La bibliothèque de France
Histoire dun projet
Le projet de la Bibliothèque de France a été jalonné de débats et de controverses. Avant même sa conception, le devenir de la Bibliothèque nationale, trop exiguë et saturée, avait déjà suscité remous et inquiétudes. On envisagea d'abord de redéfinir une BN bis, en augmentant les surfaces existantes. Puis François Mitterrand lança l'idée d'une bibliothèque « d'un type entièrement nouveau ». Les critiques redoublèrent, portant tantôt sur le transfert des collections, tantôt sur le projet de césure chronologique, tantôt sur l'organisation d'un concours d'idées architectural uniquement basé sur une esquisse de programmation, ou sur l'ouverture à tous les publics... Pourtant, quoi qu'en disent les détracteurs - souvent mal informés -, la concertation n'a jamais fait défaut. Ainsi, par exemple, ces quinze groupes de travail régulièrement réunis pendant six mois, qui associèrent les futurs utilisateurs à leur réflexion.
The plan of Bibliothèque de France has raised many discussions and controversies. Before that, the evolution of the National library, too cramped and saturated, produced various polemics too. First, they thought about a BN bis, with an extension of the existing spaces. Then François Mitterrand's idea of « an absolutely new type » library made the criticisms increase : once about the collections conveyance, once about the chronological break, the architectural competition only based on a suggestion of plan, or its access for every public... Whatever the criticisms may be, dialogues never failed : so these fifteen working groups which included the future users in their regular meetings during six months.
L'histoire des commencements éclaire souvent la suite de l'histoire, et la genèse du projet de Bibliothèque de France en donne une bonne illustration.
La genèse
En 1980, la Bibliothèque nationale, retrouvant un peu d'espoir avec l'élaboration du plan de sauvegarde lancé en 1978, achevait la mise en place des ateliers de microfilmage et de désacidification de Provins et de Sablé, cependant que les premiers projets d'informatisation avortaient, en partie faute d'accord entre l'établissement et ses tuteurs.
Une place réduite
Le rattachement au ministère de la Culture, obtenu de haute lutte par Jack Lang en 1981, réveilla les dossiers, et l'aménagement de la galerie Colbert/Vivienne, en projet depuis plusieurs années, était mené à son terme sur les plans anciens - cependant qu'Alain Gourdon, successeur de Georges Le Rider, lançait un schéma directeur informatique qui devait aboutir en 1983 au choix du système GEAC pour l'informatisation du catalogue, commencée en 1984.
La médiocrité des relations entre l'administrateur général et sa tutelle ne permit cependant pas d'aller beaucoup plus avant sur la redéfinition (éventuelle) des missions de la Bibliothèque nationale, dont le mécontentement exprimé par beaucoup de lecteurs justifiait cependant l'examen. A l'extérieur naissaient des projets, dont celui qu'élabora François Furet, d'une grande bibliothèque des sciences sociales, qui pointa l'une des faiblesses des collections de la Bibliothèque nationale. Mais aucun n'eut de suite.
Le 2 janvier 1987, André Miquel étant administrateur général, François Léotard confia à l'ancien directeur de l'administration générale de Jack Lang, Francis Beck, un rapport. Le cadre en était précisé assez largement dans la lettre de mission : « Au moment où la politique de décentralisation et de développement de la lecture modifie sensiblement les rôles et missions de l'Etat et des collectivités territoriales en ce domaine, il apparaît hautement souhaitable de procéder à un examen d'ensemble des missions et moyens de la Bibliothèque nationale ».
C'était rappeler qu'historiquement la Bibliothèque nationale avait tenu longtemps une place essentielle dans le dispositif de la lecture, publique ou savante, et que, comme Francis Beck devait le rappeler, cette place s'était extraordinairement réduite. D'où l'alternative qu'il envisageait en conclusion de son rapport : ou bien « l'établissement choisit de s'enfermer dans un comportement défensif et frileux, qui le marginalise définitivement et accentue la crise d'identité de ses personnels », et, en ce cas, « la Bibliothèque nationale deviendra vite une forteresse introvertie et assiégée, que le confort des routines et des droits acquis rendra encore temporairement accueillante pour des personnels à la productivité décroissante et pour une minorité d'usagers priviligiés » ; ou bien au contraire « un scénario de rupture (...) permet d'enrayer l'irrésistible spirale du déclin et d'engager une dynamique de renouveau et d'ouverture vers un public élargi et diversifié ».
