La bibliothèque imaginaire du Collège de France

par Martine Poulain
préf. de Frédéric Gaussen
Paris : Le Monde éditions, 1990. - 202 p.; 22cm. - (La mémoire du monde)
ISBN 9-782878-990058

« Trente-cinq professeurs du Collège de France parlent des livres qui ont fait d'eux ce qu'ils sont ». Lire des témoignages sur le rôle des lectures dans la constitution des personnes est toujours un plaisir, souvent plus instructif que bien des discours sociologiques. L'intérêt de telles « enquêtes » n'est en effet pas qu'anecdotique ou médiatique : savoir quels ont été les livres fondateurs de Jacques Berque, Maurice Agulhon, André Chastel ou Jean Delumeau est certes intéressant. Au-delà, c'est bien poser la question des traces laissées par les lectures, de ces strates liées aux différents âges de la vie, de leurs réminiscences : c'est s'interroger sur les formes et modes du pouvoir de la lecture sur la constitution des préoccupations intellectuelles.

La foudre

Au hasard des plaisirs que chacun trouvera à ces récits de lecture, notons celui de ses modes et circonstances : émouvantes sont certaines scènes de découvertes - la métaphore est alors souvent celle du feu - « Avec cette Chine de Maspero », explique Bernard Franck, spécialiste de la civilisation japonaise, « La foudre est tombée sur moi », « j'emportais un de ces volumes (un Thucydide, offert par sa mère) en vacances, pour m'entraîner un peu au grec; et ce fut le coup de foudre, l'émerveillement, la stupeur » dit encore Jacqueline de Romilly.

« D'emblée, ce fut le choc de Kant, ressenti comme un coup de tonnerre, qui me fit vaciller sur mes bases : alors s'ouvrit un espace nouveau; tout me semblait remis en question et j'en fus comme ivre durant plusieurs mois » se souvient René Huyghes. Certains retournent toujours au même livre, ainsi Pierre Hadot, toujours aux Pensées de Marc Aurèle. Mais le choc est en fait préparé par un faisceau de lectures, qui s'orientent à la recherche d'un « vide qu'on découvrait en soi ». Et beaucoup de ces professeurs de refuser la rencontre avec le livre. Tout lecteur n'est-il pas alors plutôt comme « un chercheur d'or » ? « J'ai l'impression d'avoir lavé beaucoup de sable et d'en avoir honnêtement tiré mon profit, mais je n'ai pas le souvenir d'être tombé sur la pépite » dit Michel Froissart, spécialiste de physique corpusculaire, et qui ose parler, ô sacrilège, de « consommation courante » de livres (« J'ai toujours lu comme je respirais »), et refuser la vénération.

André Chastel recouvrait soigneusement ses livres fétiches, les soulignait au crayon, en pliait les coins; beaucoup font, bien sûr, l'apologie de la relecture : « J'élargis mes cercles concentriques autour de Corneille pour toujours y revenir », dit Marc Fumaroli, « je reviens toujours aux « Essais » (de Montaigne) comme à une maison où je me sens chez moi, où je retrouve l'équilibre et la sérénité, où je découvre chaque fois des choses inattendues et inconnues ».

La parole et l'expérience

Si le rôle de l'écrit et du livre est grand, beaucoup soulignent aussi l'importance de la parole enseignée, le livre passant alors par la voix médiatrice du maître admiré, ou insistent encore sur l'importance de l'expérience pratique existentielle. Ainsi P.G. de Gennes, spécialiste de physique nucléaire: « Je ne suis pas du tout convaincu que nous sommes forgés par les livres, mais bien plutôt par d'autres hommes, femmes, ou par le face à face avec un obstacle » ou Louis Leprince-Ringuet : « Même en cherchant bien, dans le tréfonds de mon enfance et de mon adolescence, je ne trouve aucun livre ayant eu sur ma vie une influence déterminante ». J'ai toujours penché pour le « livre de nature » dit encore Jean-Claude Pecker. Notons que ceux-ci sont des scientifiques, qui tout en ayant de belles et importantes paroles sur les livres de leur vie, ne veulent y voir l'unique creuset où ils se seraient faits.

Scientifiques et littéraires n'ont décidément pas les mêmes expériences de lecture : les premiers semblent condamnés au renouvellement rapide et permanent de leurs lectures professionnelles, alors que les seconds peuvent s'adonner aux délices de l'éternel retour sur les mêmes textes.

Les genres mineurs

Les « modernes » seront ainsi satisfaits de voir, à côté du livre, souligner le rôle moteur que peuvent jouer la visite d'une exposition, le cinéma, et pourquoi pas? la chanson.

On pourra ainsi être définitivement convaincu que de petits livres sont aussi formateurs de grands hommes : beaucoup n'hésitent heureusement pas à évoquer leurs lectures d'enfance : Zig et Puce, Tintin, Jules Verne, parfois décisives, comme un numéro de la revue Nombre d'or trouvé à l'étal d'un bouquiniste par un Yves Bonnefoy adolescent.

Car, finissons par cette préoccupation narcissique, si les bibliothèques ne sont pas absentes des univers de jeunesse, elles n'y sont pas seules, mais y côtoient le kiosque à journaux, le libraire d'occasion et surtout les bibliothèques familiales. Une vocation, au moins, est pourtant née dans une bibliothèque publique, à Saint-Mandé, où André Bareau découvrit « plusieurs bons ouvrages d'orientalisme », rencontre décisive, nous dit aujourd'hui ce spécialiste du bouddhisme.

Remercions Frédéric Gaussen, maître d'oeuvre de l'ouvrage et auteur d'une excellente préface, de cette heureuse initiative, qui, loin de fournir un froid panthéon, restitue toute l'émotion de ces rencontres décisives et infinies entre les hommes et les livres.