Quand la culture tient l'art
Anne-Marie Filiole
Les assises nationales pour l'égalité d'accès à la culture (L'art et la manière), organisées par la Délégation au développement et aux formations * du ministère de la Culture, se sont déroulées le 28 juin au Théâtre des Amandiers de Nanterre. Clôture d'une série de rencontres régionales et départementales, elles tentaient de jeter les bases d'une réflexion et d'une action communes entre les professionnels des arts et de la culture.
Ce fut une journée culturellement très médiatisée, plongée dans une salle obscure uniquement trouée de lumière par deux plateaux qui accueillirent successivement La force de l'art, Gérer la passion et L'égalité pour tous et pour chacun, trois débats copieusement entrecoupés d'interviews vidéos sur écrans géants.
La force de l'art, premier plateau
L'art et la culture ? Deux choses très différentes pour les artistes, voire antinomiques. Quand il œuvre, le créateur ne peut absolument pas prendre en charge l'accès des autres à la culture. « Quand on crée, on ne peut pas s'occuper du public. Les oeuvres sortent comme elles sortent », déclare le compositeur Georges Aperghis. Jean-Pierre Vincent, directeur des Amandiers, va plus loin : « Quand je fais de l'art, j'ai besoin de me sentir complètement différent, voire haineux ». L'art concerne la solitude. L'art, c'est se reconnaître par le manque, le besoin de réagir contre ce qui existe et, par là, permettre ensuite à d'autres de se construire dignement. « Ce n'est pas un médicament de confort pour la société », précise-t-il. Ni pour la société, ni pour l'artiste : il y a, dans chaque art, une tendance à l'autodestruction continuelle : « On ne peut faire de l'art qu'en cassant en permanence ce que l'on a fait avant ». Ce qui amène souvent à « casser les yeux et les oreilles du public ». Faire de l'art, c'est résister au spectaculaire (au sens debordien du terme). Au public de se débrouiller.
Pourquoi d'ailleurs ne pas lui faire confiance ? Contrairement à ce que l'on pense facilement, il semble très capable de résister aux déversements médiatiques quotidiens, et doué d'une vraie réserve de curiosité. Ainsi, pour la dernière des Fourberies de Scapin, Vincent toujours avait convié aux Amandiers un public de 800 personnes qui n'allaient jamais au théâtre, agents des Postes et télécommunications, employés communaux, et d'autres... D'abord intimidés, ils restèrent sur leur défensive, doutant d'avoir bien compris, de pouvoir rire... Puis ils se rapprochèrent progressivement des acteurs et manifestèrent vivement leur émotion. Les artistes peuvent cesser de désespérer : « Dès qu'on craque une allumette, déclare joliment Nicolas Frize, tous les gens qui ont besoin de feu accourent ».
Gérer la passion, 2e
Les problèmes de nombre et d'égalité sont ceux des gestionnaires de l'art, dont la tâche n'est pas aisée, pour ne pas dire fondamentalement paradoxale... Aujourd'hui comme hier, le service de la culture nécessite une bonne dose d'investissement personnel. Pour arriver à bousculer la machine administrative, il faut souvent avoir été soi-même passionné - Frédérique Bredin, ministre de la Jeunesse et des Sports, autrefois candidate au Conservatoire d'art dramatique, se bat pour « gérer de façon différente » - ou pouvoir transformer cette gestion en passion - Werner Rauch (DRAC Ile-de-France) : « Ma passion à moi c'est d'être là pour accompagner la passion ». En fait, gérer la passion des autres, comme créer, est une remise en cause constante : « La notion ramène chacun à soi-même : on doit lutter contre son propre confort intellectuel, son arrogance, son conformisme » déclare Edgar Morin.
Le rôle du politique serait de rendre l'art possible, d'entendre ce qui se passe, de rendre visible ce qui n'a pu l'être. Mais comment choisir, favoriser des talents ? Comment être un gestionnaire « démocrate et non médiocrate » ? lance le même sous forme de boutade. Les commissions qui tranchent sur dossiers sont-elles réellement composées de despotes éclairés ? « Qui les dit éclairés ? L'âme a besoin d'institution, c'est vrai, mais les institutions ont besoin d'âme, les éclaireurs d'être éclairés... » En ce domaine, et dans le doute, il est surtout rationnel de pratiquer la prodigalité économique, la mugnificence...
