Évaluation des performances des bibliothèques

Tendances, faiblesses et perspectives

Hervé Corvellec

La littérature bibliothéconomique en matière d'évaluation des performances fait apparaître une forte concentration des travaux autour d'une perspective unique dans laquelle les performances d'une organisation consiste en l'accomplissement de ses buts. Cet article présente cette perspective ainsi que certaines de ses limites telles que discutées dans la littérature bibliothéconomique. Cette approche est critiquée sur la base d'une inadéquation aux bibliothèques des fondements mécanistes de la conception théorique des organisation qui la soutient. D'autres aspects du concept de performance, inspirés de différentes métaphores de la nature des organisations, sont alors proposés, avec des indications quant à leur application aux bibliothèques.

A review of library on performance evaluation shows a high concentration of contributions on a goal achievement conception. This paper describes this approach and some of the discussions around it as they appear in library literature. The goal achievement approach is criticised on the basis of the inadequacy for libraries of the mechanistic conception of organisations it lies upon. Other aspects of performance, inspired from organisation theory, with examples for libraries, are then suggested.

De nombreux travaux ont été consacrés à l'évaluation des performances dans les bibliothèques 1. L'expression d'évaluation des performances, performance evaluation, y désigne tantôt l'appréciation portée par un superviseur sur l'activité professionnelle d'un employé, performance appraisal, et tantôt l'évaluation des performances de l'organisation prise dans sa totalité, organizational performance. Cet article traite de cette seconde acception, l'organisation étant l'unité d'analyse.

L'approche dominante

La plupart des travaux de bibliothéconomie partagent une vision commune de l'évaluation des performances. Selon cette conception, l'évaluation des performances se décompose en trois phases. La première correspond à la définition des buts de l'organisation 2. La seconde consiste en une collecte d'information, généralement au moyen d'indicateurs. La troisième correspond à une utilisation soit managériale, soit politique des résultats obtenus.

Synthétiquement, l'évaluation des performances consiste alors en l'appréciation du degré d'accomplissement des buts de l'organisation.

Déterminer les buts de l'organisation

C'est par l'identification des buts de l'organisation que débute l'évaluation des performances 3. Différentes conceptions quant au lieu de la définition des buts de l'organisation s'opposent. Alors que les manuels défendent l'idée selon laquelle le but de l'organisation doit être défini par chaque unité, certains auteurs proposent des définitions générales des buts des bibliothèques. Renborg (1986), par exemple, définit en détail cinq objectifs : être le centre d'information de la commune, contrer les effets du commercialisme en matière culturelle, être utilisée de la façon la plus large possible, satisfaire les besoins du public et être d'un accès aisé. Ces deux conceptions nous apparaissent comme complémentaires plus qu'antinomiques, dès lors que la définition des buts d'une bibliothèque ne saurait faire l'économie d'une réflexion théorique, ni de son adaptation aux conditions spécifiques de l'organisation.

Collecter l'information

La seconde phase du procédé d'évaluation des performances est la construction d'un système de collecte d'information. Son but est de permettre de déterminer la proportion dans laquelle le but assigné à l'organisation a été atteint. Ceci est essentiellement assuré par la quantification des activités au moyen d'indicateurs.

On en identifie aisément plus d'une centaine (voir par exemple l'ouvrage de Lancaster, 1988, la présentation synthétique de Revill, 1983, ou la compilation de Childers et Van House, 1989).

Il a été avancé (Orr, 1973) que ces indicateurs doivent être :
- appropriés, par exemple, à la taille de l'organisation ou aux possibilités techniques de collecte d'information;
- susceptibles d'indiquer les problèmes opérationnels et leurs éventuels solutions;
- valides, en ce qu'il permettent d'établir objectivement le biais qu'ils introduisent entre l'objet mesuré et le résultat obtenu, tant par des bibliothécaires que par des non-bibliothécaires;
- reproductibles, afin de permettre l'estimation de leur degré de confiance;
- comparables, afin de permettre l'identification des facteurs déterminant une situation particulière ;
- pratiques, pour pouvoir être intégrés à des procédures de routine.

Certains travaux ne proposent qu'un indicateur : exposition des individus à des enregistrements d'expériences humaines (exposure of individuals to documents of recorded human expérience, Hamburg et al., 1974) ; temps total de contact par utilisateur potentiel (total contact time per potential user, Kantor, 1976) ; satisfaction des utilisateurs (user satisfaction, D'Elia et Walsh, 1985) ; quotient prêts sur acquisitions (circulationlacquisition ratio, Levine, 1980).

