Pratiques culturelles
Martine Poulain
Une réunion restreinte de chercheurs tenue à la BPI 1 le 14 mai dernier a tenté d'échanger quelques analyses (encore et toujours) sur les résultats de l'enquête Pratiques culturelles des Français 2, parue en mai 1990 à la Documentation française et à la Découverte.
Olivier Donnat et Denis Cogneau, les auteurs de cette étude, ont fait le point sur quelques travaux en cours : un travail comparatif sur les résultats des trois enquêtes successives (1973, 1981, 1989) ; une nouvelle typologie des lecteurs, sur la base de l'ensemble des questions sur la lecture contenue dans l'enquête et au moyen de l'analyse factorielle de correspondances ; une enquête complémentaire sur les jeunes faibles lecteurs (moins de 10 livres), prise en charge par la société Actes et qui devrait surtout détailler l'analyse des données existantes.
Effet de vieillissement ou effet de génération
Pour ses auteurs, la question principale posée par les résultats de l'étude est de tenter de cerner ce qui, dans les évolutions constatées (par exemple, une certaine baisse du nombre de livres lus) relève d'un effet de vieillissement et ce qui relève d'un effet de génération. Les jeunes d'aujourd'hui, s'ils lisent moins que leurs homologues d'il y a dix ans, vont-ils se remettre à lire ou y-a-t-il vraiment, de manière structurelle, diminution de cette pratique ?
Pour Olivier Donnat, il y a effectivement baisse de la lecture, confirmée par d'autres indicateurs, notamment économiques. La situation dans les autres pays européens est comparable : diminution de la lecture chez les 15-24 ans, stabilité dans les tranches d'âge intermédiaires, augmentation chez les plus âgés, généralement liée à la croissance des niveaux de scolarisation. Denis Cogneau estime, quant à lui, qu'on ne prend jamais assez en compte les questions économiques : or le prix du livre a plus que doublé en francs constants, en dix ans, alors que l'audiovisuel a baissé. Pour Jean-Claude Pompougnac et Anne-Marie Chartier, l'intéressant est surtout de cerner ce qui, dans les représentations qu'ont les gens de l'acte de lire, les conduit à faire telle ou telle réponse, affirmant ou niant leur lecture.
Jacques Leenhardt estime (et chacun le lui accorde) que la limite interprétative de ce genre d'enquête est atteinte : il faut leur substituer radicalement d'autres modes de questionnement, plus compréhensifs des modes et fonctions du lire et qui auront été préalablement repérés. Mais comment quantifier correctement des usages du texte et des modes de lecture ? La mise en place de telles typologies risque d'être aussi lacunaire que les commodes, partielles et partiales estimations quantitatives.
Chacun s'accorde à penser aussi que l'ampleur des bouleversements dans les modes de la consommation culturelle a été largement sous-estimée. Télévision, musique, fréquentation des manifestations culturelles, ont fait l'objet d'investissements différents. Sans les mettre en relation en termes de vases communiquants comme ont tendance à le faire les analyses convaincues d'une concurrence évidente entre les médias, il faut néanmoins réfléchir à ce que ces modifications peuvent signifier sur le champ même d'autres pratiques, par exemple la lecture. Les hypothèses de certains chercheurs tendant à penser que la baisse du nombre de livres lus est plus affaire de représentation que témoin d'une réelle diminution ne convainquent pas tout le monde. Selon ces hypothèses, les résultats de 1989 ne sont témoins que d'une modification de l'image, de la valeur du livre, et non des pratiques. Jusqu'au début des années 80, les enquêtés auraient surestimé leurs réponses, marqués qu'ils étaient par une image noble du livre, « légitime » pour reprendre encore le terme de Pierre Bourdieu. Les enquêtés des années 90 auraient fait leur deuil, démocratisation du savoir et de l'enseignement aidant, de ces images respecteuses. La banalisation de la lecture aurait pour effet pervers d'entraîner une sous-estimation de leurs lectures par les répondants. Pour séduisante qu'elle puisse paraître au premier abord, une telle hypothèse demande à être sérieusement travaillée. Pourquoi, quand et comment se serait produit ce renversement d'image ?
Réunion de travail informelle, où il a été aussi question des travaux en cours des uns ou des autres, cette journée a bien montré que nul n'avait réellement d'interprétations-miracles sur les récentes évolutions constatées. Mais nul ne partageait le diagnostic de la « décadence » culturelle, si souvent émis dans la presse, et chacun était convaincu de la nécessité de continuer les travaux de recherche afin de mieux comprendre comment la géologie culturelle se structure ou se destructure au fil des générations et de la confrontation aux développements technologiques.