Contre toute logique administrative, et peut-être contre toute logique simplement humaine, c'est le deuxième scénario qui finalement l'emportera.
Mais il faudra pour cela bien des péripéties.
La rupture de 1988
Et d'abord, il faudra bien attendre 1988, et non pas simplement le remplacement d'André Miquel, démissionnaire, par Emmanuel Le Roy Ladurie en octobre 1987.
Cette affirmation peut paraître paradoxale, voire partiale. Elle me paraît pourtant peu contestable. Certes, le cabinet de François Léotard, le nouvel administrateur général et le directeur du livre et de la lecture (que j'étais) tentèrent bien de prendre en compte le diagnostic, sinon les remèdes, avancé par Francis Beck : la réforme (modeste) des structures de direction, la création d'une direction de la valorisation, l'entrée d'un administrateur civil dans l'équipe de direction - une grande première ! -ont été des mesures importantes et qui ont permis de relancer la machine, cependant que la base « Opale » fonctionnait de façon satisfaisante.
Mais le ministre ne retint ni l'idée d'un déménagement complet - décision qui au demeurant, on le voit à Londres, ne suffit pas nécessairement à changer les choses en profondeur - ni l'idée d'une redéfinition globale des missions. Le calendrier, il est vrai, ne s'y prêtait guère, puisque c'est l'un des derniers Conseils des ministres de la période de « cohabitation » qui entendit une communication de François Léotard sur le sujet, concluant à la nécessité de construire une « Bibliothèque nationale bis », c'est-à-dire en fait une ou plusieurs salles de lecture en libre accès (500 000 ouvrages) ouvertes à un très large public, mais implantées ailleurs qu'à Richelieu.
La véritable rupture vint des déclarations faites par François Mitterrand le 14 juillet 1988. Disons, pour être bref, qu'elles réussirent à prendre (presque) tout le monde à contre-pied.
On connaît les termes employés par François Mitterrand au cours de cet entretien ; la lettre à Michel Rocard qui les mit en forme quelques semaines plus tard est plus explicite encore.
La « bibliothèque d'un type entièrement nouveau » n'était pas, et ne pouvait être, la Bibliothèque nationale - ou alors, elle l'était, mais en creux : ni la couverture de « tous les champs de la connaissance », ni l'ouverture à tous, ni le recours aux techniques les plus modernes de transmission de données, ni à l'accessibilité à distance ne pouvaient de quelque façon que ce fût renvoyer à la rue de Richelieu sinon, je le répète, par antiphrase.
Or, pour beaucoup de fonctionnaires et de chercheurs, une nouvelle bibliothèque était certes bonne à prendre, mais c'était bien la Bibliothèque nationale qui constituait, incontournable par ses collections, la pièce centrale de tout dispositif documentaire de dimension nationale et internationale. D'où les efforts qui furent déployés pendant l'été 1988 pour que la traduction qui serait donnée à la volonté du président de la République n'oubliât pas de régler les difficultés de fonctionnement que connaissait la Bibliothèque nationale et que les chercheurs en histoire, littérature et philosophie - de très loin ses principaux utilisateurs - tenaient à voir prioritairement résolues.
La désignation, à l'automne, de Patrice Cahart, président du Conseil d'administration de la Bibliothèque nationale, et de Michel Melot, alors directeur de la Bibliothèque publique d'information et ancien directeur du département des Estampes, pour proposer des réponses et une esquisse de programme, manifestait à l'évidence le souci de tenir la balance à peu près égale entre les intérêts de la Bibliothèque nationale et la volonté d'innovation technologique, dont les nouveaux services développés sous l'impulsion de Michel Melot à la Bibliothèque publique d'information portaient témoignage.
