De la créativite en documentation
Autres perspectives pour la formation
Jean Michel
Pour arriver à maîtriser l'invasion informationnelle croissante et utiliser au maximum le potentiel technologique, il faudrait changer la mentalité tant du professionnel de la documentation que du simple utilisateur et cesser de fonctionner sur le déterminisme documentaire du XIXe. Il faudrait, entre autres, avoir une politique nationale en matière de documentation et d'information, changer les pratiques documentaires en déclenchant de véritables processus de créativité et d'innovation, privilégier le travail en groupe et la mobilité sous toutes ses formes (géographique, linguistique, culturelle...), instaurer de nouvelles relations dans l'entreprise, donner une formation moins instrumentale, concevoir une autre intégration de l'outil dans les démarches documentaires...
To master with success the increase of information and to use the technologies at the maximum, the librarians and the users would have to change their minds and stop acting according to the XIXth century determinism. It would be necessary to have a national policy in documentation and information, to change documentary practices, facilitating a real creativeness and innovation, to favour group work and all kinds of mobilities (geographic, linguistic, cultural...), to establish new relationship into the firm, to give a more reflective training, to give another place at the technology.
On constate chaque jour davantage le rôle déterminant de l'information dans la société contemporaine, tant dans la vie professionnelle que dans la vie quotidienne des individus. Les outils de communication deviennent des moteurs puissants - et parfois inquiétants - de l'évolution des idées. Les sources d'information et de documentation se multiplient à profusion : elles se croisent, s'interpénètrent, s'inter-connectent, se complètent et se contredisent. Les supports d'information se diversifient et s'intègrent de plus en plus dans les fonctionnements, procédures, systèmes ou outils des entreprises et des individus. Toujours plus spécialisé mais aussi de plus en plus international, le monde de l'information devient extrêmement complexe à maîtriser dans sa globalité et tout un chacun est désormais confronté à un « hyperchoix informationnel » quelque peu déroutant.
Changer les mentalités
Face à cette prodigieuse et rapide évolution des systèmes d'information, il faut bien en effet constater que les mentalités n'ont pas suivi, à l'exception de quelques avant-gardistes perspicaces. Les hommes n'ont manifestement pas été préparés à vivre avec cette nouvelle réalité d'une multidimensionnalité et d'une infinitude des ressources d'information et de documentation. Le professionnel, comme le simple citoyen, est loin de pouvoir imaginer l'immensité des moyens d'information mis à sa disposition. Il est loin de pouvoir maîtriser les outils et les procédures qui lui permettraient d'avoir prise sur cette abondance et cette complexité qu'est l'information moderne.
En schématisant grossièrement, on peut considérer que les attitudes et pratiques face à l'information et à la documentation restent fondamentalement déterminées par les conceptions qui ont prévalu dans les siècles précédents, notamment par celles qui ont culminé à la fin du XIXe siècle, avec la mise en place progressive des grands systèmes documentaires nationaux en Europe. Les images mentales relatives à l'information et à la documentation sont profondément marquées par ces grands modèles classiques que sont le support livre, le système bibliothèque et l'outil notice bibliographique, auxquels viennent s'ajouter, par nécessité et en contrepoint, des représentations plus empiriques d'une communication informelle, immédiate, spontanée, apte à résoudre tout problème sérieux d'information.
Ne faut-il pas aujourd'hui repenser les pratiques de documentation - celles du professionnel de ce domaine, comme celles de l'individu « utilisateur » - de façon à pouvoir mieux prendre en compte les changements importants dans les systèmes d'information ? Ne faut-il pas aussi repenser les démarches de sensibilisation de formation en amont des pratiques documentaires, de façon à préparer au mieux les hommes à maîtriser l'ensemble des ressources à leur disposition ?
