Heurs et malheurs de la coopération
Jean-Claude Le Dro
La coopération a suscité beaucoup d'intérêt chez les bibliothécaires, souvent habitués à travailler ensemble. Les contenus ont été suggérés par divers rapports officiels et adoptés par la majorité des agences de coopération. Malgré quelques succès, celles-ci n'ont pas prouvé grand chose. En partie parce que l'aspect « idéologique » n'en semblait pas convaincant et qu'une confusion a été entretenue sur les notions de décentralisation et de déconcentration.
The cooperation produced a great interest among the librarians, regular customers of working together. Contents were suggested by varied officiai reports and adopted by the majority of the cooperation agencies. In spite of a few successes, these did not prove many things : partly because its « ideologic » aspect did not convince, and a confusion was maintained between « deconcentration » and « decentralization ».
A la tête d'un réseau, notre bibliothèque induit bien sûr la coopération ; également, mais dans un cadre un peu marginal, nous travaillons beaucoup avec l'Afrique et autres lieux en voie de développement. S'agit-il d'une coopération de même nature ? Ces deux aspects seront en tout cas également traités dans cet article.
La coopération régionale... Qui étaient ces gens qui s'arrogeaient un pouvoir sous prétexte de nous aider ? qui structuraient - sans en avoir vraiment les moyens et sans manifester aucun souci de préparation psychologique - des services présageant un avenir meilleur ? Craintes - de quoi ? - et tempêtes, agression et pouvoir sournois... Impossible de savoir... Envahis par le quotidien (agents malades, gestion des frais de déplacement, fuites d'eau...), puissant moteur de l'exaltation intellectuelle, il ne nous était guère possible de nous faire une véritable opinion, celle qui découle d'une étude et d'une réflexion véritables, même si le temps manque pour les pousser très loin.
Quelques définitions
Avant de poser les questions et les problèmes concernant la coopération, il est prudent de fournir quelques définitions : celles du Larousse en cinq volumes, édition 1989, par exemple :
1. action de participer à une œuvre commune. Syn : collaboration, concours,
2. politique d'action et d'échange entre deux états,
3. politique d'aide économique, technique et financière des pays développés en faveur des pays en voie de développement,
4. forme particulière, depuis 1964, du service national actif,
5. méthode d'action par laquelle des individus ou des familles ayant des intérêts communs constituent une entreprise où les droits de tous sont égaux et où le profit réalisé est réparti entre les seuls associés au prorata de leur participation sociétaire.
Si l'on exclut les définitions 2 et 4, dont le sens est restrictif par rapport au sens communément admis, on peut garder la première, bien qu'étant la plus vague, la troisième puisqu'elle touche à la coopération couramment dite Nord-Sud, qu'il ne faut pas ignorer, et parce qu'elle permet des quiproquos troublants si on remplace pays développés par « grosse bibliothèque » et pays en voie de développement ?!!, la cinquième enfin puisque, très précise, elle introduit des éléments intéressants que ne fournissent pas les quatre autres. En particulier, elle souligne que la coopération est une méthode d'action pour des gens qui ont des intérêts communs dans une entreprise où les droits sont égaux et le profit réalisé réparti au prorata de l'apport... Ce qui séduit... et laisse perplexe.
C'est pourtant la meilleure définition puisqu'elle évacue les questions et les problèmes. Aucune coopération entre bibliothécaires - existe-t-il une coopération entre bibliothèques ? - n'existe qui s'en approche, peu ou prou. Elle fournit une définition rigoureuse et ramène à une notion qui avait été donnée, il y a longtemps, dans le cadre d'un stage « Organisation et méthode ». Il s'agissait d'une évidence touchant aux relations. Il existe quatre possibilités, dont une seule bonne, qu'on peut résumer ainsi :
A perd : B perd = mauvais
A gagne : B perd = mauvais
A perd : B gagne = mauvais
A gagne : B gagne = bon
Elémentaire ? Sans aucun doute. Mais dans toute politique de coopération, il ne faut pas perdre cela de vue. Lors de réunions qui précédèrent la mise en place de l'Agence de coopération de Bretagne, cela avait été dit, d'une part, par le maire d'une petite commune qui liait son éventuelle adhésion à une définition précise de ce qu'il gagnerait, d'autre part, par l'adjoint au maire de Brest qui acceptait que sa bibliothèque s'investisse, à perte au départ, et avec récupération de la mise, et au-delà, après quelques temps.