Retrouver la mémoire
Pour la première fois, sous la signature du président de la République, dans une lettre adressée au Premier ministre, figurait une référence explicite à la Bibliothèque nationale, dont il était dit : « L'étroitesse des lieux entrave son développement et lui interdit de tenir la place mondiale que lui assigne la richesse de son prodigieux patrimoine », ce qui expliquait la consigne finale : proposer une « articulation avec la Bibliothèque nationale, les autres bibliothèques du pays et les grandes bibliothèques ».
Le rapport que les deux missionnaires présentèrent au Premier ministre à la fin de cette année prit tout cela en compte. Il précisait d'entrée de jeu que le projet d'une « grande bibliothèque » fournissait à la fois « une réponse à la saturation » de la Bibliothèque nationale, et saurait « aider nos contemporains à retrouver la mémoire » en mettant la communication au premier rang des missions de cette bibliothèque.
On sait la méthode proposée pour satisfaire à cette « double logique » : « une double implantation - Richelieu et un nouveau site » ; une césure chronologique des collections (de part et d'autre du 1er janvier 1945) ; un établissement public unique.
Le rejet, sous la pression d'un certain nombre d'intellectuels, de la deuxième proposition, laissait - et laisse encore - planer, quoi qu'on en pense, une grande incertitude sur les première et troisième. Dès l'instant en effet que ne doivent subsister à Richelieu que les départements dits « spécialisés » et à forte connotation muséale, la nécessité d'une unité administrative et intellectuelle entre Tolbiac et Richelieu s'estompe, quand bien même la responsabilité du dépôt légal des documents non imprimés, appelée à être assurée par certains de ces départements, impliquerait pour eux une délégation donnée par la future Bibliothèque de France.
Les pouvoirs publics, en tout cas, ne se sont pas encore prononcés sur le point n° 3, attendant vraisemblablement d'avoir décidé avec précision de ce que serait l'éventuelle « Bibliothèque des Arts » qui occuperait le site Richelieu.
La conduite du projet
La méthode choisie par Emile Biasini n'a pas manqué de surprendre : organiser un concours d'architecture, ou plutôt un « concours d'idées », sur la seule base d'une « esquisse de programmation ».
L'architecture
Dans ses conseils aux villes désireuses de construire une bibliothèque, la Direction du livre et de la lecture, à l'inverse, a toujours recommandé de définir avec la plus grande précision le programme du futur équipement avant de lancer le concours d'architecture, estimant que c'était là le meilleur moyen, non seulement d'obtenir un bâtiment fonctionnel, mais aussi de permettre aux bibliothécaires d'exercer, fût-ce en amont, un contrôle technique qui leur est trop souvent refusé 1. Emile Biasini a très clairement développé 2 les raisons qui l'ont conduit à rejeter cette méthode : « Je sais bien que c'est la démarche classique. Elle fait travailler d'un côté les programmateurs et de l'autre les architectes, dans une série d'actes successifs additionnant des temps et des compétences sans jamais aboutir à une création commune. C'est la tradition française, qui n'est pas celle de l'Allemagne ou des Etats-Unis. Les délais nous interdisaient de suivre cette procédure. Mais j'ajoute que je ne crois pas que ce soit la meilleure, et que, même si nous avions disposé du temps qu'elle exige, ce n'est pas celle que j'aurais retenue. Je crois à une démarche beaucoup plus riche, beaucoup plus fertile, qui consiste à mettre en communication immédiate l'architecte et les programmateurs pour l'étude progressive de l'objectif. L'architecte retrouve alors son plein rôle de créateur. Son geste est véritablement un geste d'actualisation d'un besoin. Et c'est sans doute une manière de l'empêcher de glisser vers le geste gratuit. »
Et il est vrai que, mise en œuvre pour le Grand Louvre, elle a permis que l'intuition initiale de Ieoh Ming Peï s'enrichisse du dialogue avec les conservateurs.
Je suis quant à moi convaincu, deux ans après le choix de Dominique Perrault sur la base du programme nécessairement sommaire défini par l'équipe de Dominique Jamet, que la méthode a fait ses preuves. Le dialogue entre le maître d'ouvrage et l'architecte a été incessant. Sans que jamais rien lui soit demandé qui l'invite à renier les grands choix de son parti initial, des aménagements ont pu être apportés - le renoncement à une transparence absolue des tours en est l'exemple le plus évident - garantissant encore mieux la fonctionnalité du bâtiment.
