Lire, acte complexe et fondamental
Anne-Marie Filiole
Un colloque 1 aux allures de séminaire, réflexion partenariale entre agents culturels et théoriciens de la lecture qui prennent en compte un vrai lecteur, sujet psychologique, social et culturel trop souvent écarté des discours sur les valeurs littéraires ou les mécanismes de construction du sens supposés partagés par tous. Une volonté expresse d'articuler théories et pratiques pour parvenir à un consensus sur des actions communes pouvant favoriser l'approche et la pratique de la lecture auprès de lecteurs qui s'ignorent.
La lecture difficile
Colloque urgent s'il en était. Les années 80 ont engendré une sourde inquiétude : le spectre de l'illettrisme hante la France dans une série de rapports catastrophiques, les médias tracent complaisamment l'enfer quotidien vécu par les exclus de la connaissance, les chiffres émeuvent et persécutent les « classes cultivées » : 10 à 20 % des Français seraient illettrés, 21,8 % des adultes auraient des problèmes d'écriture ou de lecture, plus de 50 % maîtriseraient mal la pensée abstraite 2... Déjà très à la mode sociologiquement, le lecteur nuancé maintenant de « faible » ou de « mauvais » - quand il ne devient pas simplement non-lecteur - est l'objet de tous les discours et hante bibliothécaires et enseignants. Mais qui est-il ? Pourquoi veut-on qu'il lise ? Selon quel processus ?.. Veut-on qu'il lise plus ? Mieux ?..
Personne n'a la même histoire individuelle. Pour certains, l'écrit est constamment présent dans la vie familiale et professionnelle, pour d'autres, il n'intervient qu'exceptionnellement dans le quotidien, à l'occasion d'une activité pratique, sans pour autant accorder un statut de lecteur à celui qui l'utilise. Les « non-lecteurs » sont souvent des lecteurs illégitimés dont le système de valeurs diffère de celui des lettrés, qui lisent autre chose et autrement. Mais l'image négative qu'ils ont d'eux-mêmes, leurs pratiques de lecture rarement valorisées, leur rejet scolaire vécu comme constitutif des échecs sociaux et familiaux, leur incapacité à nommer les acquis sont autant de facteurs qui contribuent à engendrer mutisme, dissimulation et isolement.
Lire est un acte complexe. Lire n'est pas seulement savoir lire, mais utiliser des compétences culturelles plus générales qui font appel à des savoirs capitalisés depuis l'enfance. L'apprentissage de la lecture n'est pas l'acquisition d'une compétence technique de base, sorte d'outil polyvalent qui ouvrirait magiquement l'accès aux savoirs constitués, gratifiant de surcroît le lecteur d'un plaisir d'esthète. Selon Françoise Sublet 3, cet apprentissage se réalise d'emblée à trois niveaux: l'enfant apprend simultanément à élaborer des significations à partir du code écrit, à traiter des textes dont la longueur, la complexité, le support, le discours et le contexte peuvent varier à l'infini, enfin à construire des conduites et des attitudes culturelles telles que le choix, le repérage ou la modalité de lecture... Ayant évalué ces trois aptitudes par différents tests auprès d'enfants de CM1 et de CM2 4, elle constate que les stratégies varient beaucoup d'un enfant à l'autre car l'un et l'autre n'ont pas forcément les mêmes données, et que compétences de lecture et compétences générales sont très fortement liées.
La lecture ne va donc pas de soi, même si l'on s'en donne les moyens. Affirmer que c'est une pratique accessible à tous équivaut à occulter les conditions historiques de chacun. Il est paradoxal de souhaiter la même appropriation quand les habitudes et les systèmes de références diffèrent des uns aux autres. Or ils diffèrent entre les différents groupes sociaux-culturels, mais aussi à l'intérieur de ces mêmes groupes et jusqu'au sein d'une même famille... La lecture comme fin en soi prônée par les lettrés, conversation intime entre texte et lecteur, communion transcendantale extrayant totalement celui-ci de sa matérialité, est un privilège réservé à certains. Le goût de lire et le plaisir qu'il procure ne sont que le parachèvement d'une intériorisation progressive de maîtrises et d'habitus culturels donnés en plus du reste. Cet art de lire où le texte est son propre terme masque trop souvent les lectures qui utilisent l'écrit comme moyen de connaissance. Si la littérature est pour certains signifiant immédiat rendant par définition toute médiation inutile, elle est, au contraire, pour d'autres, de toutes les pratiques culturelles, celle qui nécessite le plus de médiations.
Le paradoxe n'est qu'apparent. Une enquête de Martine Burgos 5 montre combien un texte dit « littéraire » est sujet à interprétations et peut générer de lectures différentes, y compris au sein de groupes relativement homogènes. A l'opposé des autres écrits dont le message est univoque, il est oeuvre ouverte et joue de la polysémie des signes linguistiques, attendant que la lecture sous-tendue par le référentiel propre du lecteur lui donne un sens. L'univers fictionnel est un champ potentiel de lectures qui, grâce à ses structures ambiguës, dialogue avec l'expérience du lecteur (vécu personnel, mémoire collective...). Pour cette même raison, le texte littéraire est un excellent révélateur des structures mentales profondes du lecteur, qu'il libère des contraintes de la réalité et confronte aux grandes questions de l'existence.