La plupart des travaux cependant suggèrent une combinaison d'indicateurs 4. Leur esprit est de suivre, au moyen de compteurs judicieusement conçus, les éléments considérés comme constitutifs des performances de l'organisation. D'une logique similaire, ces travaux se différencient les uns des autres par le choix des indicateurs et la finesse de leur combinatoire 5.

La constitution d'un système de collecte d'information ne se limite cependant pas à la conception d'indicateurs. L'utilisation de ceux-ci requiert que l'information nécessaire soit disponible.

Dans le domaine économique, le besoin de données comptables détaillées rend fort intéressant le développement par CIPFA (Chartered institute of public finance and accountancy, Office of arts and libraries, 1987) d'un plan de comptabilité analytique adapté aux bibliothèques.

L'informatique pour sa part offre de nombreuses possibilités de traitement de l'information. On citera son utilisation à des systèmes de gestion susceptibles de produire, organiser et distribuer l'information destinée à l'évaluation (Pouyet, 1987). On citera aussi les possibilités qu'ouvrent les logiciels de bases de données de produire en sus de leur usage premier des informations pour une évaluation (Fondin, 1986).

Utiliser l'évaluation des performances

La troisième phase de l'évaluation des performances consiste en son utilisation. Celle-ci a lieu dans deux sphères distinctes : la sphère managériale et la sphère politique.

L'utilisation managériale répond à une logique d'efficacité interne, l'efficience. Elle consiste en une utilisation du passé pour la préparation de l'avenir. L'évaluation des performances est alors intégrée à un modèle rationnel de l'activité organisationnelle qui s'articule autour des concepts de stratégie, planification et contrôle. Elle est un des éléments du contrôle, opérant soit de façon continue s'il s'agit de tableaux de bord, soit de façon discrète s'il s'agit d'un audit externe. On cherche alors à situer le degré d'accomplissement des buts assignés à l'organisation et à guider d'éventuels réajustements de l'activité. Métaphoriquement, l'évaluation des performances consiste à faire le point et à recalculer sa route.

L'utilisation de l'évaluation des performances dans la sphère politique répond à une logique d'efficacité externe, l'effectivité. Elle y sert à affirmer la légitimité de la demande budgétaire de la bibliothèque face à la concurrence des autres services dépendant du même organisme financeur, une commune dans de très nombreux cas en Europe occidentale ou au Canada. Comme le dit Bryant (1989) : « La mesure des performances, même en termes uniquement quantitatifs, est certainement la meilleure manière de persuader des financeurs de la pertinence du travail accompli et d'un besoin accru de ressources financières ». L'évaluation des performances devient un outil de négociation. Et c'est d'ailleurs par l'intermédiaire de cette utilisation dans la sphère politique que la crise financière des communes apparaît à certains auteurs comme un puissant motif d'évaluation des performances (Ducasse, 1985; Brindley, 1989).

Ainsi, l'évaluation des performances s'inscrit dans deux réseaux conceptuels très différents, dont l'intersection est constituée par le concept de but (synthétisé par le schéma ci-joint). Cette appartenance à différentes logiques est d'ailleurs une caractéristique des organisations pour lesquelles financeurs et clients sont différents.

Limites de cette approche

La littérature bibliothéconomique indique certaines des limites de l'approche dominante de l'évaluation des performances, par exemple : l'absence de progrès théoriques, la relative rareté des pratiques évaluatives, les difficultés liées au niveau et au degré de précision de définition des buts de l'organisation ou le choix à faire entre des données qui soient comparables ou encore spécifiques.

Faiblesse des développements théoriques

L'état des connaissances en matière d'évaluation des performances est souvent jugé avec rigueur par les auteurs ayant passé la littérature du domaine en revue.

Goodhall (1986) écrit par exemple : « Il serait faux d'affirmer qu'aucun progrès n'a été accompli en matière de mesure des performances, mais on ne peut s'empêcher de penser que la recherche a été de nature circulaire et que bien qu'il ait été beaucoup écrit sur le sujet, on observe un surprenant manque d'originalité. La recherche apparaît comme parallèle plutôt que cumulative : trop souvent, de vieilles idées sont régurgitées modifiées plutôt qu'améliorées ». Parker (1978), et à sa suite Childers (1989), sont parvenus à des observations similaires, ce dernier écrivant par exemple : « La recherche en matière d'évaluation dans le domaine - des bibliothèques et de l'information - est fragmentée et non cumulative ».

