Une éternité sans papier ?

Jean-François Foucaud

L'Association de coopération des bibliothèques en Languedoc-Roussillon, la CLLR *, a organisé à Nîmes, du 22 au 24 novembre 1990, la première rencontre interprofessionnelle en France sur le thème du papier acide. Lancée par les professionnels de la conservation (bibliothécaires de bibliothèques municipales et de bibliothèques universitaires, documentalistes, archivistes), cette idée a reçu un accueil très favorable des autres professionnels, et l'on comptait dans la salle autant de papetiers que de restaurateurs. Moins sensibilisés peut-être, les éditeurs étaient peu nombreux, de même que les auteurs. Dans l'assistance, à côté des bibliothécaires de la région, on notait des représentants de la Direction du livre et de la lecture, de la Direction des archives de France, de la Bibliothèque de France, de la Bibliothèque nationale, des agences régionales de coopération : au total quelque 80 inscrits, et en permanence près d'une soixantaine de personnes dans la récente salle des Congrès de l'Atria qui hébergeait les travaux du colloque.

L'acidité gagne du terrain

C'est Baptiste-Marrey, l'auteur de l'Eloge de la librairie avant qu'elle ne meure, qui ouvrait les débats par un exposé sur la permanence de la parole à travers l'écrit. Luc Marmonier, coauteur du rapport Du papier pour l'éternité, anima ensuite la table ronde qui réunissait deux papetiers, trois éditeurs et un imprimeur. Et si l'on n'entendit guère ce jour-là les bibliothécaires, les papetiers étaient assez nombreux pour relancer un débat technique certes, mais passionnant pour l'auditoire. Le papier fabriqué aujourd'hui en France répond à la plupart des règles recommandées pour la fabrication du papier permanent, pour lequel on préférerait d'ailleurs une appellation du type longue durée.

La journée consacrée aux bibliothèques commença par un scoop, le bilan de la dernière enquête menée à la Bibliothèque nationale par le groupe de travail que préside, pour la Bibliothèque de France, Jean-Marie Amoult. Cette enquête a été menée entre mars et mai 1990 auprès d'un échantillon de 22 000 volumes. Un diagnostic pouvait être porté sur chaque volume en quelques minutes, grâce à une grille d'une quinzaine de questions - grille qui, d'ailleurs, pourrait être réutilisée et systématisée pour une estimation plus globale de l'état des fonds en France. Selon ce premier sondage, 63% des papiers sont acides. L'importance de cette acidité est évidemment variable : pas de papier acide pour les volumes antérieurs au XVe siècle, très peu au XVIe, 24% au XVIIe, 50% au XVIIIe, 65% jusqu'en 1880 et 83% en 1909. On observerait une régression, lente jusqu'en 1950, puis légèrement plus importante récemment, les fonds acides représentant encore aujourd'hui environ 50% de l'ensemble ! Si on veut éviter le pire, il faut, toujours selon cette enquête, traiter 16% des fonds de la Bibliothèque nationale tout de suite, soit environ deux millions de volumes. Autant la méthode que les résultats, notamment pour les siècles antérieurs au XIXe, ont vivement intéressé les bibliothécaires présents, qui sont nombreux à souhaiter une application en province.

Les bibliothèques de province, tel était justement le sujet que traitait ensuite Agnès Marcetteau, conservateur à la Bibliothèque municipale de Nantes, à partir d'une enquête envoyée en septembre dans une centaine d'établissements et qui a reçu trente-trois réponses : sept émanant de bibliothèques ayant des fonds patrimoniaux supérieurs à 500 000 volumes, dix-neuf des fonds compris entre 200 et 500 000 volumes, sept des fonds inférieurs à 200 000 volumes. Selon ces premières réponses, les conditions de conservation sont bonnes dans 21% des cas, moyennes dans 21% des cas et mauvaises dans 58% des situations. Toutes les réponses soulignent le manque de moyens pour le microfilmage - qui est réduit à quelques dizaines de volumes par an et par bibliothèque - et la quasi-absence d'ateliers de photographie : quatre sur trente-trois. On sait que la province conserve environ 44 millions de documents. D'où l'intérêt de savoir ce que l'on y fait, ou ce que l'on voudrait y faire...

On apprit aussi quelles sont les diverses méthodes de désacidification de masse actuellement en service ou en cours d'étude dans le monde ; puis fut présentée la situation du papier permanent en Angleterre, où existe notamment un prix pour les éditeurs qui l'utilisent. Peut-être une idée à creuser de ce côté du channel ? Corinne Le Bitouzé, de la Bibliothèque nationale, donna quelques informations sur le projet de normalisation, et comme il fallait s'y attendre, suscita de nombreuses réactions chez les représentants de la production papetière.

Il faut souligner, pour l'ensemble des débats, la très forte participation de la salle : l'assistance était peut-être peu nombreuse, encore que le chiffre en soit comparable à ce que l'on a pu voir l'an dernier au Québec sur le même sujet ; mais chacun visiblement se sentait concerné par le problème, et c'est peut-être la première fois que conservateurs et producteurs pouvaient échanger leurs points de vue hors des instances officielles. C'est là, sans doute, le principal acquis de ces journées d'étude, dont on peut souhaiter qu'elles suscitent de nouvelles initiatives sur ce sujet capital, au point de contact entre la conservation du patrimoine et l'avenir de l'édition.

Les actes du Colloque, en cours de transcription, seront rapidement publiés par la CLLR