L'approche retenue dans la présente proposition articule délibérément deux perspectives : l'une prend en compte les préoccupations du professionnel de la documentation, l'autre les démarches de l'individu qui cherche à s'informer, c'est-à-dire l'« utilisateur » de systèmes d'information et de documentation. Il y a en effet continuité entre chacune de ces perspectives en raison de la nature même de l'information. S'il est généralement difficile à un individu de s'envoler et, donc, s'il doit impérativement faire appel à un professionnel de l'aviation (constructeur d'avion, compagnie aérienne, pilote...), il ne lui sera pas fondamentalement difficile de s'informer ni de se documenter. Tout au mieux sera-t-il plus efficace s'il fait appel à un spécialiste pour trouver des réponses plus pertinentes à sa demande d'information. Par ailleurs, la démarche de recherche d'information et de documentation est intrinsèquement liée à l'aptitude de l'homme à penser, à émettre des idées, à élaborer de nouveaux concepts. Cette réalité incontournable implique donc une analyse du processus d'information et de documentation qui soit indépendante de tout clivage de type « professionnel/utilisateur » ou « producteur/consommateur ».On peut, du reste, émettre l'hypothèse que le malaise actuellement perçu par rapport aux produits et services modernes d'information tient sans doute à cette coupure peut-être trop artificielle entre « professionnels » et « utilisateurs ».
Nouvelles données
Quelles raisons peut-on invoquer pour justifier l'introduction de nouvelles démarches ou approches relatives à l'information et à la documentation ? Quels constats peut-on faire qui conduisent à une remise en cause des pratiques documentaires et à un questionnement des formations correspondantes ?
Le monde de l'information et de la documentation est en complète transformation. Cela se manifeste d'abord par un accroissement prodigieux des ressources d'information et de documentation, une multiplicité des sources, une diversité accrue des supports, un éclatement à l'infini des systèmes et des outils d'information. Conséquence immédiate de ce constat : qui peut vraiment prétendre aujourd'hui pouvoir maîtriser la totalité de cette ressource ? N'est-on pas tenté, par exemple, de vouloir créer de très gros dispositifs nationaux ou internationaux pour absorber cette multiplicité-diversité ? Ou, à l'inverse, ne risque-t-on pas d'être séduit par l'idée que seul le fractionnement à l'infini des unités documentaires peut permettre d'absorber le trop plein de « variété » ? Pour l'heure, personne ne sait vraiment définir avec certitude la ou les solutions structurelles appropriées.
L'internationalisation croissante des échanges d'information et de documentation dans le cadre d'une mondialisation des économies vient compliquer cette réalité de l'hyper choix documentaire. Plus que jamais doivent être posées les questions des flux transfrontières de données, des accès multi-linguistiques à l'information et surtout des différences culturelles d'interprétation des signifiants documentaires. De ce point de vue, il faut malheureusement constater que les comportements des professionnels comme ceux des utilisateurs des systèmes d'information restent très largement conditionnés par des modes de pensée monoculturels et monolinguistiques.
Les techniques nouvelles, et plus particulièrement celle de l'information et de la communication, sont devenues très présentes dans la société contemporaine. Les nouveaux rapports de l'homme à la technique, ou plus exactement aux outils techniques, modifient en profondeur les conditions de travail et de vie et il n'est plus possible d'ignorer cette dimension technologique dans la conception, la gestion ou l'utilisation des systèmes d'information. Or, d'une certaine façon, on peut craindre que la technologie ne se soit développée plus vite que les mentalités des hommes. En d'autres termes, et pour schématiser, on peut se demander si bases et banques de données, systèmes d'archivage électronique et autres dispositifs technologiques nouveaux (CD-ROM, Minitel, hypertexte,...) sont bien conçus et utilisés avec le maximum des potentialités permises !...
La prise de conscience des coûts de l'information et de la documentation constitue un autre facteur important de changement. Si pendant longtemps bibliothèques et centres de documentation ont pu se développer en l'absence de toute contrainte de nature économique, cela est devenu et devient de moins en moins vrai. Nombre de services et produits d'information se facturent, et parfois fort cher. Quant au coût de la non-information, certaines entreprises commencent à en percevoir la douloureuse importance.
Le développement, dans les organisations, de nouvelles préoccupations telles que la recherche de la qualité, l'expression des salariés ou le travail de groupe et le double souci d'améliorer la formation des hommes et de disposer de procédures d'information et de communication efficaces conduisent aujourd'hui les sociétés, entreprises et administrations à s'interroger sur le bien fondé de structures et d'outils de documentation qui paraissent bien souvent isolés, peu centrés sur les vrais besoins, et pas toujours efficaces. Une image plutôt négative est ainsi attachée à ces unités qui doivent dès lors justifier leur existence et prouver qu'elles contribuent à la compétitivité générale de l'entreprise.