Coopération culturelle
Ecoles et bibliothèques, lieux de l'écrit et espaces de (re)socialisation par excellence, restent encore trop souvent symboles des lettres légitimes quand elles devraient s'ouvrir à d'autres valeurs, d'autres visions du monde. Plutôt que de demander à la fois aux élèves d'apprendre à lire, d'avoir de « bonnes lectures » et d'en tirer du plaisir, l'institution scolaire devrait éviter ce double langage et, selon François de Singly 6, permettre, à un moment donné, à chacun, de lire ce qui lui plaît. Elle devrait aussi, ajoute Nicole Robine 7, diffuser le vocabulaire du livre, dire à quoi il sert et apprendre à s'en servir. Jouer constamment sur le rapport lecture/écriture, diversifier les pratiques de lecture et les relier aux autres pratiques sociales...
L'expérience élaborée par une équipe de professeurs de français dans un collège de Vénissieux (banlieue de Lyon) est à ce sujet remarquable. Partant d'un projet précis - l'organisation d'une fête où seront présentés des kiosques de livres -, elle amène sans brusquerie l'élève en situation de lecture. Ni légitimation ni violence culturelle, mais possibilité pour chacun d'avoir un comportement de vrai lecteur et de construire son propre lire. Les élèves vont choisir les livres dans les bouquineries, lieu moyennement lettré, d'ambiance plutôt bonhomme, qui a le mérite de s'insérer dans un réseau anonyme. Pour y accéder, ils traversent des espaces culturels (avec musées, théatres, etc.) marqués symboliquement comme lieux de pouvoir (centre ville...) et échappent au circuit coutumier de l'institution. Ils peuvent flâner, prendre leur temps, demander des explications, discuter le rapport qualité-prix, manipuler les livres sans crainte de les abîmer. En classe, ils font ensuite un travail de repérage, travaillent sur les textes périphériques du livre (couverture, page de titre...), cherchent diverses informations (édition, collection...), explorent de nouveaux outils (catalogues d'éditeurs...), étudient la notion de genre, la typologie du texte, rédigent des notices argumentées en direction d'un public préalablement ciblé... Livres, lecture et écriture se situent alors dans un cadre élargi où l'incitation de la fratrie et la gratification sont grandes : l'élève devient en effet médiateur socioculturel pour ses pairs, ses proches et d'autres adultes, dans une situation où le livre n'est pas étudié en soi mais dans un but précis, où la fête populaire interfère avec l'objet scolaire, plus culturel...
Côté bibliothèques, on pourrait, selon Pierre Meunier 8, exploiter les atouts de l'institution en développant des services personnalisés et en sélectionnant, avec l'aide de spécialistes et des lecteurs eux-mêmes, des ouvrages mieux adaptés, quitte à accueillir Harlequin... Les éditeurs ont, quant à eux, su depuis longtemps rejoindre le public dans son quotidien : il n'est qu'à voir la présentation des romans « populaires ». En revanche, plus les bibliothèques essaient de devenir l'objet culturel qu'elles souhaitent être pour tous, plus elles semblent vouées à l'échec. Le libre-accès qui était une nouvelle étape vers la démocratisation fonctionne souvent à l'insu des lecteurs, la classification adoptée n'étant pas forcément perçue dans sa logique conceptuelle. Dérision : elle l'est par les sujets qui ont déjà acquis cette logique et ne fait donc que renforcer leur autorité culturelle. Pour les autres, elle risque d'engendrer une effroyable angoisse et de les renvoyer vers les circuits souterrains, les relais affectifs qui suppriment le choix - lecture du livre déjà lu et prêté par quelqu'un qu'on connaît -, les kiosques, les supermarchés, la vente par correspondance... Les modalités de choix de lecture subissent la même loi que les modalités de lecture, renvoyant, elles aussi, au capital culturel de chacun. Aucune classification ne peut convenir à tous. Les seuls bons systèmes sont en fait ceux auxquels on est habitué. Et si, en ce cas, suggère Nicole Robine, la bibliothèque offrait les exemplaires d'un même ouvrage à des endroits différents ?
Accompagner le lecteur débutant, l'élève moyen, l'adulte ordinaire, « l'homme sans qualité » en somme, pour l'aider à acquérir une certaine familiarité avec les objets culturels et leurs usages, condition sine qua non d'une autonomie et d'une citoyenneté à part entière. Problème multifactoriel, la lecture appelle des analyses et des réponses multi-professionnelles. Il faut décloisonner les corporatismes entre interlocuteurs - bibliothécaires, enseignants, agents sociaux -, travailler avec les associations, obtenir soutien et financement des ministères et des institutions. L'avenir est au partenariat, au collectif, à la convention, au protocole, à la collaboration de tous les acteurs. Multiplions les espaces de coopération, comme a déjà su le faire ce colloque. Profitons des conditions favorables : l'éducation, la lecture et les bibliothèques sont à l'ordre du jour et bénéficient des soins décidément attentifs et soutenus des pouvoirs publics. Aux médiateurs de transformer conjointement leur recherche, leur action, leur formation...
Lire ne se surajoute pas à la vie. C'est un acte fondamental qui permet de connaître et de se connaître, d'écrire et de parler, d'agir enfin. Lire est ouverture, échange, partage, participation à une communauté qui dépasse les limites de l'espace et du temps. Dans ce siècle de foisonnement et d'émiettement culturels, les médiations sont donc plus que jamais nécessaires aux lecteurs dont l'indice de lisibilité est variable, dont les références divergent et qui manquent, de plus en plus, d'un corpus de base commun.