Coopérer à Orléans
Martine Poulain
L'ABF et la FFCB 1 organisaient les 3 et 4 juin derniers des assises de la coopération à Orléans, dont l'intention était de faire d'une part le point de l'état de l'art en cette matière et d'autre part un certain nombre de propositions en vue d'une meilleure organisation des réseaux.
A Michel Melot revint la difficile tâche de dresser cet état des choses. Si la coopération n'est pas nouvelle, ce qui est nouveau c'est « l'esprit coopérateur » qui semble avoir gagné les bibliothécaires. Mais la coopération en France est « manteau d'Arlequin », car au choix des participants. Elle est la contrepartie d'un mouvement centrifuge de diversification des activités des bibliothèques. Elle obéit à deux logiques, l'une territoriale, l'autre plus volontariste.
Les thèmes de la coopération
Michel Melot a distingué trois terrains d'investissement dans la coopération : la communication et la circulation des documents, le développement des collections, le développement bibliographique.
La coopération en matière de communication des documents n'est pas au point en France. Certains réseaux remplissent leurs missions (INIST, PEB, CNP 2), mais le total des transactions françaises (1 million de prêts) est bien inférieur aux 5 millions anglais. Alban Daumas qui mène actuellement une étude sur ce thème pour la Bibliothèque de France, souligne deux faiblesses de nos réseaux : la quasi-absence des bibliothèques publiques, dont les prêts ne représentent que 5 % de l'ensemble ; l'implication très inégale des bibliothèques spécialisées.
Deuxième thème pour la coopération : les acquisitions partagées. Le seul réseau d'envergure en France est celui des CADIST 3. Leurs progrès actuels ne sauraient masquer leurs insuffisances. La Bibliothèque de France met en route une politique ambitieuse qu'il faudra voir à l'oeuvre. Seules quelques expériences locales (acquisitions partagées dans le Val-de-Marne, par exemple) existent ailleurs.
Quelques avancées ont été faites ces dernières années dans le domaine du patrimoine, par des programmes de conservation partagée.
Troisième thème : le développement bibliographique. L'équipement bibliographique français connaît un bon en avant, mais la situation est encore dispersée et fragile. Tant que la Bibliothèque nationale n'aura pas trouvé son équilibre et atteint tous les objectifs fixés par le schéma directeur de la Direction du livre et de la lecture, l'ensemble du réseau, et notamment les bases régionales, en sera handicapé. Michel Melot estime que le principe de dissociation prévu entre le futur catalogue collectif de France et le centre serveur en fera un véritable outil aux mains des utilisateurs et non une proposition à sens unique comme aujourd'hui.
Enfin, la formation continue est elle aussi prise en charge par différentes instances de coopération. Mais, les propositions de formation sont aujourd'hui insuffisantes par rapport aux besoins. Le CNCBP 4, par exemple, doit avoir pleinement sa place comme centre de formation continue et de conseil technique.
Bilan
Les agences régionales de coopération n'ont, selon Michel Melot, que partiellement rempli leur mission. Le rapport « Yvert » 5 avait estimé à trois ans le temps nécessaire pour que celles-ci soient reprises en charge complètement par les partenaires qui y participent et se dégagent d'un financement majoritairement d'Etat. Ce même rapport avait proposé une participation de chaque coopérateur à hauteur de 3 % de son propre budget. On en est très loin.
Ceci dit, l'expérience coopérative est devenue un fait acquis en France et des jalons, des bases ont été posés. Mais les attitudes des bibliothèques varient : les petites bibliothèques sont beaucoup plus « intéressées » par la coopération que les bibliothèques moyennes ou grandes. Pourtant, toute bibliothèque a des devoirs vis-à-vis des plus petites.
Le maillage coopératif est donc à poursuivre, dans l'intérêt des utilisateurs. « Il faut assurer la continuité de la lecture » a affirmé Michel Melot, reprenant l'expression récente d'un élu. Un usager doit bénéficier d'une continuité de propositions d'espaces de lecture, de l'enfance à l'âge adulte, et selon son niveau de besoin. Il faut donc dépasser les répartitions et séparations institutionnelles entre les différents types de bibliothèques. Les agences régionales sont l'un des acteurs de ce rapprochement.
C'est pourquoi, l'établissement de cartes documentaires régionales est par exemple indispensable. La collaboration entre les différents niveaux de compétence territoriales ne l'est pas moins. Il faut développer la place de la lecture dans les missions que se donnent ces différentes instances. Bref, le chemin à parcourir est plus long encore que le chemin parcouru.
