Lettres d'Illettrie
nouvelles d'une contrée récemment redécouverte dans les pays industrialisés
Jean-Pierre Velis
ISBN 92-3-202651-1 (Unesco) 75 F.
Au terme d'une enquête qui l'avait mené durant deux années à travers tout le pays, Jean-Pierre Vélis rendait compte, en 1988, d'un parcours pour le moins déconcertant à travers La France illettrée (Le Seuil), entrepris à la rencontre de ceux qui étaient devenus, sans même qu'on le soupçonnât il y a une décennie à peine, « les analphabètes des temps modernes dans les sociétés industrielles ».
Ce voyage singulier, l'auteur l'avait préparé comme il convenait, par l'examen de centaines de rapports, ouvrages et articles, tout comme il avait enrichi les données de son investigation par la participation à divers colloques internationaux et commissions spécialisées. Jean-Pierre Vélis fut, de la sorte, à même de mesurer par-delà le cas français, toute l'ampleur d'un phénomène commun à des pays par ailleurs fort différents. Aussi, à l'initiative de l'Organisation des Nations Unies pour l'Education, la Science et la Culture (UNESCO), l'auteur de La France illettrée présente aujourd'hui, dans un petit livre passionnant Lettres d'Illettrie, les données les plus récentes relatives à ce dossier de l'« analphabétisme fonctionnel », selon l'expression par laquelle plusieurs langues rendent la notion, toute française, d'illettrisme.
Le premier chapitre, largement allégorique (« Je vous écris d'un pays qui n'existe pas... »), tissé de métaphores filées, s'efforce de mettre en place progressivement les éléments majeurs du problème et propose, avec une tentative initiale de définition de l'illettrisme, de regarder simplement les choses en face et de partir, en outre, à la rencontre de quelques-uns des habitants de cette contrée, l'illettrie, qui se trouvent réunis dans l'exclusion : « D'une manière ou d'une autre, et à des degrés divers, ils vivent en marge des sociétés où l'écrit est roi ».
L'analphabète des temps modernes
L'insertion difficile, voire impossible, dans une société dont le code majeur demeure inconnu, est bien, encore une fois, le point commun entre tous les illettrés, qu'ils vivent à Paris ou à Barcelone, à Londres ou à Oslo, à Munich ou à New-York. Jean-Pierre Vélis peut de la sorte esquisser, dans le second chapitre, une sorte de portrait-robot, de « stéréotype transnational de l'analphabète des temps modernes dans les sociétés industrielles ». D'une situation à l'autre, apparaissent des éléments toujours semblables : « père chômeur, mère femme de ménage, parents eux-mêmes analphabètes, famille nombreuse, absence de livres ou d'autres formes d'écrit dans la vie quotidienne et familiale, difficultés scolaires dès la petite enfance... ».
A cette approche surtout descriptive du problème, succède une enquête historique relative à ses premières manifestations, en Grande-Bretagne, vers 1970. Vingt années à peine nous séparent des débuts presque héroïques d'une lutte véritablement militante dirigée contre une « sorte de cécité délibérée ». Les associations jouèrent un rôle primordial dans le rejet de la politique de l'autruche, qui resta un temps celle des pouvoirs publics, lesquels voulurent d'abord ne voir dans l'« analphabétisme fonctionnel » qu'un phénomène à la fois superficiel et passager, limité à certains milieux spécifiques, tels que les personnes âgées ou les travailleurs immigrés, considérés comme particulièrement vulnérables. Près d'une décennie fut nécessaire pour que l'on reconnût officiellement l'illettrisme comme un problème concernant une part importante de la population de tous les pays industrialisés. Désormais, écrit Jean-Pierre Vélis, « il est devenu difficile de faire comme si l'illettrisme n'était qu'un épiphénomène passager ou un sujet à sensation pour journaliste en mal de copie ». Et non seulement les instances dirigeantes ont renoncé à se voiler la face, mais elles paraissent, de plus, avoir pris, le plus souvent, le taureau par les cornes.
Les faibles s'affaiblissent
Les premières tentatives pour combattre le mal de l'illettrisme émanèrent donc non point des pouvoirs publics, mais des milieux associatifs. A la suite de ces derniers, les autorités finirent toutefois par adopter diverses mesures, tant à l'échelle locale que régionale et, bien sûr, nationale. Jean-Pierre Vélis rappelle combien les difficultés de tous ordres furent nombreuses : citons seulement l'absence de matériel didactique adapté au public très particulier des illettrés, l'insuffisante élaboration d'une pédagogie appropriée, sans parler de la faiblesse des moyens financiers. En somme, « une véritable course d'obstacles », qui semblera d'autant plus redoutable qu'il existe une disproportion frappante entre le nombre d'illettrés et ceux - dix pour cent environ - qui bénéficient d'un apprentissage. « Les illettrés sont de grands absents. On n'arrive qu'à grand peine à les toucher et, lorsqu'on y parvient (...), un grand nombre d'entre eux n'y reste pas ».
L'échec relatif des efforts entrepris pour donner aux illettrés une sorte de « deuxième chance » et, plus encore, la persistance même du problème, constituent, pour l'auteur, un démenti au moins partiel à la thèse soutenue récemment par Establet et Baudelot, selon laquelle « le niveau monte ». Si un mouvement ascendant peut bien, en effet, être perçu, il n'affecte cependant pas « tout le monde, pas partout et pas à la même vitesse pour tous », de sorte que, pour Jean-Pierre Vélis, il est une différence de plus en plus marquée entre « un peloton de tête » et « un peloton de queue ». Nous avons affaire, en somme, à un phénomène que les experts danois ont appelé « l'évolution de Matthieu », en référence au premier évangéliste, « pour qui les forts se renforcent et les faibles s'affaiblissent ».
Il y a, de plus, fort à craindre que le groupe de ces derniers ne cesse de s'accroître, s'il est vrai que le « bagage culturel minimal », dont la définition est certes variable, suppose des compétences aujourd'hui plus nombreuses et plus diversifiées qu'hier. « Il existe actuellement des dizaines de milliers, voire des millions d'adultes vivant dans les pays industrialisés qui sont « menacés » d'illettrisme. Et qui ne le savent pas. Aujourd'hui ces hommes et ces femmes peuvent avoir une vie sociale, professionnelle, familiale, tout à fait heureuse et être rattrapés demain par un « illettrisme » qui n'existe pas encore ». Ces perspectives d'une probable explosion démographique que pourrait connaître la terre d'lllettrie. ne sont sans doute pas les moins inquiétantes de la Lettre que vient d'écrire Jean-Pierre Vélis.