C'est donc dans un contexte de forte perturbation que se posent aujourd'hui la question de la redéfinition des pratiques d'information et de documentation et celle, corrélative, de la formation des hommes à la maîtrise des systèmes d'information.
Elargir la vision de l'utilisateur
Comment l'individu aborde-t-il sa propre recherche d'information et le traitement de sa documentation ? Comment est-il préparé à manœuvrer, à évoluer dans l'immense labyrinthe de l'information ?
Définir son problème
Prenons, pour simplifier le propos, le cas d'un jeune étudiant fréquentant une école d'ingénieurs - on pourrait tout autant explorer la situation d'un professionnel de 35 ans ou 60 ans. Premier constat : sauf s'il est un chercheur, déjà « rat de bibliothèque », l'individu en question a rarement mis les pieds dans une unité de documentation et n'a manifestement pas reçu dans sa formation antérieure une quelconque initiation au bon usage des outils et ressources de la documentation, ce qui a l'avantage de permettre l'ouverture d'esprit, la candeur de comportement et la flexibilité intellectuelle. Par contre, l'inconvénient majeur réside dans l'absence de méthodologie de questionnement du système informationnel.
La formalisation de la demande apparaît très vite comme le point faible du processus. Savoir définir son problème d'information, cela ne semble pas, à l'évidence, être chose facile. La tentation est alors grande de renvoyer cet ignorant aux fichiers et autres outils documentaires, comme s'il allait de soi que ces instruments opéreraient par eux-mêmes la clarification dans la tête de l'individu. Or, toute bonne recherche d'information ou de documentation devrait impérativement commencer par une confrontation avec une page blanche. Les techniques dites de mind-mapping 1 qui se développent ici ou là sont à cet égard très utiles. Au fond, quand on cherche des documents, c'est bien pour compléter (confirmer ou infirmer) une connaissance déjà acquise : alors n'est-il pas préalablement nécessaire de bien identifier où sont les vides et les pleins de ses connaissances ?
Choisir les sources
A supposer que la question se précise, que l'esprit voit enfin clair dans son besoin, on se trouve vite confronté à une autre difficulté, celle de savoir vers quelle source se diriger. Quel outil utiliser ? Quel centre visiter ? Quelles alternatives choisir ? Il est frappant de constater à quel point, à ce stade-là du processus, s'introduisent de mutilantes limitations. L'utilisateur - demandeur d'information en documentation - se laisse abuser par l'apparence d'une réponse immédiate et satisfaisante fournie par le premier dispositif choisi sans s'être véritablement posé la question de savoir ce que représentait la réponse particulière par rapport à l'ensemble des possibles. On reste bien souvent obnubilé par la partie émergée de l'iceberg documentaire alors que beaucoup d'autres ressources existent, mais cachées.
La démarche d'accès à l'information ou au document se poursuit malgré tout à travers un dialogue, une communication avec les médiateurs que sont les bibliothécaires, documentalistes, fichiers, bases de données et autres outils documentaires. Mais, là encore, l'individu n'utilise qu'un faible pourcentage du total des potentialités que représentent ces médiateurs. La communication ne passe pas, ou mal, et cela pour de nombreuses raisons qui tiennent à des incompréhensions sur les rôles de chacun ou à une absence de formation du professionnel de l'information, comme de l'individu utilisateur, formation qui permettrait de mieux gérer cet indispensable interface.
Evaluer, stocker, retrouver
Arrivé à ce point de son processus d'accès à l'information et au document, l'individu n'en est pas pour autant au bout de ses peines. Il va devoir entrer dans le contenu même de la chose écrite ou lue ; il va devoir évaluer, porter un jugement, établir des relations. Or cette phase clé du processus reste la plus secrète et la moins bien appréhendée par les systèmes d'information. Si l'on est aujourd'hui amené à parler de plus en plus de services d'information à haute valeur ajoutée, de services de consolidation de l'information ou encore de structures de veille informative, c'est que l'existence des seuls instruments de mise à disposition de l'information et des documents ne suffisent plus. Et, de ce point de vue, l'individu utilisateur n'est guère mieux armé que le professionnel pour digérer cette information nouvelle et en tirer le meilleur profit.