Les pôles associés à la Bibliothèque de France
Georges Perrin a fait le point sur la façon dont la Bibliothèque de France voit aujourd'hui les modalités de la mise en œuvre de pôles associés à la Bibliothèque de France. Un groupe de travail d'une vingtaine de personnes a tenté de répondre à plusieurs questions. « De quelles bibliothèques seront composés les pôles associés ? Quel sera l'objet de la future coopération avec la Bibliothèque de France ? Quels services partager ou échanger ? Quelle sera la structure juridique de ces pôles ? Quelles convergences entre cette volonté d'organiser un type de coopération et les politiques mises en oeuvre par les principaux ministères, Education et Culture ? »
Sans pouvoir répondre déjà à toutes ces questions dans leurs détails, Georges Perrin a donné deux orientations précises : la Bibliothèque de France a besoin, pour mener à bien ses missions propres, des ressources des autres bibliothèques françaises. Mais elle n'a pas vocation, au contraire d'une administration centrale, à exercer une quelconque tutelle, à planifier, à normaliser. Ce qu'elle cherche, c'est un partenariat équilibré qui lui permette de satisfaire ses propres besoins.
Après avoir un temps pensé négocier des accords avec tel ou tel type de bibliothèque particulière, il semble que l'on s'oriente aujourd'hui vers des partenaires, choisis pour leurs richesses documentaires patrimoniales ou spécialisées, certes, mais regroupés au plan territorial. Les accords seront passés, après respect de procédures précises (appel d'offres, choix par jury, etc.) avec des structures rassemblées, par exemple au sein d'un groupement d'intérêt public (GIP), qui constituerait un interlocuteur unique. Ce regroupement géographique assurera par ailleurs un rayonnement territorial des pôles associés.
Les services proposés par la Bibliothèque de France seront, outre une participation financière au fonctionnement de ces pôles, la mise à disposition de son catalogue par interrogation à distance, l'accès à ses collections numérisées, des postes de lecture assistée par ordinateur (qui seraient au nombre de 350 sur l'ensemble du territoire), une fourniture de documents à distance. Les services qui seront partagés, c'est-à-dire aidés financièrement par la Bibliothèque de France, sont le catalogage rétrospectif des documents, la gestion des fichiers d'autorité, du dépôt légal et des moyens renforcés pour une politique documentaire forte. Les questions qui restent en suspens, pour Georges Perrin, ne sont pas moins importantes : comment financer la mise à niveau des bibliothèques candidates ? Quelle sera l'instance d'arbritage ? Comment contribuer à une amélioration des conditions d'accueil du public ?
Une nouvelle loi sur l'administration territoriale de la République
Jean-Michel Mougard, de la Direction générale des collectivités locales au ministère de l'Intérieur a rappelé certains paris de la décentralisation : rapprocher les processus de décision des citoyens et pour cela attribuer des compétences nouvelles aux collectivité locales, en transférant certaines compétences de l'Etat.
En matière culturelle, cette nouvelle répartition des rôles est source de modifications d'images et de pratiques des collectivités : diversification de leurs activités dans ce champ, association de leur image à celle de leur politique culturelle, apparition de la Région comme partenaire en ce domaine, renforcement des activités des communes sur le thème de la lecture.
Mais la décentralisation a aussi fait surgir des faiblesses ou révélé des zones floues, non réglementées. Le ministère a donc en projet une loi sur l'administration territoriale de la République qui aurait pour objectifs de :
- compléter les lois de décentralisation,
- organiser une « démocratisation de la vie locale »,
- renforcer la coopération intercommunale et interrégionale,
- organiser la coopération entre les collectivités locales d'un pays à l'autre.
Compléter les lois de décentralisation, c'est d'abord trouver une dynamique entre des pouvoirs également partagés, repréciser les missions et les devoirs de chacun des partenaires, alléger des procédures, fixer de nouvelles compétences aux collectivités locales.
Démocratiser la vie locale, c'est par exemple introduire dans les communes de plus de 3 500 habitants le débat sur les orientations budgétaires des équipes municipales, en mettant à la disposition du public les documents ad hoc et les éléments comptables des entreprises, organiser plus souvent des consultations locales, créer de nouvelles structures consultatives, renforcer la représentation des habitants dans la gestion des services publics locaux.
Renforcer la coopération intercommunale et interrégionale, en créant par exemple de nouvelles structures, telle la communauté de communes qui serait un établissement public créé par arrêté préfectoral, et aurait quatre blocs de compétence : l'aménagement de l'espace, le cadre de vie, le développement économique, l'environnement ou d'autres compétences souhaitées par la communauté. Celle-ci aurait une fiscalité propre et pourrait instituer une taxe professionnelle de zone. La communauté de communes pourrait exister dans une agglomération d'au moins 20 000 habitants, et pourrait avoir des compétences en matière de politique culturelle.
Jean-Michel Mougard a aussi avancé que, en 1992, le financement de l'ensemble des équipements des BCP 6 étant achevé, la masse budgétaire ainsi libérée pourrait être utilisée à financer les pôles associés à la Bibliothèque de France, ce qui n'a pas été sans susciter quelques remous et questions dans la salle.