Sur le sujet plus limité des mesures d'outputs, output measurement, Van House (1989) se montre cependant plus positive dans son jugement des développements théoriques. Elle écrit que « l'accroissement de la fréquence des mesures dbutputs et des autres formes de mesures des performances a été une tendance excitante et d'une grande importance », même si elle conclut son analyse sur la nécessité d'une poursuite des recherches dans le sujet.

Rareté des pratiques évaluatives

On observe une faible densité des pratiques d'évaluation. En France, l'attention portée à la Bibliothèque nationale, dont le rapport Beck (1988) est une des plus récentes manifestations, tranche sur la rareté des procédures d'évaluation dans les bibliothèques universitaires ou les bibliothèques de lecture publique. Cette rareté est également manifeste aux Etats-Unis où, contrairement à ce que pourrait laisser penser un nombre important de travaux empiriques 6, au plus 10 % des bibliothèques publiques feraient usage de mesures d'évaluation des performances (Ford, 1989). Il résulte de cette situation une « quasi-absence de données bibliométriques sur lesquelles les chercheurs pourraient travailler » (Fondin, 1986).

Les bibliothécaires, interrogés par Ducasse (1987), invoquent le manque de temps, le manque de ressources financières, le manque d'intérêt, la répugnance à l'égard de la statistique, la spécificité de la situation de la bibliothèque, ainsi que des conceptions éthiques, déontologiques, voire politiques, du rôle de la bibliothèque et/ou des bibliothécaires dans la société. Ducasse pour sa part attribue cette rareté à une « perception erronée, ou une connaissance insuffisante des techniques de l'évaluation » (1987) 7.

Trois niveaux de définition

La conception dominante de l'évaluation des performances admet trois niveaux de définition des buts de l'organisation : input, output, impact 8.

La définition des objectifs en termes d'inputs a été longuement critiquée. A la suite d'Orr (1973), ces critiques se sont concentrées sur l'absence de proportionnalité entre ressources et services, et les mesures d'inputs apparaissent aujourd'hui uniquement en combinaison avec d'autres mesures.

La définition des objectifs en termes d'impacts pose des problèmes de précision (Orr, 1973) et d'objectivité (Broome, 1973) des indicateurs. Pour sa part Lancaster (1977) récuse une définition en termes d'impact sur la base de l'impossibilité pour la bibliothèque d'être rendue responsable de l'utilisation des livres qu'elle prête et par conséquent de l'impact de son activité.

Ces difficultés ne sont pas sans importance, car la sphère politique, elle, est plus sensible aux réalisations elles-mêmes qu'à la qualité du processus de réalisation 9.

Les difficultés soulevées par une définition des buts de l'organisation, en termes d'inputs comme en termes d'impacts, soutiennent en creux une définition de ces buts en termes d'outputs. C'est ce niveau qui, aujourd'hui, semble recevoir le soutien le plus large, tel celui de Goodall (1988) qui écrit : « Les bibliothèques doivent être évaluées en termes de services tels qu'offerts aux usagers. Les efforts futurs se devront de se concentrer sur les outputs plus que sur les inputs ».

Quelle précision ?

Alors que les missions des bibliothèques tendent à être définies en des termes vagues et généraux (Furhammar, 1986), la quantification des objectifs opérationnels requiert des définitions posées en des termes précis. Le caractère contradictoire de ces impératifs a été souvent cité, mais, à notre connaissance, jamais discuté en profondeur. Ceci est à remarquer, car de cette contradiction résulte une part importante des difficultés observées lors de la mise en place des procédures d'évaluation inspirées de la conception dominante en matière de performances.

Comparabilité contre spécificité

Les bibliothèques sont largement considérées comme étant engagées dans une activité présentant dans le même temps des caractéristiques universelles et des variations d'une unité à une autre au gré des conditions locales. Il en résulte, en matière d'évaluation, un intérêt pour une comparabilité, mais aussi un intérêt pour une adéquation locale des résultats.

