Écrits, images et sons dans la Bibliothèque de France
textes et images
Paris : IMEC, 1991. -182 p. : ill. ; 24 cm. - (Bibliothèque de France, ISSN 1146-5816)
ISBN 2-908-295-04-0. - 160 F
Rarement projet de bibliothèque aura fait couler autant d'encre : nous ne pouvons que nous en réjouir, tant la bibliothéconomie a besoin en France de réflexion et de remise en cause, au moment où il faudrait presque inventer un mot pour désigner un nouvel espace comme la Bibliothèque de France, dont l'envergure dépasse nettement ce que l'on a connu jusqu'à présent. André Miquel a proposé « mnémothèque », terme qui nous rappelle le beau film de Resnais et qui coïncide avec l'élargissement de la notion de patrimoine, cette « dilatation du mémorable » dont a parlé Pierre Nora.
Des éléments de réflexion
Et c'est bien cela qui est ici en question. Quelles seront les places respectives de l'écrit, des images et des sons dans cette future bibliothèque ? Quel équilibre doit-on trouver entre l'écrit, source documentaire traditionnelle, et l'audiovisuel, support et véhicule d'une documentation semblable ou différente, qu'un chercheur d'aujourd'hui ne peut plus ignorer ou éviter ? Comment communiquer ce patrimoine élargi, compte tenu des exigences actuelles de la recherche et des contraintes liées aux différents supports de cette documentation ? Quels moyens pratiques, techniques, quelles modalités juridiques mettre en oeuvre ?
A ces questions et à d'autres, Ecrits, images et sons dans la Bibliothèque de France apporte des éléments de réflexion plus que des réponses, tant il est vrai que le caractère novateur du projet de cette bibliothèque met en jeu des connaissances variées, fait appel à des champs disciplinaires nombreux, mobilise des chercheurs de toutes sortes, fait naître des contraintes inconnues aussi bien qu'il sollicite l'imagination. L'éventail des 27 collaborateurs de l'ouvrage est de ce fait très large : un historien, Christian Delage, est maître d'œuvre ; il s'est entouré de producteurs de cinéma, de cinéastes, de journalistes, de directeurs de société, de directeurs d'archives ou de cinémathèques, d'ingénieurs, d'un compositeur, d'un philosophe, de professeurs, etc. Il semble que tout tourne autour d'un point principal qui est l'accès matériel au patrimoine « image et son », celui-ci étant entendu à la fois comme complément de l'écrit et comme objet de recherche en soi. En effet, l'accès à l'imprimé, on connaît ! Celui-ci est ancien, il présente un contact physique qu'apprécient ses utilisateurs : le toucher, la qualité du papier, son odeur, la présentation, la décoration, la reliure, etc. jouent un rôle important dans l'approche qu'on en a. Il en va différemment pour l'image et le son auxquels on n'accède que par le biais d'appareils. Encore faut-il qu'au préalable un certain nombre de problèmes soient réglés.
L'économique, le culturel et le juridique
Les premiers concernent la conservation : trop longtemps, on a manifesté un intérêt insuffisant à la sauvegarde de cette nouvelle documentation, celle des films par exemple (la perte de tant de Méliès), d'autant plus que leurs supports en étaient très fragiles et qu'on en connaît mal la longévité exacte. De ce fait, on doit lancer des plans d'urgence de sauvetage ou de restauration : pour les films nitrate à Bois d'Arcy comme pour les documents sonores de la Phonothèque nationale. On doit déjà imaginer des solutions de transfert des collections par numérisation sur un matériau chimiquement stable, robuste, avec de bonnes perspectives de durabilité, sur un format unique, éventuellement avec un système d'accès contrôlé au document (mot de passe). D'ailleurs, que conserver ? Nécessairement, un choix doit être mis au point, comme le montre l'exemple du service d'archives multimédia de l'Université de Californie (UCLA), avec sa triple collection de conservation (« masters » et originaux), de recherche et programmation (ouverte aux chercheurs qualifiés), de consultation (ouverte à tous).