Enfin, il aura à mettre quelque part ce qu'il a difficilement acquis. Il aura à archiver du document ou à mettre quelques références dans sa base de données personnelle ou ses fichiers. Son problème sera alors de pouvoir retrouver, au moment où il en aura besoin, ce qu'il a stocké dans un coin de ses mémoires centrales ou périphériques. S'il est un futur ingénieur, il aura également à intégrer ses acquis documentaires dans un travail de mémoire personnel. Il aura, peut-être aussi, à préparer une communication, à déposer un brevet ou à se protéger d'un éventuel espion.
Cette longue liste de préoccupations montre en tout cas que la formation de l'individu utilisateur est particulièrement complexe et qu'elle ne saurait se limiter au seul apprentissage des règles de fonctionnement d'une bibliothèque ou des dispositions de catalogage qui président à l'établissement des fiches à consulter.
Si l'on considère que, lors de chacune des étapes précédemment mentionnées, l'individu n'utilise que 10 % des potentialités mises à sa disposition, on parviendra en bout de chaîne - soit après cinq étapes du processus d'information - à la mobilisation de seulement un cent millième (1/100000) du potentiel global. C'est dire s'il faut travailler fort pour ne pas se laisser distancer par rapport à ceux qui savent véritablement manier les systèmes d'information - pensons aux collègues japonais - et s'il faut surtout éviter de travailler sur les mauvaises pistes. Ne cherchons pas à transformer l'utilisateur en un apprenti bibliothécaire. Ne le traumatisons pas avec les règles plus ou moins arbitraires de description des items documentaires. Ne lui faisons pas perdre de temps avec ces procédures en cascade qui conduisent à donner le document recherché (original ou photocopie) après un véritable parcours du combattant.
A l'inverse, essayons dès l'école primaire, mais aussi dans les collèges, les lycées, les universités ou grandes écoles, ainsi que dans les bibliothèques et les centres de documentation, d'introduire de nouvelles représentations, conceptions et pratiques de l'information et de la documentation qui permettraient à l'utilisateur d'être efficace, performant, et d'atteindre au moins 50 % du potentiel disponible, plutôt que d'être excellent et conforme aux normes et aux règlements pour 1/100 000 de ce même potentiel.
Propositions
Quelques solutions peuvent être proposées. Certaines ont été mises en pratique dans des unités documentaires, en particulier dans les grandes écoles françaises d'ingénieurs et de gestion. Elles s'appuient notamment sur la nécessité d'un travail méthodologique, lui-même basé sur les démarches dites de résolution de problème : savoir, par exemple, poser correctement un problème d'information et de documentation ; savoir prendre conscience et évaluer les contraintes qui limiteront forcément la recherche d'information, savoir élargir le champ de vision des possibles ; savoir choisir, trier, sélectionner ce qui est pertinent, intéressant, utile. Ainsi est-il intéressant, avant que l'élève ou l'étudiant ne fouille dans un fichier ou pianote sur un terminal télématique, de lui faire définir son problème d'information sur une feuille de papier ou un tableau.
Une autre tactique consiste à privilégier le travail de groupe dans la recherche d'information ou de documentation. Avec un peu d'expérience, on constate qu'un groupe d'individus travaillant méthodiquement sur la base de techniques de groupe est capable d'explorer de façon tout à fait performante tous les possibles d'un problème d'information. A la limite, un groupe peut résoudre un problème d'information sans quasiment faire appel aux réservoirs formalisés d'information et de documents.