La première de ces deux approches est représentée par des travaux comme celui de Moore (1989) ou l'atelier de la 55e conférence de l'IFLA 10 sur l'évaluation des performances (rapportés par Willemse, 1990). Ces deux exemples traduisent la volonté de parvenir à une forme standardisée d'évaluation des performances. Ils ont aussi en commun d'apparaître avec le soutien d'organisations internationales comme l'IFLA et l'UNESCO 11.

La seconde approche est défendue par exemple par Mc Clure et al. (1987) ou King et Griffith (1990). Ces auteurs insistent sur la nécessité d'une adéquation de l'ensemble de la procédure d'évaluation aux conditions particulières de la bibliothèque.

Que ce soit au profit de la comparabilité ou de l'adéquation aux conditions locales des résultats, ces deux approches gomment de la même manière les divergences internes qui agitent une organisation. L'existence de telles divergences est, par exemple, attestée par Kanter et Summer (1987) qui écrivent à propos de la mesure des performances dans les organisations à but non lucratif que : « différents groupes préfèrent d'une façon active différents types de mesures ». Un tel unanimisme porte, à notre sens, les germes de difficultés de mise en oeuvre de politique d'évaluation.

Certaines limites de la conception dominante de l'évaluation des performances sont donc bien perçues dans la littérature bibliothéconomique alors que certaines questions, plus dissimulées, sont ignorées. C'est à un approfondissement de ces dernières que nous souhaiterions maintenant nous livrer, selon une réflexion inspirée de la théorie des organisations.

Une inadéquation fondamentale

La théorie des organisations permet une étude des fondements de l'approche dominante de l'évaluation des performances qui incite à une remise en cause de la pertinence de cette approche aux bibliothèques.

En effet, en débutant par la définition des buts de l'organisation, en accordant une place d'une telle importance à l'accomplissement de sa mission, l'organisation est implicitement définie à rebours, à partir de ce qu'elle permet de réaliser. Une fois les buts de l'organisation établis, on procède à une identification des éléments qui participent à leur accomplissement. Après avoir été identifié, chaque élément est alors étudié d'une part en soi (un composant pouvant éventuellement être décomposé à son tour selon la même procédure) et d'autre part en ses rapports avec les autres composants de l'organisation 12. Eventuellement, un composant peut être décomposé à son tour en d'autres éléments selon la même démarche. Cette recherche implique une subordination de tout ce qui peut s'inscrire comme étant en relation avec l'organisation, à sa contribution à l'accomplissement de la mission de cette dernière. L'organisation est assimilée à un instrument dessiné pour accomplir une tâche précise. C'est à une machine que l'organisation est métaphoriquement assimilée, d'où le qualificatif de mécaniste (Morgan, 1986). Et l'approche intellectuelle utilisée pour étudier l'organisation est inspirée de l'approche analytique technique.

Une illustration de cette approche analytique technique est donnée par la décomposition de la bibliothèque en fonctions telles que mise à disposition de locaux, mise à disposition de documents, contacts avec d'autres bibliothèques, aide à l'utilisation de la bibliothèque, administration (d'après Hamburg, 1974). Une autre illustration, étroitement liée à la précédente, est offerte par la constitution de tableaux de bord de gestion, chaque rubrique de ces tableaux de bord étant destinée à couvrir un des éléments constitutifs de l'organisation.

L'organisation, en tant que machine, consiste à transformer conformément à sa mission les ressources dégagées et mises à sa disposition, les inputs, en résultats, outputs/impacts. Ces ressources transformées sont monétaires, matérielles, immatérielles et humaines. Les individus impliqués dans l'activité organisationnelle y sont considérés comme des éléments dont les besoins et les capacités spécifiques sont identifiés avec plus ou moins d'attention et de précision. Les qualités esthétiques, les particularités techniques, les considérations éthiques de l'organisation sont réduites à leurs dimensions escatologiques.

Ce modèle mécanique peut être élargi pour incorporer certains des rapports de l'organisation avec son environnement. De système fermé, l'organisation devient système ouvert (Morgan, 1986). Un tel élargissement comporte un enrichissement de l'appareil conceptuel destiné à l'analyse - introduisant par exemple les concepts d'échange ou de rétroaction, feedback. Ce dernier, en rendant compte de l'incidence que le niveau d'output d'une période donnée peut avoir sur le niveau d'input des périodes ultérieures, correspondant particulièrement bien à l'utilisation politique de l'évaluation des performances.