A ce stade, j'ai envie de rappeler une formule que le président du jury d'architecture, Ieoh Ming Peï a employée avant le vote :
« Il est toujours possible de rendre fonctionnel un bâtiment qui n'est que beau ; il est généralement impossible de rendre beau un bâtiment qui n'est que fonctionnel ».
Et l'on ne répétera jamais assez que, quelles que soient les légitimes divergences dans les jugements esthétiques, le choix du jury comme du président de la République a reposé sur une conviction très simple : pourquoi faudrait-il, sous prétexte que l'on construit, non un musée, un théâtre ou un ministère, mais une bibliothèque, se contenter de l'esthétiquement nul ?
Que ceux qui nous rebattent les oreilles de la seule fonctionnalité aient le courage de dire qu'il valait mieux construire en plein Paris une nouvelle tour Zamanski ou une nouvelle caserne ou encore s'aligner sur le modèle offert par les « barres » qui ornent si gracieusement le 13e arrondissement.
L'élaboration progressive du programme
Le programme s'est donc élaboré graduellement à partir de l'été 1989.
Il faut d'abord rectifier une erreur, ou plutôt réparer un « oubli » dont les raisons réelles mériteraient d'être mises au jour : le rapport Cahart/Melot n'était pas du vent ; il répondait véritablement aux questions qui avaient été posées ; il contenait de vraies propositions et il ouvrait des pistes nouvelles qu'il n'était ni malaisé ni contre-indiqué de suivre. Certes, sa non-publication à l'époque 3 - hormis des extraits dans Le Monde du 1er décembre 1988 - n'a guère permis qu'on en juge. Mais son contenu a été nettement pris en compte par l'équipe de Dominique Jamet dès l'esquisse de programmation : non seulement pour ce qui concerne la composition des collections (sur la base de la « césure » de 1945), mais aussi pour la place accordée aux nouvelles techniques et surtout pour la constitution de ce que le rapport appelait « un grand département d'audiovisuel ».
Le document issu de l'Association pour la Bibliothèque de France d'avril 1989 n'était toutefois qu'une esquisse. Pour en préciser au plus vite les axes essentiels, l'Association choisit d'emblée, outre les procédures classiques - lecture de rapports et visites de bibliothèques diverses d'importance ou de missions analogues -, de susciter un large travail de réflexion collective. Deux pistes furent privilégiées : d'une part les nouvelles techniques et leur apport, d'autre part la politique documentaire à élaborer, sur la base d'une connaissance fine de la réalité des bibliothèques françaises.
Ayant été invité, en tant que directeur du livre et de la lecture, à présider ce deuxième groupe, je peux témoigner du caractère délibéré de la démarche de l'équipe de Dominique Jamet : que l'équipe, limitée en nombre, qui l'entourait, pût s'assurer le concours de tous ceux que le projet intéressait, voire excitait, et, second point, que ces concours ne se limitent pas aux professionnels des bibliothèques - encore moins, bien sûr, à une partie d'entre eux, spécialistes des bibliothèques universitaires ou des bibliothèques de lecture publique. En d'autres termes il fallait, d'emblée, associer les futurs utilisateurs à la réflexion lancée.
A l'automne 1989, quand l'Association fut devenue un Etablissement public, la démarche s'élargit et se systématisa : quinze groupes de travail furent lancés ; ils rassemblèrent plus de deux cents collaborateurs - tous bénévoles - qui se retrouvèrent pour travailler ensemble à raison de six à douze fois sur une durée moyenne de six mois. Chaque groupe rédigea un rapport, et l'ensemble fut réuni, en juin 1990, dans un (trop ?) volumineux document largement diffusé.
C'est dire combien légers, pour ne pas dire plus, sont les critiques qui ont parlé d'un projet « élaboré dans le secret », « hors de toute consultation », etc. Plût au ciel que tous les projets caressés ici ou là fussent l'objet d'un tel travail collectif des partenaires les plus directement concernés !