A l'évidence, pour que gagnent tous les partenaires, nombre de conditions doivent être remplies. Une première inquiétude vient d'ailleurs à l'esprit en ce qui concerne les véritables possibilités de coopération entre des bibliothèques de taille et de vitalité différentes. Si ce sont toujours les mêmes qui paient, il vaut mieux parler d'aide au développement, sinon d'aumône... Voilà déjà les premiers écueils. Et il y en a d'autres. Ainsi il n'est guère possible de traiter de coopération sans parler de décentralisation, de déconcentration, de démocratie... Aussi est-il nécessaire de rappeler - avec prudence - l'histoire de la coopération et de faire un point rapide sur ses contenus traditionnels, puis de cerner le « malaise » de la coopération - souvent dit, jamais approfondi ou même analysé, et c'est fort dommage - lié à la politique de décentralisation et au manque présent de perspectives ; enfin, malgré la période de fracture actuelle et les perspectives lointaines rares, on pourra proposer quelques contenus.
Aperçu historique
Avant d'en porter le nom, la coopération existait sur le terrain depuis longtemps. Dès qu'il y a réseau, il y a concertation... Les bibliothèques centrales de prêt pourraient en être un exemple historique... Le prêt interbibliothèques existe en France depuis le début du siècle ; les catalogues collectifs sont utilisés partout ; le catalogue centralisé existe depuis 1901 aux Etats-Unis ; les achats coordonnés ou l'échange des doubles... La coopération lecture publique et écoles est très ancienne....
Il est inutile de remonter au déluge : à Caen, en mai 1976, le congrès national de l'ABF (Association des bibliothécaires français) s'intéressait à la coordination et à la coopération des bibliothèques. Pour être proposés comme thèmes, ces sujets intéressaient sans doute le plus grand nombre, étaient dans l'air depuis un moment. En ce qui concerne les comptes rendus de ces journées, Jacqueline Gascuel (n° 10 d'Interlignes) a été frappée par trois choses : la timidité des ambitions - mais, à l'époque, on attendait tout d'un système centralisé -, la modestie des réalisations - mais elles ne pouvaient avoir d'ampleur que dans une sorte de bénévolat, dont on connaît les limites -, la clairvoyance de certains jugements... Il n'est que de lire les fastidieuses relations, aujourd'hui, des groupes de travail sur IPPEC, CANAC 1... etc.
Quant à moi, je reste troublé par l'affirmation, postulat de base, qui assoit l'obligation de coopérer. « Nous sommes tous d'accord pour affirmer qu'une bibliothèque, par principe, doit fournir au lecteur tout, tout de suite. C'est sa vocation, sa définition »... Comme c'est impossible, il faut une concertation avec les voisins. D'où la nécessité de la coopération.
Dans le vaste mouvement qui suivit le premier mandat de la Gauche, toutes les idées qui n'étaient qu'hypothèses vont prendre corps, et celles qui vivotaient vont soudain trouver un avenir. Le rapport Pingaud-Barreau en 1981, puis le rapport Yvert en 1984 poussent à la création d'agences de coopération. Elles sont portées par le mouvement qui pousse par ailleurs à la déconcentration, parfois confondue avec la décentralisation. Les préoccupations sont plus vastes que lors du congrès de l'ABF. Toutes les agences semblent se donner un champ identique : celui suggéré dans le rapport Yvert et mis en œuvre en premier lieu dans l'inévitable région Rhône-Alpes.