La problématique de l'évaluation des performances est dans ce contexte d'établir le niveau du rendement de l'organisation-machine. Le but assigné à l'organisation fonctionne comme rendement optimal théorique. Et c'est la comparaison des réalisations effectives à cet optimal qui est appelée évaluation des performances.

La présupposition implicite de ce raisonnement est qu'il est non seulement souhaitable, mais aussi possible d'atteindre cet optimal et que l'évaluation des performances peut contribuer activement à ce qu'il soit réalisé. On comprend dès lors l'importance d'une définition de buts qui ne soient ni trop aisés, ni inaccessibles au regard de l'ensemble des contraintes auxquelles est soumise l'organisation. On comprend également l'utilisation de l'évaluation des performances à la justification d'un certain niveau de demande de ressources. On comprend enfin, en liaison avec la décomposition en éléments exposée ci-dessus, l'utilisation managériale de l'évaluation des performances à une répartition interne des ressources, qui se veut être optimale pour, elle aussi, permettre d'atteindre le but assigné à l'organisation.

Inadéquation de l'approche mécaniste

Morgan (1986) avance que l'approche mécaniste des organisations requiert pour être pertinente des conditions d'application convenant aux machines, soit: «a) lorsqu'il y a une tâche simple à accomplir; b) lorsque l'environnement est suffisamment stable pour garantir que les produits proposés sont appropriés; c) lorsque l'on désire produire les mêmes produits sur une longue période ; d) lorsqu'une grande précision est désirée, et e) lorsque les éléments de la machine humaine sont dociles et se conduisent comme ils ont été conçus pour le faire ».

Les bibliothèques ne satisfont guère à ces impératifs. Leurs tâches sont complexes. L'environnement dans lequel elles évoluent connaît de rapides transformations. De nouvelles activités et de nouveaux services apparaissent à un rythme accéléré. Le métier de bibliothécaire semble plus se prêter à une analyse en termes de profession (Seibel B., 1988) qu'en termes de rouage.

Cet écart entre requisits de l'approche mécaniste et caractéristiques des bibliothèques représente une mise en cause de l'adéquation de la conception dominante de l'évaluation des performances exposée ci-dessus. Cette mise en cause requiert à son tour une recherche de solutions nouvelles. La solution défendue dans cet article consiste en une diversification des approches théoriques de la nature des organisations, diversification inspirée des développements de la théorie des organisations.

Perspectives nouvelles

Les développements de la recherche en théorie des organisations ont apporté une multiplication des conceptions théoriques du phénomène organisationnel. En termes de métaphores, les organisations peuvent être conçues comme des organismes, des cerveaux, des cultures, des systèmes politiques, des prisons mentales, des flux ou encore des systèmes de coercitions (Morgan, 1986). Cette multiplication des approches de la nature des organisations s'est effectuée à partir d'emprunts à divers autres domaines comme la biologie, l'ethnologie, la sociologie ou la science politique. Cette diversification résulte également d'une concentration de chaque approche sur un petit nombre de points particuliers du phénomène organisationnel. Aucune théorie des organisations n'entend aujourd'hui rendre compte de la totalité de la vie organisationnelle. Il convient donc de diversifier son approche de l'évaluation des performances en conséquence.

On trouve quelques exemples de diversification dans la littérature bibliothéconomique, qui entendent rendre compte des écarts de conceptions qui existent entre différents groupes. Du Mont et Du Mont (1979) ont proposé de combiner une approche sytémique et une approche diachronique avec une approche qui reconnaisse à différents groupes - les employés, la bibliothèque, les clients, la société dans son ensemble - différentes conceptions des performances. Childers et Van House (1989) ont pour leur part empiriquement montré que différents groupes - managers, personnel, utilisateurs, amis, membres du conseil d'administration, officiels locaux et responsables politiques - retenaient dans une large mesure les mêmes indicateurs à partir d'une liste de 257 possibilités. Les études d'utilisateurs 13, en ce qu'elles suggèrent une évaluation par les utilisateurs, à partir de leur expérience, prennent également une certaine distance par rapport à la conception dominante. En France, on trouvera un intéressant exposé de différences de point de vue en matière d'évaluation dans la présentation du rapport de Francis Beck (1988) par la revue Le Débat. De larges extraits du rapport - d'une structure toute classique même si d'un style polémique - y sont en effet accompagnés des réponses de certaines personnes directement interpellées dans le texte, offrant ainsi au lecteur de saisissants contrastes 14.