Les débats
Les débats entre les participants ont été répartis en trois carrefours :
- répertorier, signaler, fournir des documents et des services,
- préserver, mettre en valeur,
- communiquer, informer, former, promouvoir. Chaque carrefour a tenté de faire un bilan de l'existant et de dégager des perspectives 7.
Le premier carrefour a fait le point sur tous les réseaux de coopération bibliographique existants, a estimé que la nécessaire normalisation des formats, catalogages et points d'accès ne pouvait se faire qu'en adoptant les choix de la base de la Bibliothèque nationale, s'est inquiété des difficultés des bases régionales ; la définition d'une stratégie en termes de tarification devient urgente : celle-ci ne peut se faire qu'en vertu de choix politiques de développement et non au nom d'arguments techniques. Il faut, selon la proposition du Conseil supérieur des bibliothèques, un prix unique des notices, quel que soit le producteur. Enfin, les participants ont recommandé que des expériences d'acquisition et de conservation partagées soient mises en œuvre.
Le second carrefour, consacré donc aux questions de conservation et de préservation, a estimé que, si les initiatives étaient nombreuses en ce domaine, elles manquaient de coordination : des collections de périodiques sont parfois microfilmées deux fois. Que deviendra le catalogue des périodiques microfilmés que réalisait le CNCBP ? On manque d'harmonisation, de structures, de programmes planifiés et de matériel. Chacun ne peut développer son équipement : il faut s'appuyer sur l'existant et le développer. Et si le patrimoine a connu ces dernières années un regain de faveur de la part des élus et du public, il reste à développer une véritable « pédagogie » du patrimoine, comparable aux services qu'ont su en ce domaine développer les musées.
Dernier carrefour : les questions d'information, d'études, de formation. On y a souligné les lacunes actuelles en matière d'études et d'évaluation. Ce qui est fait par l'ENSB, la BPI, la DLL 8 ou par les uns ou les autres, ne peut masquer les lacunes des données en matière d'évaluation des bibliothèques publiques, de statistiques sur les services rendus et le manque cruel d'études dans un nombre de domaines variés. Un centre d'études national, qui soit aussi centre de ressources (si possible à vocation interministérielle puisque bien des besoins d'études sont communs aux bibliothèques municipales et aux bibliothèques universitaires), a été souhaité par les participants. Développement, diversification des études ; rapidité du recueil, homogénéisation et élargissement des critères, accélération de la restitution publique des statistiques et de l'évaluation : telles semblent bien être les besoins. En matière d'information, l'absence de véritable organe d'information de la part des tutelles nationales se fait douloureusement sentir depuis longtemps. Certains ont aussi souligné que manque (à côté du BBF bien sûr dont le rôle est autre...) une revue d'informations plus pragmatiques sur les expériences, développements et projets en cours. La formation a été envisagée sous l'angle de la formation continue. Les initiatives en ce domaine fleurissent et pourtant elles restent en deçà des besoins. Si tous les échelons d'un réseau (national, régional, départemental, communal) revendiquent un rôle, il resterait à coordonner, renforcer, préciser les attributions de chacun de manière plus pensée. Qui fait quoi, pour quels publics, et sur quels financements ?
Perspectives
A Louis Yvert revenait une autre tâche difficile : celle d'ouvrir des perspectives. Si la coopération est maintenant ressentie par tous comme une nécessité et connaît des progrès, elle reste peu développée et bénéficie aux bibliothèques les plus importantes. La coopération entre bibliothèques universitaires et publiques est faible, voire inexistante. La coopération forte avec le scolaire cache dans le même temps une absence réelle de mesures vraiment planifiées. Louis Yvert a noté l'ampleur de l'attente envers les retombées des avancées de la Bibliothèque nationale et des propositions de la Bibliothèque de France, tout en soulignant à quel point il devient nécessaire de préciser les responsabilités que les futurs pôles associés auront vis-à-vis du territoire. Il estime que les échelons déconcentrés de l'Etat sont faibles et leurs relations avec les bibliothèques très limitées. L'échelon régional reste le bon échelon pour la coopération, mais nécessiterait un engagement plus fort des régions elles-mêmes et sans doute des structures plus institutionnelles que les actuelles agences associatives. Reste que l'Etat devrait garder un rôle fondamental de rééquilibrage, d'impulsion que l'auteur de la synthèse ne voit guère affirmé aujourd'hui.
Ces journées, intéressantes, ont effectivement mis en évidence l'ampleur des attentes vis-à-vis de l'Etat, comme législateur et organisateur, mais aussi comme autorité morale indiquant à tous les particularismes où est l'intérêt public en matière de développement des bibliothèques. Elles ont aussi mis en évidence la difficulté à proposer et à penser, non plus des savoir-faire et des pratiques, mais réellement des structures et des objectifs prioritaires et planifiés, qui prennent en compte une vision globale du réseau de bibliothèques en France. Seules de telles propositions structurelles permettraient de donner son plein sens au mot coopération.