Les discussions de petits groupes qui précédèrent la création de la COBB (Agence de coopération des bibliothèques de Bretagne) furent vives et amenèrent des positions très tranchées qui auraient pu devenir oppositions années ! En effet, pour la première fois, il y avait un important budget à la clef ; ce n'était pas un simple débat d'idées. La coopération était perçue comme devant rapporter ; même si la première démarche était d'investir. L'argent étant nerf de la guerre...
A l'époque, nous souhaitions naviguer entre deux écueils : la coopération devait permettre de s'extérioriser, d'agir, mais l'instance que nous mettions en place ne devait en aucun cas servir de substitution. Elle ne pourrait pas nous représenter et - simple prestation de service - ne devrait avoir aucune délégation de pouvoir.
Elle paraissait dès l'abord coupable d'un énorme défaut. Dans un contexte de décentralisation, la logique voulait que les directions centrales perdent de leur pouvoir. Ainsi de la Direction du livre et de la lecture. Mais perdre d'une main et gagner de l'autre... est une règle absolue ! Donc le pouvoir perdu à Paris était à conserver en province et les agences de coopération, liées aux DRAC (directions régionales des affaires culturelles), pouvaient être le bon moyen. Le phénix renaissait de ses cendres... Le tout précédé de grands discours sur la politique nationale de lecture publique, sur le chaos que serait la régionalisation puisque les élus territoriaux n'ont aucune politique en ce domaine... Le discours dominant pouvait être : confiance aux structures qui ont fait leurs preuves, méfiance à l'égard des autres.
Malgré ces lignes de force contradictoires - nous misions sur un pouvoir régional et une prise de décision rapprochée -, nous avons cru à une reprise de cette agence par les élus locaux. Nous pourrions ainsi mener une politique de développement selon nos aspirations. Nous avons donc espéré de cette structure et, les premières années, un conservateur brestois fut membre du bureau, puis Président.
Retour de l'esprit centralisateur ?
Très « lecture publique », nous imaginions les diverses commissions de la COBB à l'image de celles des autres agences.
« Informatique/information bibliographique » s'expliquait par le fait que beaucoup de villes voulaient informatiser leur bibliothèque. Opération rentable car les élus espèrent des économies. En cas de compatibilité avec les voisins, on a pour son public un plus incontestable et très apprécié. Les collections des autres deviennent plus proches donc plus accessibles pour nos propres lecteurs si-le prêt inter-bibliothèques fonctionne bien. Repérer l'existence des documents régionaux et les localiser devient très simple. Cela peut préfigurer un catalogue collectif.
Cette commission semblait essentielle, mais elle aurait des choix importants à faire. Elle ne pouvait imposer ni matériel ni logiciel mais devait attirer l'attention des décideurs sur l'obligatoire compatibilité avec les autres systèmes en place dans la région.
Le « Centre régional du livre pour la jeunesse » devenait la seconde commission. Il s'intéresserait aux divers médias et pas seulement au livre, en provoquant la création de centres de documentation spécialisés, en établissant des listes de personnes ressources tenues à jour : écrivains, illustrateurs, conteurs, chanteurs, conférenciers... Il assurerait la promotion des auteurs par la constitution de valises documentaires, d'enregistrements sonores ou vidéo, d'expositions. En tous les cas, priorité serait donnée aux auteurs de la région. Il établirait des circuits pour des intervenants. Le mécanisme serait à peu près ceci : « Si je veux, tout seul, faire venir un auteur, il m'en coûte 2 000 F ; si je remets ma demande à l'agence, celle-ci cherche et trouve d'autres points de chute à l'auteur avec qui elle renégocie le tarif. De toute manière, les frais de déplacement baissent considérablement après la péréquation qui s'impose. Le coût tombe à 1 000 F pour l'agence qui me fait payer 1 200 F, les 200 F de différence servant à la faire vivre. »
A l'évidence, ce schéma impliquait une structure suffisamment étoffée, solide, et des bibliothèques actives. Elle procéderait de la même manière pour des expositions, des tournées de chanteurs ou de conteurs, assumerait aussi toute la publicité par des publications, des passages à la radio ou à la télévision... Enfin elle serait liée au centre national et aux autres centres régionaux, s'il s'en créait. Pour des opérations ponctuelles, elle défmirait ses partenaires, par exemple une association d'écrivains, le centre régional de documentation pédagogique... Des contacts en ce sens furent d'ailleurs pris...