Diversifier

La diversification suggérée par la théorie des organisations concerne la conceptualisation même de ces dernières. Il en résulte, selon l'approche théorique retenue, différentes acceptions du concept de performance.

Récusant l'existence de principes universellement valides, la théorie de la contingence met en avant l'importance pour une organisation d'une adéquation de ses caractéristiques à son environnement, ou d'un département à sa fonction (voir par exemple les deux oeuvres pionnières : Thompson 1967, Lawrence et Lorsh 1967). La performance d'une organisation consiste alors en la qualité de son adéquation, ou même, dans une perspective dynamique, en l'adéquation de son adéquation. Pour une bibliothèque, on observera par exemple l'adéquation de son mode de fonctionnement (heures d'ouverture, accès) à son public ou l'adéquation de certains services (fiabilité, flexibilité, rapidité, coûts, variété des compétences) à leur mission. Cette notion d'adéquation a été reprise par la théorie de l'écologie des organisations (Hannan et Freeman, 1977; Ulrich et Bamey, 1984).

Dans cette approche, les organisations sont conçues comme des organismes se développant selon des principes évolutionnistes. Y sont mis par exemple en avant la capacité d'une organisation à s'assurer une sécurité d'approvisionnement, sa capacité de se déplacer dans une région plus susceptible d'assurer sa survie, ou encore la nature de ses relations avec les autres espèces organisationnelles. En termes de performances, ceci ouvre un nouvel intérêt pour l'étude des ressources mises à la disposition d'une bibliothèque, les inputs, en ce qu'ils indiquent la capacité de l'organisation à canaliser des ressources à son profit et par conséquent sa capacité à s'assurer une place dans son environnement institutionnel.

Ceci requiert donc que l'environnement puis les autres intervenants dans cet environnement soient identifiés. La capacité à assurer sa survie étant centrale pour la théorie de l'écologie des organisations, l'évaluation des performances se doit par conséquent de rendre compte de la nature (par exemple : conflit, indifférence ou collaboration) et de l'intensité des liens de la bibliothèque avec des organisations comme les écoles, les autres administrations, les organisations d'intérêts particuliers, tels par exemple Amnesty international, les clubs de philatélie, les sections locales des fédérations sportives, les associations de retraités, les entreprises locales ou les « bandes » de jeunes, qui ne sauraient être exclues du fait de leur caractère non officiel.

Une autre série d'exemples de possibles diversifications des thèmes de l'évaluation des performances est offerte par une approche politique de l'organisation.

Une approche politique

La vie interne de l'organisation peut être conçue comme un système d'exploitation des travailleurs (Goldman et Van Houten, 1977), une manifestation du caractère patriarcal de nos sociétés (Smircich, 1985) ou encore une collusion de groupes (Kanter et Summer, 1986).

Dans un contexte plus large, on peut étudier la contribution de l'organisation à la stabilité ou au contraire à la transformation du système politique et économique en place. Wolfgang Seibel (1989) propose à cet égard une intéressante théorie. Il avance qu'une des caractéristiques de certaines organisations à but non lucratif est de dissimuler le manque de soin apporté par les pouvoirs publics à une question qui supposerait de profondes transformations de l'ordre social. Dans le cas des bibliothèques, est alors posée la question de leur position face à l'inégalité d'accès au savoir ouverte par les conditions de reproduction du capital culturel.

Ces quelques exemples choisis parmi un grand nombre ont pour objet de montrer d'une part qu'il existe d'autres conceptions de la nature des organisations qu'une conception technico-mécaniste, et d'autre part que chaque conception met à jour un ensemble de caractéristiques de la vie organisationnelle qui dévoilent autant de nouveaux aspects de ce que l'on peut comprendre par performances de l'organisation. Certains de ces aspects du concept de performance pourront être aisément incorporés à la procédure dominante, intégrés aux buts de l'organisation et donner lieu à une évaluation sous une forme quantifiée, par exemple la nature et la fréquence des contacts avec les écoles. D'autres aspects comme ceux relatifs à la culture particulière d'une unité, au contenu éthique ou symbolique d'une décision ou à la pertinence des limites de l'activité semblent devoir y résister.

