De l'ancien sur une base neuve

La construction d'une base bibliographique « livres anciens »

Jean-Paul Oddos

Les utilisateurs potentiels d'une base « livres anciens » sont nombreux - professionnels, chercheurs, « amateurs », élus territoriaux - et leurs besoins, variés. Aussi faut-il envisager d'y introduire divers niveaux de notices, de la plus simple à la plus complexe, avec un objectif : faire évoluer l'ensemble vers le haut. Une bonne stratégie nécessite la concertation de tous les partenaires, le contrôle des notices par des équipes spécialisées avant leur versement dans la base, un système qui permette tout autant le repérage des ouvrages que la possibilité d'en avoir une connaissance scientifique.

There is a lot of potential users of an « ancient books » catalogue-file : professionals, searchers, « amateurs », local politics... ; their needs are various too. So it's necessary to introduce different entries in this catalogue-file, from the simplest to the most complete one, with the idea of developping the whole to the top. A good strategy requires a consultation between all the partners, a check of the entries by any specialists before adding them into the catalogue-file, a system which allows to pick the books out as well as to get a scientific knowledge.

Le souhait de voir réaliser en France une base bibliographique Livres anciens remonte déjà à quelques années. Le retard dans la mise en chantier du projet tient pour l'essentiel au fait que les grandes bibliothèques municipales, qui conservent avec la Bibliothèque nationale les principales collections de livres anciens, ont longtemps différé leur informatisation, évoquant souvent, parmi les causes de ce retard, les difficultés liées à la présence de ces fonds anciens. Dans cette situation, le projet aurait dû être construit par la tête, c'est-à-dire en mettant à disposition sur un serveur national le catalogage élaboré par la Bibliothèque nationale. Le seul « retour » possible eût été la localisation en province d'un exemplaire décrit à la Bibliothèque nationale. L'étroitesse de la base BN (limitée aux ouvrages anonymes de l'Inventaire général), les difficultés techniques, les problèmes de format, les questions de droit n'ont pas poussé les partenaires éventuels à s'engager plus avant dans un projet commun.

Anciens et modernes

Aujourd'hui, avec le mouvement d'informatisation des grandes bibliothèques municipales, les projets de conversion rétrospective des principaux catalogues - Bibliothèque nationale et 15 à 20 bibliothèques municipales - et la volonté de la Bibliothèque de France de pousser à la mise en réseau de toutes les ressources, la situation paraît beaucoup plus favorable. On peut donc essayer de décrire les objectifs, les méthodes et les étapes qu'un tel projet pourrait comporter.

Quelques données premières

Une base bibliographique apporte aux utilisateurs qui l'interrogent des réponses concernant la signalisation d'un document ou d'un ensemble de documents, leur localisation - ce qui permet d'accéder aux documents primaires -, des renseignements précis sur tout ou partie desdits documents, enfin un résumé, une analyse ou une simple indexation de ceux-ci.

Une différence entre livre ancien et livre moderne est à souligner d'entrée : une base de livres modernes cherche à recenser le plus possible de titres et un nombre d'exemplaires jugé suffisant ; une base « livres anciens » vise au contraire l'exhaustivité, en cherchant à localiser idéalement tous les exemplaires d'un titre. En effet, pour le livre moderne, l'identification va de l'édition vers l'exemplaire, alors que pour le livre ancien, la connaissance de l'édition n'est pas donnée a priori. Elle se reconstruit, abstraitement, à partir des exemplaires dispersés, chacun étant susceptible de parfaire cette connaissance.

L'exemplaire a par ailleurs une valeur différente selon qu'il est « moderne » ou « ancien ». Pour le livre moderne, chaque exemplaire localisé est une possibilité de plus d'accéder au texte, mais dans la mesure où la disponibilité de l'ouvrage est réelle. Pour le livre ancien, les éléments historiques ou matériels liés à l'exemplaire ont à la fois une valeur en soi et en rapport avec le texte. Cette valeur en soi est parfois insignifiante unité par unité mais s'éclaire par un traitement en séries. La localisation elle-même est une donnée historique.