On peut également promouvoir des démarches qui privilégient la prolifération associative des idées. Plutôt que d'enfermer l'individu utilisateur dans le respect de codes ou de procédures - la grande équation documentaire booléenne tant prisée des manipulateurs-formateurs des centres serveurs ou producteurs de bases de données -, sachons le laisser proliférer, tester la machine, explorer un continent inconnu plutôt que suivre les avenues bien tracées d'un territoire documentaire limité. Vue du côté de l'individu utilisateur, cette approche créative de la documentation se prolonge dans et par les pratiques d'ouverture que sont l'appel à des sources multiples, le recours à des différences linguistiques ou culturelles, l'utilisation de divers médias, en d'autres termes le refus d'un certain monolithisme documentaire traditionnel.
Quant au traitement et à la consolidation de l'information ainsi qu'à l'intégration de la documentation dans le processus personnel d'apprentissage ou de développement de l'individu, il peut s'avérer intéressant, en termes de formation, de proposer des dispositifs de production de feed-back et notamment d'élaboration de synthèses qui permettent à l'élève ou à l'étudiant d'exercer son sens critique, de mettre en œuvre des aptitudes à la sélection et à la structuration de la pertinence et de communiquer, par écrit, oralement ou par des moyens audiovisuels, l'essentiel de sa propre découverte informationnelle ou documentaire.
Nouvelles approches pour le professionnel
Les carrières de la documentation se diversifient de plus en plus, les outils professionnels se multiplient, les structures documentaires évoluent aujourd'hui rapidement. Mais quelque part semble apparaître un certain malaise de nature existentielle : un professionnel de la documentation est-il aujourd'hui bien reconnu dans la société moderne ? Son utilité sociale, économique, culturelle est-elle bien perçue ? Des débats internes à la profession opposent - cela n'est pas original - les tenants d'un certain conservatisme à ceux du modernisme technologique. Les responsables de structures de formation s'interrogent sur l'avenir de celles-ci et proposent de nouveaux cycles de formation pour mieux anticiper (suivre) les besoins des entreprises ou organisations embauchant des professionnels de l'information.
Mais au fond est-ce bien au niveau des métiers eux-mêmes que se situent le problème et le mal-être ? N'y a-t-il pas d'autres raisons, tenant notamment aux difficultés d'exercer ces métiers déjà anciens dans un nouvel environnement plus complexe et plus exigeant ? Le professionnel de l'information est, comme l'individu utilisateur, confronté à l'hyper-choix documentaire. On peut même affirmer qu'il est bien souvent complètement noyé dans l'océan documentaire. Alors que toutes les pratiques et les formations privilégiaient jusqu'à présent les démarches d'acquisition et de conservation, c'est désormais le concept de sélection-élimination qui devient le véritable déterminant de l'exercice professionnel.
Les représentations mentales semblent, là encore, n'avoir pas bougé aussi vite que la réalité. Beaucoup de professionnels conçoivent toujours leur métier à travers un déterminisme serein qui les conduit à jardiner dans une microscopique totalité bien délimitée par eux, alors que principes d'incertitude, lois de probabilité et ensembles flous seraient plutôt bienvenus pour repenser les termes du métier. Ce déterminisme documentaire, hérité du XIXe siècle « comtien », et fortement identifié dans et par la classification décimale universelle, conduit à penser la documentation comme une opération de tautologie, comme une démarche d'identification du document à lui-même à travers un jeu de descripteurs miroirs plus ou moins déformants. Dans cette perspective, il s'agit principalement de pouvoir retrouver à tout moment ce que l'on a mis sur les étagères de son grenier documentaire. A cette documentation de « retrouvage » (retrieval) s'oppose, et de plus en plus, une documentation d'exploration, de découverte, qui ne préjuge pas de l'existence du continent recherché mais qui, d'indices en hypothèses, permet à l'esprit de vraiment progresser, et de découvrir de nouveaux possibles.
