Éditorial
Vienne, 1958. Un colloque réunit les grandes bibliothèques nationales d'Europe. Elles s'interrogent sur leurs missions. « La conception des services que doivent rendre les bibliothèques a évolué à un tel point depuis vingt-cinq ans... que les grandes bibliothèques nationales ont aujourd'hui l'impérieux devoir d'examiner à nouveau la place qu'elles occupent dans la collectivité et de déterminer dans quelle mesure elles sont à même de satisfaire les besoins existants ». Inquiétude première et qui rend la mission première impossible : l'accroissement des publications. On estime que la conception de Panizzi au siècle précédent, visant à couvrir toutes les branches du savoir, est dépassée, parce qu'impossible. Même une bibliothèque nationale doit sélectionner, déléguer, répartir et, le mot revient plusieurs fois, éliminer.
Et de dresser la liste des conséquences de cette inflation en termes de locaux, de conservation, de bibliographie et de catalogues collectifs, de personnel.
1991. Alexandrie, Londres, Paris, Tokyo, Barcelone, Francfort, Montréal, Saint-Pétersbourg, San Francisco, Moscou, La Haye : les « grands projets » ne se comptent plus. La dernière décennie du siècle devrait voir en effet nombre des plus grandes bibliothèques du monde s'installer dans de nouveaux bâtiments, obéissant à de nouvelles conceptions et à de nouveaux choix.
Les raisons d'un tel élan et d'une telle synergie restent mystérieuses. Notre fin de siècle verrait-elle gouvernants et opinion publique soudain saisis par la grâce, enfin conscients que l'avenir d'une société se mesure à la place qu'elle fait à la pensée, dont les bibliothèques sont les vecteurs et les piliers indispensables ? Ou, comme le souhaitent confusément certains Cassandre, sommes-nous en train d'ériger des mausolées, dernier et dérisoire hommage à un support, voire à une pratique, en voie de disparition ?
L'époque pourrait en effet paraître des plus mal choisies pour de telles entreprises, tant elle est grande d'incertitudes et de transitions. Incertitude dont témoigne l'idée partagée, semble-t-il, par les initiateurs des projets d'une nécessaire « flexibilité » fonctionnelle... Les constructions prévues sont, somme toute, assez classiques dans leur conception. Des « forteresses » dirait l'un, dans la tradition des « thèques », des coffres, dirait l'autre. On y prévoit en effet toujours des kilomètres de stockage et de rayonnages. Mais dans le même temps, chacun essaie d'anticiper les besoins et les comportements d'une époque, à la fois mythique et proche, où la production imprimée aurait été reportée sur des supports qui permettraient une conservation éternelle et une communication sans frontières.
A Vienne en 1958, le public avait été assez peu évoqué. Toute l'histoire des bibliothèques nationales ou de recherche est pourtant bien celle d'un couple impossible : conservation / communication. Le choix, justifié, de la plupart d'entre elles fut longtemps d'en privilégier le premier terme. Julien Cain, qui a aussi ouvert de nouveaux espaces aux chercheurs, se félicitait régulièrement dans ses rapports annuels d'avoir réussi à endiguer l'augmentation du nombre de lecteurs à la salle des Imprimés ou se plaignait au contraire de leur irrésistible pression. Les choix aujourd'hui de par le monde sont très divers, voire contradictoires : accroissement substantiel de l'ouverture en France, augmentation presque insensible du nombre de places à la British Library, choix structurel et effectué de longue date de faire reposer la consultation sur un réseau décentralisé en Allemagne et aux Pays-Bas, création d'une deuxième bibliothèque nationale au Japon, séparation radicale de la bibliothèque de conservation et de la bibliothèque de communication à Montréal *, etc.
On pourrait ainsi analyser les convergences, mais aussi les divergences entre ces projets, souvent liées à l'histoire du développement des bibliothèques dans le pays et à la manière dont la nouvelle construction est pensée par rapport à un ensemble. Les projets les plus ambitieux ne sont pas nécessairement le fait des pays qui ont eu, sur la durée, la politique la plus ambitieuse en matière de bibliothèques.
Mais, partout, l'amélioration du service au lecteur est une préoccupation majeure : volonté de doter ce dernier des services et des outils les plus complets et les plus performants, certes, mais aussi souci que l'accroissement des espaces préserve l'intimité nécessaire à la concentration et au travail intellectuel. Comme si le vertige de la possession du monde par l'infini possible des connaissances devait, encore et toujours, être filtré par la mesure de la réflexion solitaire. Pour que la nouvelle Alexandrie ne connaisse jamais le sort de l'ancienne...