Marquer cette différence dès l'abord ne signifie pas vouloir créer une base « à part », couper en deux les réserves d'information bibliographique ou, pire encore, en faire le domaine réservé d'une poignée de professionnels. C'est peut-être sur cette erreur d'optique qu'ont buté les projets précédents. Si une base « livres anciens » est un produit marginal, décrivant des ouvrages marginaux à l'usage de quelques bibliothécaires... en marge, il y peu de chances qu'on mobilise les moyens nécessaires à sa réalisation. Ne doit-on pas avant tout se poser la question: qui sont les utilisateurs potentiels d'une base « livres anciens » ? Et, seulement à partir de là, s'interroger sur les attentes des uns et des autres - ceci pouvant définir son contenu, c'est-à-dire les réponses diversifiées qu'elle pourrait apporter.

A partir de ces premières réponses, pourra se dessiner une ébauche de stratégie, en terme de recherche de partenariat, de modalité de fonctionnement, particulièrement d'évolution interne, et enfin d'architecture du réseau.

Des réponses aux demandes

Les utilisateurs potentiels se répartissent en quatre groupes, d'importance numérique très inégale :
- les professionnels, pour l'essentiel le personnel spécialisé de quelques grandes bibliothèques comme la Nationale, l'Arsenal, Sainte-Geneviève, les bibliothèques classées et spécialisées, qui représentent un groupe de 150 personnes environ ;
- les chercheurs, qu'ils soient institutionnels, étudiants, éditeurs, intellectuels,... groupe que l'on peut estimer à 15 000 personnes ;
- les « amateurs », à défaut d'autre mot, c'est-à-dire les collectionneurs, les libraires, les érudits,... entité bien vivante qui assure une grande part de la circulation des livres anciens et de l'information sur ceux-ci, 150 000 personnes au moins ;
- les élus territoriaux, en tant que représentants des intérêts du « grand public », du moins de la partie de la population qui se sent concernée par le patrimoine et se montre réceptive aux initiatives dans ce domaine, estimable à environ 15 millions de personnes.

Des besoins divers

Une analyse des besoins de ces divers groupes révèle que les professionnels ont d'abord des intérêts propres: recevoir une aide pour le catalogue, en intégrant des notices scientifiques complètes à partir de notices incomplètes ou de listes de requête, le temps économisé leur permettant de mieux se consacrer à la gestion des fonds, aux « particularités d'exemplaires ». En tant que médiateurs, ils ont également des intérêts pour tous les autres publics - élargir leur catalogue - et souhaitent, enfin, améliorer les performances des catalogues existants par la conversion rétrospective des fichiers.

Les chercheurs souhaitent tout d'abord repérer des ouvrages connus en les localisant, mais aussi des éditions nouvelles de titres connus, des titres nouveaux d'un auteur connu, etc. Ils souhaitent également constituer un corpus à partir d'un sujet, d'un thème, d'un titre, d'une date, d'un lieu... ; rassembler des éléments « transversaux » en utilisant les possibilités de croisement, avec la volonté de travailler sur d'importantes séries ; enfin, à un moment donné, constituer des listes bibliographiques et utiliser des notices scientifiques, même abrégées.

Le public des amateurs souhaite, quant à lui, repérer un ouvrage dans un contexte large, ouvrage qu'il possède déjà souvent, pour en mesurer en particulier le degré de rareté et avoir des informations bibliographiques complémentaires sur le ou les auteurs, les références, le prix au cours des ventes, etc.

Les élus territoriaux connaissent souvent mal les bibliothèques dont ils ont la charge ; ils souhaitent en gros trois choses: faire connaître la présence des collections, par souci de sécurité et par fierté bien légitime ; avoir, comme les « amateurs », une évaluation d'ensemble qui mesure le degré de rareté ; disposer, enfin, d'un catalogue élémentaire pour savoir « ce qu'il y a dans ce fonds ».

Ainsi donc, même s'il existe ici ou là des points de recoupement, publics et besoins sont divers. A ce niveau, il faut faire un choix : soit chercher à établir une cote mal taillée ne satisfaisant personne sinon un introuvable « public moyen », soit admettre qu'à chaque besoin exprimé par un public peut correspondre, grosso modo, un niveau approprié de réponse, c'est-à-dire un niveau de notice.

Réponses possibles

En triant parmi les attentes des publics recensés, on pourrait définir six niveaux :

Niveau 1: notice de repérage

Simple, réduite, sans identification poussée : le titre et l'adresse tels qu'ils se présentent - et non pas une notice abrégée, version simplifiée de la notice scientifique -, c'est-à-dire le minimum nécessaire pour avoir des clés d'accès à des notices plus complètes. Complétée par la localisation et, autant que possible, par des éléments « locaux » liés à l'exemplaire, provenance en priorité.