D'autres difficultés d'exercice du métier résident dans les relations humaines et dans la conception même des conditions de travail du spécialiste de l'information. De façon assez étonnante, ce professionnel vit plusieurs types de relations de travail que l'on peut schématiser ainsi :
- d'abord et avant tout une modalité très individualiste d'exercice du métier : le documentaliste est seul face au reste de l'environnement et cela semble le valoriser
- du moins le pense-t-il ;
- parfois ce métier débouche sur une organisation en chaîne de travail, une division socio-professionnelle qui établit de subtiles différences entre certains rouages plutôt bien considérés et d'autres qui le sont moins ;
- conséquence de l'isolement mentionné plus haut, le travail en réseau devient vite le leit-motiv de tout professionnel de l'information normalement constitué: à défaut d'être bien intégrés, verticalement ou horizontalement, dans leur propre milieu d'exercice professionnel, le documentaliste et le bibliothécaire sont ainsi des êtres profondément associatifs ;
- enfin, la dernière relation, et certainement la plus délicate, est celle qui s'établit entre le professionnel de l'information et son client ou son utilisateur. A cet égard, il est frappant de constater combien cette relation reste problématique : de quel utilisateur parle-t-on vraiment ? Quel contrat établit-on avec son utilisateur-client ? Relation de guichetier, d'accoucheur, de gardien de prison ou d'entremetteur ? Relation professionnelle ou relation interpersonnelle ?
Dans d'autres parties de la société, les relations entre les hommes, et notamment les relations de travail, sont en train de changer très rapidement. Les professionnels sont de plus en plus souvent amenés à travailler en groupes pluridisciplinaires. Les différentes composantes professionnelles s'intègrent au tout que constitue l'entreprise et s'interpénètrent. Le concept de réseau constitué d'éléments identiques fait plutôt place à celui de maillage d'entités différenciées et complémentaires. Quant à la relation à l'utilisateur-client, que celui-ci soit interne ou externe à l'entreprise, elle se contractualise de plus en plus, s'établissant sur la base de cahiers des charges ou de contrats négociés et acceptés. D'une certaine façon, on peut craindre que les professionnels de l'information n'aient pas encore inventé les formes de relation qui leur permettraient d'être pleinement intégrés dans l'entreprise et associés à son développement.
Enfin, il faut mettre l'accent sur les problèmes de nature structurelle qui compliquent considérablement la situation des professionnels de l'information. La tentation est grande de penser que le salut ne peut venir que de la mise en place de très grosses structures concentrant telle ou telle fonction en un même lieu. De Tolbiac à Nancy, les exemples ne manquent pas de telles perspectives séduisantes par leur gigantisme et/ou leur performance. Mais, à l'autre bout de l'échelle, le demi-poste de documentaliste de CDI 2 se débat avec ses 1700 élèves collégiens. Le professionnel de l'information qui travaille dans sa toute petite unité, dans l'entreprise, n'est guère mieux loti. Alors, entre les grosses machines qui par leur nature même ne peuvent pas satisfaire les besoins trop diversifiés de clientèles éparpillées sur tout le territoire et les micro-unités forcément très fragiles, est-il possible de déterminer des structures qui rendraient un meilleur service à un coût acceptable ?
Toutes ces questions peuvent trouver des éléments de réponse dans la formation des hommes, dans la formation des professionnels de l'information, mais pas seulement dans la formation : il serait à cet égard urgent de s'interroger sur l'absence de politique nationale en matière d'information et de documentation et sur les conséquences des « destructions » de certains outils et structures ayant pourtant parfaitement démontré leur efficacité.
Pour revenir à la formation des professionnels de l'information et de la documentation, disons que ce qui manque le plus c'est peut-être la créativité, la capacité à inventer de nouveaux possibles, l'innovation, au sens fort et complet du terme, en matière de dispositifs et pratiques documentaires. La formation, à l'image de ce qui a été dit pour l'exercice professionnel, reste marquée par cette perspective de la reproduction tautologique. La révolution technologique n'a, du reste, rien changé à cette perspective et l'a peut-être même amplifiée. La formation des professionnels se détermine trop par rapport aux outils que ceux-ci auront à manipuler. Elle est de nature instrumentale alors qu'on l'attendait sur le terrain des concepts et des démarches relatifs au processus global d'information.
Un programme ambitieux
Dans cette perspective tautologique et instrumentale, la formation des professionnels ne peut amener ceux-ci à innover, à proposer de nouvelles approches de traitement de l'information, de découverte des multiples alternatives, de conception d'autres systèmes de relations interpersonnelles et interprofessionnelles. Pour arriver à cet objectif, il conviendrait de mettre délibérément l'accent dans les contenus de formation sur ce qui relève de l'apprentissage des méthodologies de résolution de problèmes, de conception de produits, d'analyse de systèmes, de la communication et de la créativité.