L'égalité pour tous et pour chacun
Si favoriser l'art n'est pas toujours aisé, permettre à tous d'y accéder ne l'est guère plus. En fait, comme le rappelle René Gachet (DRAC Midi-Pyrénées), les élus doivent d'une part « servir une culture d'un certain niveau, un peu élitiste, pour rendre accessibles à tous les chefs-d'œuvre de l'humanité », mais aussi « permettre à chaque citoyen de retrouver la dignité nécessaire, de trouver ou retrouver sa culture ». « Dans notre pays, où la culture méprisante (littéraire, scientifique, philosophique...) est un véritable drame pour ceux qui ne la partagent pas » (Stéphane Hessel, membre du Haut Conseil pour l'intégration), où, d'après Paul Chémétov, les différences de culture pèsent plus lourdement que les différences sociales, le premier volet prime souvent sur le second.
Or la France est une société plurielle qui abrite diverses cultures et, parmi elles, des cultures autres qu'« artistiques » : celles des « jeunes », du rap, de la vitesse, du rythme, de la drogue, des « banlieues »... Faut-il critiquer ces formes d'expression ? Les prendre en compte ? Commercer avec elles ? Est-on capable d'égalité culturelle avec ceux qui les pratiquent ? Faut-il être tous égaux devant la culture ? Quelle culture ? « Le faut-il par décret ? Par obligation ? » (J.-P Vincent). Beaucoup de questions, peu de réponses... Soit dit autrement par Jean Hébrard (INRP) : « La culture est-elle vraiment cette valeur d'échange autour de laquelle on peut commercer et se retrouver ? L'extension de la culture est-elle possible et peut-elle retrouver d'autres manières de penser et de vivre la culture ? Cette monnaie d'échange est-elle distinction ou partage ? »
L'altérité, l'échange, le partage n'intervenant qu'après l'enracinement, le travail des médiateurs est de rendre visibles les différentes cultures, d'ouvrir aux singularités, pour permettre à chacun de se situer et aider à lutter contre les inégalités sociales et l'exclusion des quartiers. « Deux éléments sont essentiels et nécessaires à la construction individuelle : la mémoire et le projet » (François Barré, délégué aux Arts plastiques). Nos villes, aujourd'hui, n'ont pas de mémoire commune et oublient certaines histoires... Comment pourraient-elles donner un projet en partage ?
Tous s'accordent à penser qu'il faudrait démultiplier l'art et ses lieux, sans assigner un trop grand rôle à l'un d'entre eux - l'école, par exemple -, sans constituer de lieux « culturels », ou espaces réservés, avec rituel, exerçant une forme de contrôle et de domination sociale ; éviter les cultures sans partage du petit nombre ; se garder d'un discours central ; privilégier les actions transversales ; enjoindre tous les médiateurs d'agir ; sortir enfin de ce consensus vide dont l'art et la création font aujourd'hui partie, de ce monde « éconocratique où la quantification mange toute la pensée » (Edgar Morin).
Actions sur le terrain
Bien sûr, les efforts se multiplient depuis quelques années. Les services culturels ont poussé partout, à la Mairie, au Département, à la Région... « Sur un mode d'amicalité et sans discours didactique, la vie culturelle est maintenant inscrite en plein coeur de la vie quotidienne » (Jacques Lassalle). Toutes sortes d'actions sont lancées sur le terrain, toutes sortes de passerelles jetées entre les gens et l'art qui les invitent à l'apprécier directement.
Les artistes font partager leur créativité : Nicolas Frize a convié durant toute une année des centaines d'enfants à écrire avec lui une composition musicale qu'ils ont ensuite chantée en chœur un soir de concert à Saint-Denis. Les institutions agissent dans le même sens : bibliothèques qui organisent des ateliers d'écriture avec des écrivains, théâtres qui travaillent avec les populations, notamment les établissements scolaires... Les municipalités ne manquent pas d'initiatives : pour prendre en compte toutes les musiques et satisfaire tous les publics, la ville de Nanterre a décidé de créer une salle de concert de 500, 600 places, une école de musique et une discothèque... De grands festivals musicaux offrent aux jeunes de partager la scène avec des artistes célèbres. Des œuvres d'art circulent... Grâce aux « conventions de développement culturel » (plus de deux cents prévues annuellement), l'Etat encourage les collectivités territoriales à avoir une politique de réseaux d'équipements culturels de proximité (salles de répétition, de concert, cafés-musiques, cinémas de quartiers, annexes de bibliothèques et de musées...)
Autant de démarches artistiques inédites, entre social et culturel...
Reste une question à l'étrange arrière-goût, que les participants ne manquèrent pas de poser en fin de journée : à trop vouloir focaliser sur la culture, à trop faire de politique, ne va-t-on pas oublier l'art ? Etouffer la création ? Comment retrouver la dynamique première ? La brûlure du partage authentique ?... Question d'en rajouter, citons personnellement Jean Dubuffet, très à l'honneur actuellement : « Trop d'information, trop d'empressement aux productions de l'art le stérilisent »,... « On attend des artistes qu'ils fassent éclater ce système médiateur, si simplificateur, si appauvrissant »...