La troisième commission devait s'intéresser aux « médias autres que le livre ». La vogue des médiathèques pose des questions et des problèmes. La vidéocassette ne se gère pas comme le livre. La jurisprudence concernant le droit d'auteur n'est pas fixée. C'est un support mal connu des bibliothécaires... car il y a peu de productions locales. La commission pourrait créer un marché, susciter une production, voire la commanditer. Se présenter à plusieurs diminue énormément les coûts : ils passent du triple au simple. Ce schéma ne convient pas pour les autres médias.
A propos de cette commission se posait une question importante : il préexistait à l'agence une association qui faisait ce travail. Au lieu d'être simplement liée à la COBB, elle en est devenue une commission. Etait-ce nécessaire ?
La quatrième commission devait concerner « le patrimoine ». La région possède une langue et une culture spécifiques, elle a un patrimoine singulier qui intéresse beaucoup le public. Tous les bibliothécaires souhaitent une politique cohérente en ce domaine : savoir qui possède quoi ; éviter de se trouver en concurrence lors d'une vente aux enchères ; mise en évidence par des expositions ; constitution ou reconstitution des fonds ; faire en sorte qu'à plusieurs on couvre au maximum le champ de la production ; politique de restauration des documents ; vidéodisques regroupant toute l'iconographie ; protection par le microfilmage.
La cinquième commission touche à la « formation professionnelle ». Sa vocation devait être de : penser les contenus en lien avec le Centre national de la fonction publique territoriale (CNFPT), nouer des relations avec les centres de formation, l'université, établir des plans de formation continue, proposer des stages. Dans les domaines couverts par les autres commissions, elle devait ouvrir la discussion afin d'aboutir à la mise en place de stages spécifiques. Avec du recul, il n'est pas si sûr que la formation doive relever d'une structure de coopération. Je pense même avoir, sur ce point, pris le contrepied.
Une dernière commission nous tenait alors à coeur, qui s'occuperait des relations Nord-Sud. Plusieurs actions, déjà menées à Brest, pouvaient être proposées : accueil de stagiaires étrangers, africains en particulier ; formation de bibliothécaires sur place ; expédition de documents avec toutes les précautions utiles et après étude des circuits possibles ; échanges d'expositions ; animations en faveur des cultures africaines, ou autres... Elle n'a jamais été mise en place.
Ce contenu est parfaitement interchangeable avec celui proposé par les autres agences. Après cinq ou six ans, il apparaît encore suffisamment séduisant. Pourquoi les choses sont-elles donc si cahotiques ?
Il existe un autre réseau de coopération qui marche bien. Nécessité y fait loi ! Il s'agit des clubs d'utilisateurs de logiciels informatiques. Leur champ est très réduit, parfaitement circonscrit. Les réunions se convoquent au vu de problèmes à résoudre et non pour discuter. Le club travaille avec le fournisseur et donne aux adhérents un terrain où s'exprimer, exiger, « râler »... Il est indispensable aux deux parties. Ceci dit, on ne voit pas très bien ce qui a pu pousser à la mise en place d'une fédération des clubs d'utilisateurs. Curieuse démarche et retour de l'esprit centralisateur ?