Mais il y a aussi un problème juridique : on sait que les biens audiovisuels sont d'abord des biens économiques avant d'être des biens culturels. Or, les propriétaires ou les ayants droit de ces produits n'ont pas nécessairement envie que ceux-ci soient consultables sans contrepartie financière. Ils se livrent le plus souvent à une spéculation qui finit par entraîner des tarifs prohibitifs, sans pour autant protéger les œuvres sur le plan matériel contre la détérioration, voire leur disparition. Bien souvent, les collectionneurs ont dû se battre pour arracher au néant des documents, pour ensuite se trouver aux prises avec des ayants droit irresponsables (mais ayant la loi pour eux !). Il devient donc nécessaire et urgent de définir un droit de consultation à but non commercial qui permette un réel accès culturel aux phonogrammes, vidéogrammes et films *.
Le « devoir informer »
Les problèmes pratiques de consultation sont aussi largement abordés ici : d'abord, pour consulter, il faut avoir connaissance des documents. Il est évident qu'un des objectifs de la Bibliothèque de France sera de mettre en oeuvre un grand catalogue collectif des sources audiovisuelles. Ce problème relance l'éternel débat communication/conservation : il est bon de rappeler ici que l'accès au patrimoine est la raison même et la finalité de la conservation. On a pu constater que la communication de l'audiovisuel (pensons aux archives de la Télévision et aux rediffusions éventuelles sur le petit écran) favorisait la conservation et même la création par la rémunération des ayants droit. Comment accéder à ces documents ? Cela supposera des stations de travail originales permettant de manipuler images et textes. Les moyens techniques existent. Les mettre en œuvre obligera la Bibliothèque de France à organiser son espace afin de dépasser le conflit livre/image, la confusion livre/savoir, le débat culture classique/connaissance. Au fond, la Bibliothèque de France devra réaliser le « devoir d'informer », dans l'acception totale du terme et selon les critères actuels, ce qui veut dire apporter l'accès le plus large à l'accumulation exponentielle de la mémoire, accès devenu possible grâce aux perfectionnements de la technique. Il y faudra certes les instruments théoriques, mais une bonne partie des documents pourront se trouver ailleurs, dans les organismes associés.
Bien sûr, réfléchir sur les images et les sons, c'est d'abord réfléchir sur leur usage, sur les problématiques des rapports écrit/image, image/son, sur « apprendre à voir » (Eric Rohmer), sur la réception qui en est faite (Roger Chartier, pour qui les effets de sens dépendent autant des formes matérielles des documents que de leur contenu), sur l'effet d'illusion, d'instantané, d'éphémère ou de répétitif de la télévision, sur la vocation de l'image qui montre, mais ne dit pas, et dans certains cas détient la totalité de l'information (en science par exemple), mais aussi sur l'œuvre d'art qui, selon Gilles Deleuze, ne « contient strictement pas la moindre information ».
Tous les articles réunis ici méritent le détour. On s'attachera plus particulièrement à des articles techniques : la présentation du plan d'urgence de sauvetage des films nitrate du Service des archives du film de Bois d'Arcy (M. Aubert), la numérisation des images et des sons (S. Kudelski), l'image dans l'activité scientifique (J.-C. Pecker). Mais on apprécie aussi l'exposé très concret de R. Rosen sur la Cinémathèque de l'Université de Californie ou la défense et illustration des collectionneurs de films par un Claude Beylie passionné. On mettra peut-être au-dessus du lot la très remarquable communication d'Eric Rohmer sur l'apprentissage de la lecture de l'image, qui date des années 60, mais dont la pertinence n'a pas été entamée. La conférence de Gilles Deleuze sur l'acte de création au cinéma et le montage textes-photos de R. Depardon éclairent aussi à leur façon le propos ambitieux du livre.
En annexe, on trouvera une présentation de l'audiovisuel à la Bibliothèque de France : le projet, les principes, les fonds, les espaces de consultation. Au total, un ouvrage indispensable pour comprendre notre présent et les transformations de notre profession et de nos établissements.