Est-ce renier tout ce qui vient d'être dit que de préciser que les suggestions des groupes de travail ne furent pas toutes retenues ? Outre qu'il s'agit là d'une démarche naturelle, sanctionnée par l'usage comme par le bon sens, une deuxième raison doit être avancée, qui nous renvoie aux caractéristiques originelles du projet, et même à sa genèse.
Lancé si j'ose dire latéralement par rapport à la Bibliothèque nationale, il en avait été rapproché dès l'instant que les pouvoirs publics, en août 1989, eurent décidé de renoncer à la césure chronologique des collections et de transférer l'ensemble des documents imprimés de la rue de Richelieu vers le site de Tolbiac. Du coup, la collaboration devenait encore plus nécessaire entre l'Etablissement public et la Bibliothèque nationale. Et pour surmonter les obstacles dus tout autant à des froissements, compréhensibles, d'amour-propre, qu'à la différence, évidente, de « culture d'entreprise » comme on dit aujourd'hui, entre l'équipe de la Bibliothèque de France, composée majoritairement de bibliothécaires venus de la lecture publique, et celle de la Nationale, pour surmonter ces obstables donc, et affirmer le caractère unificateur en même temps que novateur du projet, il fallait systématiser la confrontation des opinions, étant entendu que la conduite du projet restait toujours de la compétence de l'Etablissement public.
De ce point de vue, il n'est pas douteux que ces débats réguliers et régulièrement « francs » aient infléchi certains des choix initiaux de la Bibliothèque de France. Mais il est encore plus manifeste que la discussion a permis de faire partager aux responsables de la Bibliothèque nationale les aspirations de l'équipe de la Bibliothèque de France : obtenir que le niveau « Recherche » de la future bibliothèque ne fût pas la reproduction à l'identique de la salle Labrouste, mais s'inspirât largement de l'expérience des bibliothèques américaines (plus que de la British Library) pour les services à rendre aux lecteurs ; et que, avant toute chose, prévalût la volonté de répondre, dans toute la mesure compatible avec la seule préservation des collections, aux attentes des utilisateurs. D'où l'acceptation par tous de la structuration thématique de l'espace « Recherche », innovation décisive pour la vie du futur établissement.
Les limites du consensus
Conduire un projet de cette ampleur fait, bien évidemment, toucher du doigt les limites inévitables imposées à tout accord global. Trop de partenaires sont concernés ; trop d'intérêts sont en jeu ; trop d'habitudes sont bousculées ; trop d'incertitudes, aussi, pèsent sur les paramètres utilisés. J'en prendrai pour seule illustration les débats, sûrement appelés à se poursuivre, sur le nombre de places offertes dans l'espace « Recherche ». Soit incapacité à imaginer autre chose qu'une Bibliothèque nationale simplement translatée sur la rive gauche de la Seine, soit refus (à peine inconscient) de voir s'élargir le cercle des « chercheurs compétents », c'est-à-dire au fond du petit groupe avec lequel on est habitué à partager le gâteau, on oublie trop souvent que les études supérieures et notamment doctorales ont vu décupler en trente ans leurs effectifs 4, sans qu'une place de plus ait été, au cours de la période, offerte rue de Richelieu. Et du coup l'on stigmatise la démarche insensée, « pharaonique » ou, pire encore, « digne de Beaubourg », consistant à offrir 1850 places assises là où Richelieu en offrait 600...
Mais le débat le plus constant, le plus passionné, - et j'aurais tendance à dire le plus insoluble si l'on ne sort pas du cercle des discuteurs actuels - concerne la mission fixée dès l'origine à la Bibliothèque de France, d'être largement ouverte à tous les publics.
C'était là, avec le recours massif aux nouvelles techniques de l'information et de la communication, le caractère le plus novateur du projet, et celui qui l'éloignait le plus, par principe, du concept « de modernisation de la Bibliothèque nationale », si du moins, et c'est tout le problème, on en reste à la conception traditionnelle de ce type de bibliothèque. Le problème, si c'en est un, ne surgit donc que lorsque, dans l'été 1989, fut décidé le transfert à Tolbiac de toutes les collections imprimées de Richelieu. Se produisit alors un double mouvement, l'un avoué, l'autre plus secret. Transférer toutes les collections patrimoniales cela voulait dire faire prévaloir la conception traditionnelle 5 de leur accès, c'est-à-dire les rendre accessibles au moins de lecteurs possible. D'où l'inquiétude affichée à l'idée que l'on pût envisager d'augmenter le nombre de places offertes aux chercheurs. De ce point de vue, un débat rationnel était possible, ne serait-ce qu'en rappelant l'évolution de la scolarisation rappelée plus haut - mais il est vrai que certains des « inquiets » le sont aussi face à l'évolution des universités, ou des lycées.