De même serait-il souhaitable de placer le futur professionnel de l'information dans un contexte non scolaire, de lui faire prendre conscience de la réelle complexité de son futur métier, de l'inciter à découvrir d'autres horizons. La formation devrait impérativement privilégier toute formes de mobilité, géographique, linguistique, culturelle, intra et inter-professionnelles.
Quant aux pratiques pédagogiques, il serait judicieux qu'elles favorisent autant que possible le vrai travail de groupe autour de vrais projets. Elles pourraient aussi prévoir des travaux en coopération avec des étudiants de différentes écoles ou universités de disciplines différentes.
Il serait également très utile de poser aux étudiants des questions pertinentes et ouvertes qui puissent déclencher de véritables processus d'innovation. Ainsi, plutôt qu'exercer l'étudiant à reproduire à satiété les modèles canoniques de catalogage ou de constitution de thésaurus, serait-il préférable de les amener à s'interroger sur les mécanismes d'information chez l'individu moyen et à imaginer les dispositifs appropriés permettant d'aider cet utilisateur dans sa quête d'information.
Enfin, et cela va peut-être de soi, ce futur professionnel de l'information devrait d'abord et avant tout être un utilisateur hors pair des systèmes d'information. Avant d'être lui-même producteur de systèmes d'information, ce professionnel devrait être un expert dans la manipulation des sources et ressources disponibles. L'examen même d'entrée dans une école de documentalistes pourrait du reste être basé en grande partie sur cette compétence (sorte de prérequis). Les premières semaines passées dans cette école devraient voir les étudiants jongler avec toutes sortes de systèmes, découvrir les potentialités de telle ou telle base de données, sortir le maximum de références pertinentes d'un vaste ensemble d'outils documentaires et commencer à établir des comparaisons, à évaluer, à critiquer les réponses apportées par les systèmes d'information. Un examen de fin de premier trimestre devrait notamment permettre d'apprécier la capacité du futur professionnel à véritablement maîtriser les systèmes d'information en tant qu'utilisateur très averti.
Inventer de nouvelles approches de la documentation, imaginer et implanter de nouvelles relations professionnelles dans l'entreprise pour mieux maîtriser la ressource information, créer de nouveaux produits ou services qui ne soient pas la stricte continuation des pratiques héritées d'un autre siècle, concevoir une autre intégration de l'outil et de la technologie dans les démarches professionnelles de la documentation, enfin innover dans la formation tant des spécialistes de l'information que des individus utilisateurs des systèmes d'information, telles pourraient être les grandes lignes d'un programme national ambitieux pour les années 90.
La créativité est de plus en plus au coeur des processus de compétitivité. Largement stimulée dans les milieux industriels confrontés à la concurrence internationale, elle s'introduit désormais aussi dans les organisations de nature tertiaire et commence à toucher le monde de la documentation. Des approches créatives commencent par exemple à être enseignées dans telle ou telle école de documentalistes ou dans tel ou tel IUT 3. Les organisations professionnelles spécialisées inscrivent cette préoccupation dans leurs programmes de formation continue.
Osons imaginer ce que pourraient être dans le monde de la documentation la transposition d'innovations telles que la carte orange, le télécopieur, la carte à puces, les aliments surgelés, les SICAV monétaires de capitalisation, les emplois du temps flexibles, les fibres de carbone ou le secrétariat sans papier.
Osons valoriser les compétences créatives des spécialistes de l'information et stimuler l'apparition de démarches heuristiques originales chez les utilisateurs des systèmes d'information. Osons remettre en cause ce qui, dans les formations existantes, constitue autant de freins à l'innovation et proposer toutes formes de programmes et de pédagogies permettant de faire passer le spécialiste de l'information d'un rôle de technicien, laborieux exécutant de procédures figées, à celui d'acteur de changement, d'informateur ou mieux « d'inform-acteur » sachant s'adapter à des contextes changeants et apporter des réponses pertinentes et efficaces aux besoins d'information et de documentation des hommes et de la société.
Juillet 1990