout et pour tous, ne manque encore une fois ni d'acuité, ni d'actualité, ni d'humour.
On s'arrêtera encore sur l'article de Michel Melot, toujours à la recherche de la bibliothèque idéale, celle qui allierait le mieux la forme et les fonds, avant tout guidée par les besoins des lecteurs, dont on connaît mieux aujourd'hui la diversité et le caractère parfois contradictoire. Le défi aujourd'hui est bien celui des services et de leur qualité. Si l'architecture des bibliothèques conduit à les répartir en deux grandes catégories (bibliothèques cachées ou bibliothèques monumentales), de nombreux autres modèles existent, mais encore fondamentalement déterminés par la question de l'accumulation des stocks. Or, propose Michel Melot, le temps est venu de penser la bibliothèque, non plus seulement comme maison des livres, mais aussi comme « maison des hommes ».
On l'aura compris, Autrement offre là, notamment aux lecteurs peu familiers des réflexions sur les bibliothèques, une livraison riche, qui a su proposer toutes les variantes, pragmatiques ou symboliques, politiques ou poétiques, individuelles ou sociales, d'une telle problématique.
Deux regrets : alors que les questions de l'avenir du livre ou des technologies, des rapports écrit/écran sont généralement posées avec mesure par plusieurs auteurs, la présentation du maître d'oeuvre tranche par sa dramatisation : le livre aurait « terminé son règne », sa « mort prochaine » suscite « l'inquiétude ». Serait-ce donc la seule angoisse mortifère qui pousserait, partout dans le monde, notre vingtième siècle finissant à construire des bibliothèques ? Alors que nous croyons élever un peu partout des espaces de vie et de sens, serions-nous en train d'ériger des tombeaux ? La question mériterait d'être posée dans toute sa complexité avant que d'y répondre par une nostalgie confortable par ses frissons mêmes...
On pourra aussi - deuxième regret - supporter difficilement les souvenirs d'Yves Peyré qui ne sont pas toujours d'une sauvage nouveauté, ni d'une troublante poésie. De plus, si le bonheur de la lecture peut être plaisir esthétique de happy-few, il est aussi violence, déchirement, remises en cause, questions lancinantes.
Pourtant, cette contribution pose, elle aussi, deux bonnes questions : celle des relations, inexistantes ou conflictuelles, entre la bibliothèque et l'écrivain ; celle des qualités nécessaires au bibliothécaire : érudit ou gestionnaire ?
Managers et ingénieurs des bibliothèques, tremblez ! L'érudition est de retour... Un bibliothécaire lecteur ? Créateur ? Pensez-donc...