Niveau 2: notice issue de la rétroconversion automatique

Une notice comme peut en livrer une entreprise de service, après saisie sur des catalogues ou des fichiers (dactylographiés ou manuscrits) existants. Au mieux, tous les éléments s'y retrouvent sans miracle ni transfiguration ; en réalité, il y a perte d'information.

Niveau 3: notice indexée

C'est la notice 1 ou 2 améliorée sur un point prioritaire par rapport aux besoins des chercheurs : une indexation par sujet ou par classe (selon la table du Manuel des libraires de Brunet, améliorée par Guy Parguez et Elizabeth Coulouma).

Niveau 4 : notice de rétroconversion corrigée sur catalogue

La correction s'est effectuée sans recours au document, éventuellement à distance, par comparaison avec le fichier initial et avec des sources extérieures : bibliographies, fichier informatisé.

Niveau 5: notice corrigée sur l'exemplaire

Que son origine soit le repérage ou la conversion, ou même la production directe, cette notice a rang de notice « scientifique » ; elle a nécessité l'intervention d'un spécialiste, soit au cours d'un travail systématique (catalogage d'un fonds), soit au cours d'un programme particulier (travail par balayage). La notice « abrégée » (short-title) est une variante de celle-ci, à fin de publication, par exemple.

Niveau 6 : notice complexe

Notice scientifique complétée d'éléments « pointus », par exemple au moment de l'établissement d'une bibliographie spécialisée, d'un catalogue thématique.

Pour regrouper des notices de différents niveaux sans être pour autant un « fourre-tout », une telle base doit avoir une double exigence : d'une part, les notices doivent être explicitement hiérarchisées, et le niveau de chacune déclaré avec clarté ; d'autre part, cette base doit être dynamique, c'est-à-dire avoir pour objet de faire évoluer vers le haut les notices élémentaires.

Le croisement des deux analyses précédentes permet de mieux apprécier ce que pourraient être les réponses immédiates, prioritaires, et de dégager les options de développement de la base.

La figure 1 fait apparaître un certain nombre d'évidences. La première : plus une notice est complexe, c'est-à-dire coûteuse en terme de temps de fabrication, de stockage et de probabilité d'interrogation, plus sa base d'utilisation est réduite. La seconde : le nombre de personnes intéressées par cette base croit en raison du nombre de notices proposé, et non en raison de leur complexité.

Enfin, ceci ne signifie pas que le profil le plus bas soit satisfaisant à terme : l'espace supérieur à la courbe du nécessaire fait apparaître une vaste zone qu'on pourrait appeler du « désir bibliographique » des utilisateurs non professionnels, mais ce désir sera d'autant plus vivace qu'il sera relevé par une masse de notices élémentaires, appelant comparaison, analyse, complétude.

A partir de ces éléments ébauchés à grands traits, peut-on envisager une ébauche de stratégie ?

Ebauche stratégique

Une stratégie en ce domaine ne peut se définir qu'à plusieurs. Les lignes qui suivent balbutient des hypothèses d'école. Essayons cependant de rassembler les ingrédients nécessaires à la réussite, en envisageant tour à tour les partenaires possibles, les modalités de fonctionnement, particulièrement d'évolution, et l'architecture d'un réseau « livres anciens ».