Dépasser l'approche mécaniste

Cet article n'invite pas à un total rejet de la conception de l'évaluation des performances qui consiste en une tentative de quantification du degré d'accomplissement des buts de l'organisation. Cette conception recèle de toute évidence un fort potentiel opérationnel, même si elle rencontre d'importantes difficultés de mise en place. L'idée qui est défendue ici est que l'évaluation des performances ne saurait se satisfaire de la seule conception mécaniste de l'organisation qui sous-tend l'approche de l'évaluation des performances qui domine la littérature bibliothéconomique. Une telle conception ne rend compte que de certains aspects des organisations, et qui plus est, réclame des conditions d'application qui ne conviennent pas particulièrement bien aux bibliothèques. Dès lors, il convient pour les bibliothèques de tirer profit des développements de la théorie des organisations et de diversifier les approches théoriques des organisations afin de mieux saisir le polymorphisme du concept de performance.

Novembre 1990

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Manuels d'évaluation des performances

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Les deux sphères de l'évaluation des performances

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Inputs, Outputs, Impacts

  1. (retour)↑  On recensait par exemple en septembre 1989 dans LISA (Library and information science abstract) 3828 références correspondant au mot-clé évaluation, 1582 références correspondant au mot-clé performance et 585 à la combinaison des deux. Pour tous les auteurs cités, voir la bibliographie en fin d'article.
  2. (retour)↑  Le terme de but (Palmour et al., 1980; Renborg, 1986) est employé ici pour désigner une ensemble de termes voisins comme celui de mission (Kanter et Summer, 1987; Beck, 1988), d'objectifs (Lancaster, 1977; Fondin, 1986; Renoult, 1987; Brindley, 1989; Moore, 1989), de cible (Bryant, 1989), de rôle (Mac Clure et al., 1987), d'output (Zweizig et Rodgers, 1982; Van House et al., 1987; Goodall, 1987) ou encore de prestation (Saïde, 1987). Ces termes ne sont pas équivalents; ils dessinent cependant une perspective commune, et celle-ci sera désignée ici par le terme de but.
  3. (retour)↑  Pour une approche théorique, voir Hambourg et al., 1974, et pour une approche plus pratique, voir les manuels mentionnés dans l'encadré.
  4. (retour)↑  En France : Saïde, 1987; Pouyet, 1987; Renoult, 1987; Carbone, 1987; Allègre et Mouterde, 1989; dans les pays anglo-saxons : O'Connor, 1982; Renborg, 1986; Van House, 1987; Moore, 1989; King et Griffith, 1990.
  5. (retour)↑  Le recours à divers indicateurs pose un problème, à notre sens sous- estimé, de synthèse de l'information obtenue sous une forme fragmentée.
  6. (retour)↑  Par exemple : Howard et Norman, 1981; O'Connor, 1982; D'Elia et Walsh, 1985; Van House, 1986; Van House et Childers, 1990.
  7. (retour)↑  Cette analyse rejoint celle de Goodall ( 1988), selon laquelle le manque de motivation des bibliothécaires constitue une des six difficultés majeures de l'évaluation des performances d'une bibliothèque.
  8. (retour)↑  Le terme d'output se réfère à la production de l'organisation considérée à l'échelle de l'organisation. Celui d'impacts - parfois dénommé benefit en anglais - à la production de l'organisation considérée à l'échelle plus large de la société dans laquelle s'inscrit l'organisation.
  9. (retour)↑  Selon la différence faite par Orr (1973) entre « how much good does it do ? » et « how good is the service ? » ou ce que Kanter et Summer (1987) appellent respectivement « doing good» et « doing well ».
  10. (retour)↑  IFLA : International federation of library associations, dont la 55e conférence s'est tenue à Paris.
  11. (retour)↑  UNESCO : United nations educationnal, scientific and cultural organization.
  12. (retour)↑  C'est ainsi que l'évaluation des performances de certaines fonctions particulières comme le catalogage ainsi que la contribution de ces fonctions à la performance de l'ensemble de l'organisation font l'objet de travaux spécifiques.
  13. (retour)↑  En France : Renoult et Safavi, 1987; Casseyre et Gaillard, 1987.
  14. (retour)↑  Le charme d'une telle présentation provient de ce qu'elle affaiblit la domination par l'auteur des termes de l'évaluation et qu'elle permet pour une fois au lecteur de tenter d'évaluer l'évaluation.