De la déconcentration
Une bonne part de notre réticence à l'égard des agences de coopération vient de ce qu'elles ont été perçues comme octroyées. Or, il semble que la coopération doit provenir d'une demande de la base. Cette impression est comme le ver dans le fruit ; elle fausse tous les jugements. Il ne peut pas être normal : que l'essentiel du budget de la structure vienne de Paris, via la DRAC ; que les orientations ne soient soutenues que si elles sont conformes aux options nationales ; que les délégués pour le livre aient une place d'office dans le conseil d'administation, voire au bureau... Après une mise en place laborieuse, mais semble-t-il irréversible, la décentralisation entre dans son Acte 2. On en reparle à l'Assemblée nationale. Mais, curieusement, personne n'ose aborder vraiment le problème de la décentralisation culturelle, pourtant considérable en ce qui concerne les bibliothèques. Ainsi, par exemple, de la mise en place, et de l'octroi des moyens de fonctionner, de bibliothèques intercommunales dans les grosses agglomérations. Tout se passe comme s'il était moins explosif de créer des services communs plutôt que de proposer une véritable décentralisation. N'aurait-il pas été plus judicieux de conserver cette notion de service commun - mentionnée, semble-t-il, dans le rapport Yvert - plutôt que celle de décentralisation, aux connotations plus redoutables ?
Pour fixer les idées, rappelons les définitions du Robert :
- décentraliser : rendre plus autonome ; donner le pouvoir de décision, dans la gestion administrative locale, à des collectivités territoriales, à des personnes publiques élues par les administrés, et non à des agents nommés par le pouvoir central ;
- déconcentration : système dans lequel le pouvoir de décision est exercé par des agents et organismes locaux, résidant sur place mais soumis à l'autorité centrale.
Le ministère de la Culture n'a transféré aucun pouvoir : il s'est déconcentré mais pas décentralisé. Dans ce cas, il est parfaitement logique et cohérent de mener l'analyse en assimilant DRAC (Conseiller technique pour le livre) et DLL. Je ne souhaite pas les confusions sciemment entretenues et - pour moi - en phase de décentralisation administrative, la Culture reste totalement centralisée. Nul mieux que Gilles Roussel, auteur d'un remarquable article publié dans Après-demain 2, ne saurait aborder le sujet : « La décentralisation culturelle ressemble à l'Action parallèle décrite par Musil dans l'Homme sans qualités : plus se précisent et se discutent les conditions pratiques, les modalités et les formalités, davantage s'éloignent les buts, les objectifs réels de ce noble mouvement. Certes la perspective est toujours aussi généreuse, la démarche, empreinte de cette noblesse indéfectible que procure l'assurance de répandre le bien urbi et orbi, mais une si bonne intention semble de plus en plus soluble dans la multiplicité des procédures, tout ceci s'éternise parmi les protocoles et les conventions de plus en plus précises et également abstraites. L'oubli de ce qui fut adopté initialement dans l'enthousiasme survient sans douleur ni remords quand, justement, le conventionnel a tout envahi, immergeant les ardeurs idéologiques avec les capacités critiques ».
Amertume ou réalisme ? La multiplication des textes, dispositions administratives, règlements, liée à une grande confusion idéologique pourrait prouver qu'il s'agit là d'une enveloppe commode cachant des enjeux qui se situent ailleurs.
Transit obligatoire par Paris
Il est nécessaire de lier coopération et décentralisation si l'on admet qu'il faut créer de nouvelles lignes de pouvoir. La décision aussi doit être décentralisée, et non déconcentrée. Le problème devient de savoir si la lecture peut véritablement être considérée comme un enjeu national. Ne jouons pas sur les mots. La lecture est un enjeu planétaire, mais la politique de lecture publique ne peut-elle être, humblement, régionale, départementale ou communale, avec toutes les passerelles nécessaires pour que les développements soient cohérents ?
La décentralisation peut servir de tremplin ou de révélateur pour des secteurs ou des régions dynamiques. Ils deviennent modèles à atteindre et génèrent le progrès. Mais, n'est-ce pas, il n'est pas possible de faire confiance aux élus locaux car ils sèment dans leur sillage clientélisme et incompétence ! ! ! Il s'agit sans doute d'un procès d'intention bien commode pour défendre une situation acquise. Ainsi tout continue d'être octroyé, et la coopération - qui implique un projet commun émanant de la base - est faussée puisque celui qui donne décide aussi des choix. Il faudrait ressortir ici les couplets sur le recul militant, la démocratie culturelle, les idéologies, les groupes de pression et la prise de pouvoir dans le domaine culturel. Le cadre de cet article est trop étroit pour s'attarder plus longuement sur le couple antinomique : décentralisation/déconcentration. La seconde n'étant qu'une technique de gestion de l'Etat.