Mais, sous cette inquiétude, compréhensible tant qu'on prétend lutter pour une meilleure présentation des documents patrimoniaux, perçait peu à peu un autre souci, très différent : ne pas risquer de « déranger » les « vrais chercheurs » en installant à proximité d'eux un autre type de lecteurs. Là encore, le débat aurait pu rester serein : il est vrai que toutes les pratiques de lecture ne sont pas identiques, et qu'un chercheur consacrant une journée entière à dépouiller des bibliographies a besoin d'un cadre différent de celui qui vient vérifier une référence. Le dérapage était pourtant facile : « l'effet Beaubourg », comme le disent ces inquiets, fournit le lien. Car il est bien convenu, n'est-ce pas ? que les lecteurs qui utilisent la Bibliothèque publique d'information ne sont autres que les cracheurs de feu, les dealers ou les petits trafiquants qui hantent la piazza située devant le Centre Georges Pompidou ! Ce type d'argument, bien plus utilisé qu'on ne le croit, et parfois cautionné par l'adage bien connu « la mauvaise monnaie chasse la bonne », a servi de leit-motiv à une campagne de plus en plus insistante visant à éviter tout élargissement quel qu'il fût du public de la future bibliothèque. L'Etablissement public, qui avait proposé un schéma refusant l'étanchéité radicale entre deux types de publics, mais prévoyant une progressivité dans l'utilisation des espaces de nature à répondre aux diverses pratiques de lectures repérées, fut conduit à le réviser, pour proposer finalement deux espaces, non pas étanches mais distincts, correspondant aux deux niveaux créés par l'architecture du bâtiment. Il était illusoire de croire que cela suffirait à calmer les inquiets. Leur objection n'est pas de forme, mais de fond : « ces gens-là » n'ont pas de place à l'intérieur ni même à proximité d'une Bibliothèque nationale. La seule situation concevable pour eux, si toutefois il en faut une, ce serait une « Bibliothèque nationale bis » « à Saint Denis, par exemple »...
Il n'est peut-être pas nécessaire de développer ce point davantage. On aura reconnu un débat ancien, éternel peut-être. Il ne peut cependant être tranché qu'au nom d'une politique culturelle. A qui veut-on offrir des moyens documentaires nouveaux ? Que veut dire « patrimoine accessible à tous » ? Quelle conception a-t-on de l'intégration, pour ne pas dire de l'égalité, en matière intellectuelle ? En d'autres termes, considère-t-on que le concept de démocratisation de l'accès à la culture, si clairement revendiqué pour d'autres domaines de la vie culturelle, s'arrête à la porte des collections patrimoniales d'imprimés ?
Nous ne sommes plus, à ce stade, dans l'examen de la conduite du projet. Ou plutôt c'est tout le sens du projet, et la méthode même choisie en 1988 pour le conduire, qui donne la réponse. Si, en effet, il ne s'était agi que de moderniser la Bibliothèque nationale, c'est selon toute vraisemblance à celle-ci qu'aurait été confié le soin de le faire. Et on a toutes raisons de douter que, à cette époque du moins - car les choses, à l'intérieur de l'établissement, ont beaucoup changé depuis cette date - on se fût même posé le problème d'un élargissement significatif du public admis 6. Mais en 1988 prévalait le souci d'une large démocratisation de l'accès à l'information et à la culture. Ce souci du président de la République a inspiré tant le projet lui-même que la méthode choisie pour le mener à bien. Je sais, pour ma part, que pour Dominique Jamet et tous ceux qui travaillent avec lui, il s'agit là d'un axe fondamental.
Juillet 1991