Des partenaires en nombre

Ils sont nombreux, divers et, sans stratégie, leur démarche peut demeurer, sinon contradictoire, du moins indéfiniment parallèle :
- la Direction du livre est prête à s'engager dans une politique d'aide à la conversion rétrospective du catalogue de 15 à 20 bibliothèques municipales
- production de notice niveau 2 ; elle peut lier son aide financière à la définition, avec les parties intéressées, d'un programme de travail commun ;
- les grands établissements comme la Bibliothèque nationale, dont les équipes spécialisées produisent des notices scientifiques de niveau 5 et 6, peuvent, grâce à ces équipes, lancer, avec des collaborations extérieures, des projets de catalogues spécialisés ;
- les grandes bibliothèques de région, comme les bibliothèques municipales de Lyon, Bordeaux, Grenoble, Besançon, Nantes, Dijon, Nancy... qui bénéficient d'une aide à la conversion, pourraient, au terme d'une convention, produire des notices améliorées de niveau 2 à 4 et 5, et participer à des programmes régionaux, voire nationaux de catalogues - ou les impulser ;
- les bibliothèques contrôlées, par elles-mêmes ou au terme de missions régionales, d'inventaires impulsés par les agences de coopération, peuvent fournir une base locale d'un grand nombre de notices de niveau 1, véritable mine pour les équipes spécialisées régionales ou nationales ;
- les libraires, qui, au travers de leurs catalogues de vente, recensent des milliers d'ouvrages anciens et sont sans doute les plus importants catalogueurs du royaume (des beaux livres), s'organisent, pour certains, autour d'un réseau télématique ;
- des équipes de recherche, certaines déjà constituées autour de programmes « histoire du livre » *, dont les grandes compétences seraient mieux employées à des programmes de catalogues scientifiques qu'à la mise au point de logiciels ou de formats ;
- et la Bibliothèque de France... : l'établissement constructeur peut intervenir sur deux plans au cours des cinq années de son existence, d'une part par un engagement financier dans la politique de conversion initiée par la Direction du livre et de la lecture, d'autre part par une réflexion approfondie sur le rôle des équipes de recherche abritées et soutenues par la future Bibliothèque.

Modalités de fonctionnement

Deux schémas (cf. fig. 2) peuvent donner une idée du fonctionnement et surtout de l'évolution de la base. Quelle que soit l'origine des notices, notices de repérage des petites collections, notices de conversion des grandes bibliothèques, notices issues des bases étrangères, il est nécessaire que le versement dans la « base de référence » - qui pourrait être abritée par la future Bibliothèque de France - fasse l'objet d'un contrôle préalable, d'une sorte d'homologation par des équipes spécialisées, en région - surtout pour les réservoirs 1 et 2, mais aussi pour les réservoirs 3, chaque fois que ceux-ci seraient sollicités positivement - ou auprès de l'établissement « hôte ».

Ces équipes assurant l'évolution vers le haut des notices peuvent être composées de bibliothécaires (ceux de bibliothèques municipales classées liées par convention au moment de la conversion, tout d'abord) associés à d'autres spécialistes, universitaires, chercheurs, étudiants-chercheurs, au sein de programmes de recherche ou de catalogage, par exemple le catalogue collectif des éditions du XVIe siècle. Des conventions DLL, Bibliothèque de France, CNRS, Université pourraient être envisagées...

Une architecture à grands traits

Ce qui est recherché ici, c'est un système qui s'alimente du haut et du bas (cf. fig. 3) et qui permet d'assurer deux missions complémentaires indispensables: repérer, protéger, sauvegarder un patrimoine dispersé en péril en parant au plus pressé, mais aussi analyser, décrire, assurer la connaissance scientifique de ce patrimoine. Ce ne doit surtout pas être un système centralisé mais un système qui met en relation d'interdépendance et de complémentarité une base nationale tirant vers le haut les matériaux divers fournis à tous les degrés du système et des bases régionales rassemblant « sur le terrain » tout ce qui est disponible, incitant au repérage et à la signalisation (des attrape-tout, y compris des collections privées, des exemplaires décrits sur des catalogues de vente, etc.), utilisant la base de référence pour enrichir les notices locales par pompage, fournissant en échange à cette base de référence des notices de bonne qualité qui lui permettent de se développer.

Tout ce qui précède n'est certes qu'une esquisse : mais au moment où l'on remet sur le chantier un vaste projet de catalogue collectif national, il parait opportun de rappeler que l'information bibliographique concerne aussi les livres anciens, et que ces derniers - même complexes, même spécifiques - ont leur place dans les grands schémas élaborés.

Les chances de réussite d'une telle « mise en réseau » de l'information bibliographique « livres anciens » seront d'autant plus grandes que le partage des tâches sera équitable et que chacun aura la possibilité - non seulement l'impression - de recevoir autant qu'il donne. Charité bien ordonnée...

Novembre 1990

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Figure 1 - Options de développement de la base

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Figure 2 - Évolution de la base

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Figure 3 - Architecture de la base

  1. (retour)↑  IRHT, section de l'humanisme, Montpellier, équipe du Professeur Dulac, etc.