Toute cette analyse a pour but de montrer que, selon le cas, on aboutit à des formes nécessairement différentes de concertation. Il est difficile d'admettre que les services déconcentrés donnent des subventions - au demeurant bien difficiles à obtenir, et selon des procédures d'une lourdeur... Ils parlent de « leurs » crédits, alors qu'ils participent à l'aménagement du territoire en vertu d'une répartition normale des ressources nationales...
Nous nous retrouvons dans le dérisoire : avoir 10 000 F de participation - infime retour des choses -d'une DRAC semble aussi difficile que d'obtenir 1 000 000 F à Paris, de toute manière arrêt obligatoire. Ainsi, en 1981, la capitale représentait 44,5 % des dépenses du ministère de la Culture, et en 1986 la décentralisation intervenue entre temps induisait évidemment une nouvelle répartition (plus juste) des richesses ! - 58,6 % 3. La coopération devient donc un enjeu qui se réduit comme peau de chagrin. Les miettes du gâteau... Un peu comme les pôles associés à la Bibliothèque de France... ou encore le fonds régional d'acquisitions pour les bibliothèques bretonnes, créé à l'initiative conjointe de la région et du ministère de la Culture : là encore, transit obligatoire par Paris. Alors nous prétendons coopérer avec qui ? Avec Paris via la DRAC ? Entre nous ? « La démocratie de la culture, donc la décentralisation, devenait une utopie à reculons... Peu d'idées neuves, aucune structure en évolution, peu de dotations supplémentaires » (Gilles Roussel, article cité). Et en bout de parcours, le recours aux fonctionnaires de l'Etat qui retrouvent du pouvoir dans la reconnaissance - enfin ! - de leur exceptionnelle valeur. Le but - et c'est flagrant lorsqu'on lit statuts et réalisations des agences de coopération -devient la reconduction, la « duplication ». En fait la décentralisation devrait être une politique éducative autour d'un axe Etat-Collectivités ; une politique de formation professionnelle des cadres ; un appel à l'imagination créatrice ; une présence dans l'action de proximité... Il s'agirait donc de conquérir de nouveaux publics et de rendre possibles leurs pratiques. C'est un discours tenu par une bonne partie de la profession depuis 20 ans et davantage ! Certaines valeurs ont la vie dure.
Tout ce discours, pour tenter de cerner l'essentiel du malaise par rapport à la coopération. Pendant longtemps, j'ai cru être le seul atteint, ou presque. Le hasard des rencontres et des discussions a montré que d'une région à l'autre les analyses se rejoignaient.
D'abord la coopération doit être basée sur le volontariat et disposer d'un budget conséquent et cohérent. En font partie les services communs qui peuvent relever du privé - à l'instar de ce qui se fait en Angleterre - et parvenir à l'auto-financement ou dégager quelques bénéfices : ainsi les ateliers d'équipement des documents, le catalogue partagé, le service chargé d'accueillir les ouvrages retirés de la circulation, le prêt-inter, les ateliers de micrographie et/ou de reprographie...
Mais qu'en est-il sur le terrain, où certains bibliothécaires sont perdus dans leurs problèmes quotidiens de sous-effectifs, de travail mal maîtrisé, d'irritation, de refus de la « réunionite »... Peut-être sont-ils insuffisamment motivés ? Ou ne peuvent-ils dégager le temps nécessaire ? Aboutir à l'idée que la coopération est un luxe que seuls les gros services peuvent se permettre serait déplaisant. Et pourtant ! Ne faut-il pas alors insister sur la double démarche : mise en place de services régionaux communs, payants, efficaces correspondant à un besoin réel (apparu à l'issue d'une véritable étude de marché) et parfaitement cerné ? Ces services qui - ne faut-il pas rêver un peu ? - supprimeraient une bonne part des tâches répétitives ou redondantes. Ils n'ont pas à être associatifs. Mais relevant d'un système commercial, ils pourraient faire l'objet, comme les librairies, d'une aide économique à la mise en route et, le cas échéant, à la survie.
Solidarité, égalité, complémentarité
Par ailleurs, si la coopération semble bonne en soi, la nécessité d'une agence ne s'impose pas forcément. Aujourd'hui, coopérer c'est donner du temps, de l'argent. Dans quel but ? Si les grands établissements, seuls, mettent quelque chose dans le pot, il est évident qu'ils doivent coopérer entre eux ou sur des programmes restreints, par exemple la conservation partagée des périodiques, sinon il y a risque d'hégémonie. Sauf erreur, c'est ce que décrivait dans un article publié par Interlignes (n° 19, 1990), l'ancien conservateur de la bibliothèque municipale de Caen. Il peut y avoir dans ce cas aide au développement. On ne peut pas être contre. C'est cette forme de coopération qui est pratiquée lorsqu'il s'agit des relations Nord-Sud. Mais le déséquilibre flagrant ne peut pas aboutir à un manque d'égards. Il n'est pas question d'induire un développement, d'ignorer les différences, d'instaurer le mépris ou de nier le droit de chacun à s'exprimer. C'est ce que disait le directeur des Arts du Sénégal lors de l'atelier de formation que nous avions organisé à Dakar, à la demande de l'Unesco en avril 1990 :
« Le recours à la coopération bilatérale ou multilatérale a été en grande partie à la base des principales réalisations dans le domaine de la lecture publique puisque celle-ci avait une capacité à attirer des ressources financières supérieures à la contribution propre des états concernés... Le développement de cette nouvelle approche (celle des ONG 4. NDLR) de la coopération nous amène à réaffirmer le caractère essentiel de la prise en compte de certains principes fondamentaux du partenariat.
Solidarité, car il s'agit pour les plus favorisés d'offrir ou de sacrifier leurs moyens, parfois leur temps, afin d'aider à la promotion d'autres personnes en vertu d'un principe d'interdépendance activé. Egalité, car il apparaît indispensable de souligner que le fait de donner ou de recevoir peut conduire à un complexe de supériorité ou d'infériorité aboutissant à imposer ou à se laisser imposer ses choix ou points de vue. Ici le donateur est d'autant plus tenté par le complexe de supériorité qu'il a bien souvent la conviction d'une parfaite connaissance des réalités culturelles et sociales du... bénéficiaire...
Complémentarité, car chaque partie apporte quelque chose à l'œuvre commune et chaque contribution - quelle qu'en soit la modestie - est indispensable à la réalisation de l'ensemble. La complémentarité ne pourra être vécue et promue que par une concertation véritable entre les différents partenaires : concertation régulière en vue d'une meilleure définition des attentes, des possibilités, des objectifs, des limites de chacune des parties, comme des moyens à mettre en œuvre... »
Plus loin : « L'histoire ... est pleine de ces projets qui ont été livrés clefs en mains pour aboutir finalement à un fiasco ».
Et enfin : « Le partenariat... ne peut être pleinement vécu s'il ne repose sur un minimum de confiance ».
J'ai beaucoup emprunté à ce texte, en gommant, par des suspensions, tout ce qui fait référence à l'Afrique. Il amène à des notions élémentaires de solidarité, égalité, complémentarité, confiance, et rappelle que, contrairement aux modes actuelles, il n'y a pas que le « médiatique » qui paie. Il signale aussi que la coopération est volontariste, basée sur une bonne volonté réciproque. La coopération ne peut être administrative, ou alors on ne parle plus de la même chose. En vérité la coopération ne peut être que conviviale ; les services communs, qui ne nécessitent pas de convivialité sauf à leur mise en place - et encore -, sont à assimiler à des prestataires de service.
Susciter la coopération
Pour en revenir à la Bretagne - mais est-ce différent ailleurs ? -, force est de constater que le fonctionnement de l'agence régionale pose d'énormes problèmes. Géographiques d'abord. Il y a plus de 300 kilomètres d'est en ouest : Vitré, Fougères, Rennes sont plus proches de Paris que de l'Iroise. Les déplacements sont gourmands en temps... et annulent rapidement toute velléité de réunion. Quant à la vie propre, aussi. Qui doit insuffler vie à la coopération ? La tête ou la base ? Et si - comme cela semble logique - elle vient de cette dernière, comment procéder ? Quel peut être le rôle dévolu au permanent ? Il ne peut prendre de décisions au nom des membres de l'agence, mais doit suivre les instructions... Ce n'est guère satisfaisant... Pas plus d'ailleurs que les décisions - mais c'est, semble-t-il, courant - qui engageraient ceux qui s'y sont opposés... Sans parler de définir les membres : les élus ? Les professionnels ? Il semble que le rapport Briand-Alessio signale une agence où le pouvoir est intégralement aux élus. Ce qui pose le problème du fondement même de la coopération. Existent aussi les problèmes d'ouverture aux autres. Mais qui sont les autres ? Centres de documentation et d'information ? Bibliothèques associatives ? Centres de documentation ? Archives ? Musées ? Hypermarchés ? GIE 5 de commerçants ?...
Pour nombre d'actions, le cadre départemental est plus efficace : prise de décision plus facile et rapide ; économie de temps ; intérêt commun plus évident ; reconnaissance par les structures politiques, municipalités et conseil général ; services de proximité... Ce sujet mériterait une réflexion approfondie.
A une échelle plus locale encore, on peut parler de la coopération au sein du réseau de bibliothèques d'une même ville. C'est le cas à Brest : douze structures éparpillées. Excepté pour deux d'entre elles, pas de responsable sur place. L'ensemble est informatisé. La coopération a été obligatoire pour l'élaboration des thésaurus, des conventions de catalogage... Il faut veiller en contrepartie à éviter toutes les dérives. Plus clairement, après quinze ans de fonctionnement, il semble plus nécessaire que jamais de surveiller, contrôler, de faire tout pour que Le silence de la mer ne soit pas assimilé à un classique du roman maritime !
A une très longue période de décentralisation basée sur la confiance, sur la compétence des personnels, risque de succéder une formule de gestion beaucoup plus centralisée, qui sera d'ailleurs vraisemblablement encouragée par les nouveaux statuts de la filière culturelle. On rêve de catalogage centralisé afin de réduire les erreurs, d'ateliers de réparations centralisés... Juste retour des choses ? Excès ? Impossible à dire aujourd'hui. Mais il est évident que le choix entre décentralisation - et cela ne signifie pas réseau -et centralisation devient plus difficile à faire. Et si les deux ne s'opposaient pas absolument et qu'un bon fonctionnement en soit un mélange subtil ?
Tirons la conclusion d'un quotidien local. Il rapportait, à la date du 26 mars 1991 : « Coopération entre communes : vers de nouvelles règles locales ». En substance on y trouvait ceci : la nouvelle administration territoriale de la République prévoit moins de décisions prises à Paris et davantage sur le terrain par des fonctionnaires ayant rejoint la province. Le résultat en sera : des procédures simplifiées, des communes fortement, et donc financièrement, incitées à coopérer. Ce qui devrait améliorer : ici le développement économique ; là le traitement des eaux usées. Pour créer ou augmenter cette coopération entre communes, deux nouvelles structures sont prévues : les communautés de ville (+ de 30 000 habitants) et les communautés de communes. La coopération se fera sur la base de volontariat - « On ne touchera pas à un seul cheveu de la commune qui la refusera » ! - et bénéficiera d'aides particulières de l'Etat... Mais toujours rien, aucune incitation à la décentralisation culturelle ni à la coopération en ce domaine.
Puisque bientôt faire carrière signifiera « descendre de Paris » et que la coopération sera suscitée et financièrement aidée, il faut quand même y croire. Mais attendons !
Avril 1991